Thomas, 24 ans,
SDF à Rouen : 
« Je ne veux pas 
crever dehors »

Thomas est SDF depuis 2014.
Il raconte son quotidien dans les rues
de Rouen, sa vie dans un camp et ses espoirs.

Il est assis au même endroit tous les jours, sous le soleil ou la pluie. Thomas fait partie des sans-abri qui demandent aux passants l'aumône, pour vivre.
À 24 ans, il est dehors depuis trois ans et refuse l'idée "d'y passer toute sa vie". En attendant d'en sortir, il fait la manche, vit dans un camp et cherche du travail.

Croiser, au détour d'une rue passante, un vieux copain de classe est un hasard que nous connaissons tous. Les traits sont familiers, le prénom revient, puis parfois un souvenir, plutôt flou à cause des années qui ont passé. Nous échangeons sur ce que nous sommes devenus. Nos métiers, nos familles, nos vies en somme. 

Nous imaginons - ou espérons - tous que nos anciens camarades ont réussi ou font ce qu'ils aiment. Je remonte d'un pas vif la rue des Carmes, depuis la cathédrale de Rouen, quand la réalité me rattrape. Je reconnais Thomas, assis en tailleur à côté du distributeur de billets d'une banque. Devant lui, un bout de carton :

Bonjour, je suis SDF.

Piteux, je trace ma route. Les questions fusent. "Comment ?" et "pourquoi ?" sont les premières. Nous étions dans la même classe, de la primaire au collège, à Saint-Étienne-du-Rouvray, jusqu'en cinquième. C'était il y a dix ans. J'ai changé d'établissement, nous avons pris des routes différentes. Radicalement différentes.

Je reviens le lendemain. Nous sommes à la mi-octobre. Cette fois-ci, nous parlons. Il me raconte des bribes de sa vie, de son chemin. Ce n'est pas le sans domicile fixe qui parle au journaliste. Juste deux vieilles connaissances qui se retrouvent. Nous n'étions pas amis, de nos 5 à nos 14 ans. "Des copains de classe", définit Thomas.

Je reviens presque tous les jours. Le temps d'une pièce qui tinte, d'une cigarette qui se consume ou d'un café qui refroidit. Thomas n'hésite pas à se livrer sur son parcours fait d'échecs scolaires et professionnels, de condamnations et de poisses. Je lui propose de raconter son histoire, ses déboires et ses espoirs. Il accepte. 

Échecs et prison :
"C'est tout un déroulement"

"Auriez-vous un peu de monnaie ou un ticket resto", demande Thomas aux passants. Il préfère l'écrire que le dire : "Je ne sais pas comment faire, je ne veux pas déranger". (© SL / Normandie-actu)

Il n'a pas tant changé en dix ans. Ses cheveux ont poussé, il compte autant de tatouages que d'années, mais Thomas est resté maigre et très grand. Le coup de pousse qui l'a mené à son mètre 91 lui vaut une grosse scoliose que ses conditions de vie n'arrangent pas. "J'ai pris 20 centimètres quand j'avais 15 ans", sourit-il. 

Les échecs répétés, "c'est de ma faute"

La vie de Thomas a justement commencé à basculer dès l'adolescence. Jambes croisées sur la dalle rouge de la rue des Carmes, il rassemble ses souvenirs pour retracer son parcours. Il a arrêté les cours en quatrième, "pour commencer un pré-apprentissage en boulangerie", à Sotteville-lès-Rouen

L'expérience a tourné court, la faute "à un différend avec le patron". C'est son premier échec professionnel. Le second arrivera deux ans plus tard, après un CAP de fleuriste : "Je ne l'ai pas eu". Après plusieurs mois à chercher un job dans le domaine - et à "glander un peu" - Thomas se réoriente en cuisine.

"Sans surprise", Thomas a raté ce deuxième CAP. "C'est de ma faute, je ne peux m'en prendre qu'à moi-même", lâche-t-il. Il stoppe son récit pour allumer une cigarette, offerte par un passant "navré de ne pas avoir d'argent". 

Thomas juge : "Je ne suis pas une bonne personne"

Le lieu de travail de Thomas, "un peu historique mais surtout avec beaucoup de passage", est stratégique. Il s'y est installé grâce à "un ami de la rue" avec qui il a conclu un accord tacite :

Il y est le matin. Il m'a proposé de prendre l'après-midi.

"Chaque SDF se positionne à des places différentes et selon le quartier, les gens donnent plus ou moins", explique-t-il. Et les places sont chères. "J'ai déjà vu des bastons pour des places, lâche Thomas, c'est le Monopoly". Lui a failli se battre "deux fois, pour une place rue du Gros-Horloge", la rue de la Paix de Rouen.

Sur une grille de Monopoly, Thomas a aussi connu la case prison. Il a fait trois séjours à la maison d'arrêt de Rouen : "Au total, j'y ai passé 15 mois". Il liste les faits pour lesquels il a été condamné : une fois pour des violences, deux fois pour des dégradations. "Garde le détail pour toi", demande-t-il.

"Je ne suis pas une bonne personne", juge Thomas, estimant "toujours avoir eu tendance à aller dans la noirceur de la connerie". Ce verdict énoncé pousse parfois Thomas à se renfermer, lui qui est déjà timide de nature. Quand il se raconte, il s'excuse : "J'ai du mal à m'exprimer, je ne trouve pas les mots".

"Je suis parti dans la rue avec une simple veste"

Les condamnations se sont étalées de ses 21 ans à avril 2017. "C'est tout un déroulement", ponctue Thomas. Sa première peine purgée, il retourne chez son père. Son histoire familiale compte beaucoup dans sa situation actuelle. Les relations sont "fâcheuses", envenimées par l'alcool.

Un matin, il a trouvé son sac préparé dans l'entrée :

Je suis parti dans la rue avec une simple veste.

Sa première nuit sans maison, le jeune homme l'a passée dans la cave de son immeuble de Saint-Étienne-du-Rouvray. "Je ne savais pas où aller, j'avais que dalle à part ma carte d'identité, un briquet et mon paquet de clopes..." Hébergé ensuite chez un ami, il a retrouvé un travail. Le tout "n'a duré qu'un mois".

En prison, "j'ai appris à me débrouiller"

De nouveau à la rue, le jeune adulte retourne en prison. "On a une boule au ventre quand on rentre", se souvient-il. Du couloir menant au quartier des nouveaux arrivants à sa cellule, Thomas refait son parcours carcéral. "Je l'ai plutôt bien vécu par rapport à ce que j'attendais", assure-t-il.

Les séjours répétés de Thomas derrière les barreaux lui ont donné des astuces nécessaires à sa survie dans la rue, "grâce à son instinct". "J'ai appris à me débrouiller tout seul", pose-t-il en évoquant ses petits trucs "pour avoir de l'eau chaude, cantiner du tabac ou fabriquer de l'encre pour se tatouer". 

Entre deux incarcérations, Thomas est "retombé dehors" : "Les foyers, les squats, les canapés chez des amis..." En trois ans, il a connu toutes les étapes de la vie à la rue. Depuis avril (2017) et sa dernière peine, il n'a pas eu d'ennuis avec la justice. Ce qu'une source judiciaire confirme à Normandie-actu

Il le jure, "les conneries c'est fini". Le dimanche 1er octobre était important pour Thomas : "C'était la date de fin de ma dernière mise à l'épreuve". Il a retrouvé une certaine stabilité et une "petite famille" grâce à qui il évite les foyers pour SDF. 

Au camp, il y a "tout ce
qu'il faut... sauf des murs"

Sans toit, Thomas vit désormais dans un camp, improvisé sur les flancs d'une des falaises qui entourent le centre-ville de Rouen, rive droite. (© SL / Normandie-actu)

Depuis sa dernière sortie de prison, Thomas vit dans un camp accroché aux flancs des falaises qui encerclent la rive droite. 

Il était déjà constitué quand Thomas l'a rejoint. Fin novembre, ils sont quatre. Le terrain que la petite bande occupe était une briqueterie. De ce passé industriel ne subsiste qu'une dalle de béton. Et les multiples avertissements qui jalonnent le camp : "Attention, chute de pierres".

La mise en garde est affichée dès la grille d'entrée. Il faut remonter un petit sentier pour parvenir au cœur de l'installation de fortune. Des chiens aboient dès qu'ils flairent âme qui vive. "Ce soir, il y en a 11", compte Thomas. Derrière eux, Anou s'affaire en cuisine. Elle prépare leur gamelle du soir, rituel quotidien.

Un campement toléré par la Ville de Rouen

La jeune femme de 28 ans est arrivée à la mi 2016. "Il n'y avait rien", assure-t-elle. Avec son compagnon, Maël, elle a façonné le lieu. Elle laisse à "Tomtom" le soin de faire le tour du "propriétaire". La parcelle appartient en réalité à la Ville de Rouen, qui "tolère le campement", dit-elle à Normandie-actu, sans tension :

Il n'y a pas de démarche d'expulsion envisagée,
ni de plainte concernant les lieux.

Le terrain est inconstructible, à cause de la falaise, dont le danger n'est pas avéré. "Une étude est en cours, mais il n'y pas de plan d'usage", clôt la mairie. 

"Tout ce que tu vois ici, c'est de la récupération"

Les habitants sont donc "chez eux", tant qu'on les y laisse. Ce qui permet à Thomas, une fois la cuisine passée, d'inviter dans le salon. Robin y est assis dans un canapé en cuir vert kaki. Au-dessus du sofa, de la table basse et des fauteuils, une immense bâche bleue protège l'ensemble des intempéries. 

Thomas fait un tour d'horizon, pointant les meubles du doigt : "Tout ce que tu vois ici, c'est de la récupération".

Prendre soin de soi, un défi quotidien

La bâche abrite aussi le garde-manger, où sont entreposées les denrées que le quatuor accumule, au gré des invendus et des courses que la manche leur autorise. Au-delà de ces parties communes, des tentes sont disséminées sur le terrain, où la nature a repris ses droits. Thomas montre la sienne.

Il rigole quand il dit qu'il a "tout ce qu'il faut ici, sauf les murs". Même le plus rudimentaire a été pensé, ou tenté. Des toilettes sèches trônent au centre du camp, entourées de panneaux d'osier tressé pour une certaine intimité. Au fond du terrain, juste avant une forêt épaisse, la douche a, elle, été un échec. 

Pour se laver, les occupants des lieux comptent sur des associations. La Boussole, dans le quartier de la préfecture, est leur référence. "Ils viennent tous, mais Thomas est très régulier", indique un responsable de l'association. Depuis plus de 30 ans, elle offre "douche, petit-déjeuner, bref, de quoi se poser un moment".

Prendre soin de soi est un vrai défi. "C'est dur d'avoir des vêtements propres, ou de changer de dessous", dit Thomas. Ce que l'on généralise, à La Boussole : 

À la rue, la priorité, c'est où dormir et que manger.
Hygiène et santé passent au second plan.  

Grâce à leur organisation, les habitants du camp peuvent subvenir à leurs premiers besoins, ce qui leur laisse une marge de manœuvre pour s'occuper un peu d'eux. 

"Oui, nous sommes
à la marge"

Depuis la lisière du camp, la vue sur Rouen est imprenable. Thomas connaît par cœur chaque sentier qui mène au terrain. (©SL / Normandie-actu)

"Ce soir, c'est royal ma gueule !" L'enthousiasme d'Anou est communicatif, quand elle dépose sur la table basse du salon un plateau argenté et un petit bol. Sur le premier, une quinzaine de toasts de foie gras sont disposés. Dans le second, des rouleaux de rosette. Le tout vient des invendus, "des poubelles". 

Faire les poubelles et voir "le monde autrement"

L'apéritif amène son lot d'anecdotes. "Si tu voyais tout ce qu'on trouve dans les poubelles", hallucine Thomas. Il raconte ce qu'il assimile à une "roulette russe", parce que le résultat est différent chaque jour. Selon lui, la folie de notre société se retrouve dans nos poubelles : 

On trouve de tout, ils jettent de tout. Quand on fait
les poubelles, on voit le monde autrement.

Tout ce qui sera consommé au camp dans la soirée vient des invendus. Ils les font chacun leur tour. C'est la récupération des produits périmés des grandes surfaces. Ces dernières l'acceptent plus ou moins bien : "On s'est déjà fait asperger au jet en fouillant, dans Rouen, ou vu de la javel sur les poubelles". Ce que la loi interdit.

D'autres supermarchés préparent des sacs de ce qu'ils ne peuvent plus vendre. C'est de là que viennent les ingrédients des endives au jambon que Maël prépare en cuisine. "C'est ma spécialité", dit-il de sa voix rocailleuse. Il ne va pas rester une miette du fruit de leur système D.

Ces fouilles fructueuses les amusent : "Une fois, Maël a retrouvé plusieurs blocs de foie gras encore emballés, ceux que les gens paient 30 euros", se rappelle Anou. "Alors il les a distribués aux petites vieilles devant l'entrée, juste avant Noël", s'esclaffe-t-elle.

"Quand on fait les poubelles, on revient avec de la bouffe pour tout le monde", claque Robin, qui l'assure : "On mange très bien, c'est super bon". Parlant du mauvais œil avec lequel on le regarde, il rigole : "Les gens crachent sur le gâchis, jettent... et crachent sur ceux qui font en sorte de récupérer le gâchis !"

C'est leur première mission. Tout le monde connaît bien son rôle ici, pas besoin de tableau organisationnel pour déterminer les jobs de chacun. "On ne va pas pointer pour savoir qui fait quoi", grogne Anou. "On ne va pas s'enfermer dans quelque chose que nous rejetons", appuie-t-elle en faisant référence "au système". 

"Une fois que tu sors du système, t'es foutu"

La jeune femme est à la rue depuis six ans. L'argent commençait à manquer, elle s'est mise à fouiller dans les poubelles pour manger, malgré un appartement et un travail en boulangerie. Ses collègues l'ont su, leur regard a changé : "T'es très vite stigmatisée". Puis elle a tout perdu : 

T'es soit dans un monde, soit dans l'autre.
Tu peux pas avoir un pied dedans et un autre dehors.
Une fois que tu sors du système, t'es foutu.

Rebelle, Anou l'est de conscience, sans fantasmer son indépendance : "On est comme tout le monde, on a besoin d'argent, on y est dépendant... Sinon, on ne ferait pas la manche". Sur les quatre, Thomas est le seul à vouloir y retourner, dans le système. Ce qui donne lieu à un petit débat idéologique avec son amie. 

- Thomas : "Si t'as pas d'argent, tu vis pas, tu manges pas. Le manque d'argent te pousse à voler. Et si tu voles, tu finis en prison. La rue, ça t'apporte encore plus d'emmerdes qu'avoir une vie normale..."
- Anou : "Mais psychologiquement, tu es plus libre, t'as beaucoup moins d'attaches."
- T. : "Ouais, mais quand tu as ton chez toi..."
- A. : "Toi, t'aimerais bien avoir ton appartement, travailler. Je respecte."
- T. : "Avant la rue j'avais un job, un salaire, j'payais ma piaule... J'étais tranquille."

À 24 ans, Thomas n'a pas encore droit au Revenu de solidarité active. Anou et Maël pourraient y prétendre, ils ne veulent pas. Robin, 21 ans, devrait attendre quatre ans mais refuse : "Je pourrais demander des aides, mais je n'en veux pas, je n'ai pas besoin de tout ça, j'aime pas comment les gens de la rue sont méprisés".

Le sentiment de rejet est fort, résume Anou : "Oui, nous sommes à la marge". Les autres acquiescent, Thomas fait la moue. En attendant d'obtenir la vie qu'il veut, il a bien intégré le fonctionnement du camp, depuis sept mois qu'il y vit. 

Pas de Tomtom sans Nana,
"la compagnie
qu'on ne trouvera pas"

Chaque soir, en rentrant de son après-midi de manche, Thomas prend le même chemin. Sa chienne connaît la route sur le bout des pattes. (©SL / Normandie-actu)

Il y est arrivé dix jours après le 20 avril. Si Thomas connaît la date, c'est parce que c'est "la date de naissance de Nana", sa chienne. Elle le suit partout. Quand il a mis les pieds au camp, une portée venait de naître. Un ami lui a dit : "Tomtom, prends en un et appelle le Nana !" Il a pris le premier chiot qui lui a sauté dessus.

Les chiens, une "putain de partie de notre vie"

Ce que Thomas a fait malgré ses réticences liées à la mort de Snoozi, son premier chien : "J'étais traumatisé". Les chiens font l'unité du camp et de ses habitants. Anou décortique "cette putain de partie de notre vie" en mettant les marmites de nourriture réservées aux chiens sur le feu : 

Les chiens sentent ce que tu as au fond de toi.
Ton chien, c'est plus que ton meilleur ami,
c'est ton troisième oeil. Il voit ce que tu ne vois pas. 

Anou, comme Maël, traverse souvent Rouen avec sa petite meute, sans laisse. Ce qui a le don d'effrayer. Plusieurs plaintes ont d'ailleurs été formulées contre eux, selon la mairie. "J'avais tellement peur qu'on me saisisse mes chiens", se souvient la jeune femme, qui peste : "Si seulement les gens étaient moins cons..."


Pendant qu'Anou remplit d'une large pitance les gamelles des canidés, elle disserte avec Thomas sur l'importance qu'ont leurs chiens au quotidien. Et sur les sacrifices personnels que cela implique, quand on vit dehors : 

- Thomas : "Tous les midis je lui fais un petit truc, là je lui ai donné qu'une portion de 300g, d'habitude c'est deux..."
- Anou : "Putain tu comptes toi, mathématicien sur les bords !" 
- T. : "... Des fois je lui donne 400g, j'achète les Pedigree à 1,91 euro au Super U."
- A. : "Tu vois regarde ! 1,91, c'est pas 90 ou 92... Ah tu vois, on ne les aime pas à moitié nos chiens ! Stérilisés, pucés, vaccinés... Si on met de côté tous les jours, c'est pour quoi à ton avis ?"
- T. : "Je vais pas te mentir, j'ai aucune thune, rien. Mais j'ai payé 94 euros pour la puce et le vaccin : 30 euros la puce, 31,90 le vaccin, il y en avait deux. C'est le plus important, je me suis serré la ceinture, je savais ce que je devais faire."

Les chiens pour éviter "l'autodestruction"

Sa volonté de prendre soin de Nana a poussé Thomas à arrêter de boire "pendant deux mois et demi". Avant, il pouvait boire une vingtaine de canettes en une journée : "Tu as moins faim en buvant beaucoup d'alcool". En prenant conscience de son alcoolisme et de sa "tremblote du matin", Thomas a agi : 

Ma mère était alcoolique. Elle n'est pas devenue 
une loque mais je ne veux pas en être une.
Je ne veux pas crever dehors, me détruire. 

Et Thomas en a vu, des morts, "des gens en mode autodestruction". Il impute ces drames personnels "au manque d'aide de la société". Conscient de sa situation, il tâche de se préserver, de "manger chaud, d'éviter la violence". 

Mais il connaît les chiffres : "L'an dernier, il y a eu 500 morts, pareil en 2015... Cette année ce sera la même, à 25 cadavres près". 

Au 5 décembre 2017, 354 sans-abri sont morts dans la rue en France, selon la liste "non exhaustive" du collectif des Morts de la rue. Dont au moins neuf à Rouen et alentours, âgés de 49 à 71 ans. Le dernier, c'était Yvan*, le 26 novembre 2017.

Ce qui fait remonter la pente glissante de l'alcool à Thomas. En plus de Nana, un autre constat l'a encouragé : "Chaque fois que j'ai fini en prison, c'était à cause de l'alcool, je regrette". Il ne dit pas non à quelques bières, "mais seulement une fois rentré au camp, avec tout le monde". 

Autre facteur facilitant pour le jeune sans-abri : il n'est pas toxicomane. "J'ai vu des gens se piquer, des amis sont morts d'overdose", confie-t-il. Le responsable de La Boussole interrogé confirme, "Thomas n'est pas dans les drogues dites dures".

Toujours par souci d'éviter "l'autodestruction", mais aussi de changer le regard que l'on porte sur lui : 

Les gens se disent : "On te croit pas".
Alors ça démotive, ça décourage et
vous vous abandonnez à l'alcool, la drogue, la violence.

Pour Anou, Maël, Robin et Thomas, les chiens sont leur plus fidèles alliés face aux pièges de la rue. Et ils les gardent en vie, assure Thomas : "Ça nous donne une présence, une compagnie qu'on n'aura pas dans la rue... et le courage de ne pas se foutre en l'air". Il y a déjà pensé : "On a tous des moments de faiblesse". 

Bien entouré mais toujours un peu seul, il n'y pense plus : "Je suis encore jeune". Et il ne veut pas être un de ces vieillards que chante Danakil.

Les chiens, "ça nous responsabilise"

L'impact des chiens est réel, et positif sur leur santé, relance Anou : 

La première fois qu'on a arrêté de boire, avec Maël, c'est qu'on n'avait pas assez pour la bouffe des chiens
et l'alcool. Alors on a arrêté pendant un an et demi ! 

Robin abonde : "Ça nous responsabilise". Il joue avec son chien Psilo, à qui il a enseigné "l'attaque de bisous". Pendant que l'équipe refait le monde, une fois son repas terminé, autour de la table basse, les chiens courent. Balle de caoutchouc déchiquetée entre les crocs, ils réclament un moment de jeu. 

Quelques lancers de balle plus tard, "ça suffit", ordonne Thomas. Dociles, les chiens obéissent. "Un chien, quoique tu fasses, qui que tu sois, il est toujours pareil, contrairement aux humains...", soupire Anou. "Enfin, certains humains."

"Si on te donne,
tu prends avec le cœur ouvert
et tu fermes ta gueule"

Le quatuor compte tout de même sur ces humains. La fraîche nuit passée, ils organisent leur journée. À 9h, Anou est déjà partie aux invendus depuis un petit moment. Robin se réveille, lance une playlist pleine de Pierpoljak pour le réveil. 

Aujourd'hui, il va chercher du bois. Le "kepon" - verlan de punk - de 21 ans s'inquiète du froid. Pas trop pour la nuit, "on s'emmitoufle dans les duvets", mais pour le bois : "Il y a une pente à pic là où on va, s'il gèle, on ne pourra plus y accéder". Ils essaient de stocker du bois, empilé à l'abri, à l'écart du salon. 

Thomas se réveille un peu avant 10h et rejoint Robin dans le salon. Il avale un jus d'orange et se prépare doucement à rejoindre son point de manche. 

C'est sa routine. S'il y revient tous les jours, c'est par nécessité, parce qu'il y a toujours une petite pièce qui l'attend, sur le béton rouge. 

Une heure et demie de manche, six euros

Selon le lieu, les gains sont fluctuants : "Ça peut aller de zéro, on peut pas faire moins, à 50 euros". Mercredi 8 novembre, il a empoché six euros en une heure et demie. "Je peux être content de ce que j'ai", dit-il en scrutant le maigre pactole étalé au fond de sa bourse de cuir, posée devant son morceau de carton.

La première fois qu'il a fait la manche, en 2014, il avait "peur de la réaction des gens", de leur regard. Il se souvient de ce jour, du sentiment "de dégoût" de lui-même qui l'a envahi et de la question qui l'a taraudé : "Va-t-on m'aider ?"

Après trois ans passés dehors, le jeune sans-abri a appris à observer les attitudes de ses "collègues" qui, selon lui, "agressent pour une pièce ou râlent s'ils n'ont rien".

Dans la rue, la concurrence est acharnée. Chacun a son astuce. Le camarade de camp de Thomas, Robin, jongle aux feux rouges. "Ça marche bien", jauge-t-il.

"Je veux travailler dans l'ébénisterie"

En ce moment, Thomas ne se démarque pas beaucoup. "Je n'ai pas le bois qu'il me faut", dit-il, mystérieux. Il sort son téléphone sans crédit et montre des photos. Ce sont des couteaux en bois. "J'ai appris à tailler, avec Tonton." Ce dernier est bien connu des Rouennais, par la vente d'objets en bois, rue du Gros-Horloge. 

"Il n'y connaissait rien, je lui ai tout appris", confirme-t-il avec fierté. À 60 ans, Tonton a hébergé "Tomtom", son "fils de la rue", à l'hiver 2016 dans une église d'Épreville où il est accueilli : "C'est un bon gars, faut juste le soutenir". Et de présager, les yeux embués : "Il est doué ce petit, je veux qu'il prenne ma place un jour". 

Thomas a tous les outils. Ses yeux s'illuminent, son sourire édenté se dévoile : "Je veux travailler dans l'ébénisterie, travailler le bois, créer mes objets". Si ce n'est pas vraiment un rêve, "parce qu'un rêve, c'est superficiel", c'est un objectif. 

Et même s'il est "prêt à laver les toilettes matin, midi et soir pour n'importe quel salaire", il garde ce but en tête. Et en parle avec passion : "Le meilleur bois, c'est le buis", affirme-t-il. Il n'en a pas en ce moment, sinon il travaillerait sous les yeux des passants. Il réfléchit à imprimer des CV, pour les distribuer aux badauds.

Dépourvu de matière première, Thomas se résigne. Sa méthode ? Attendre :

Si on te donne,
tu prends avec le cœur ouvert et tu fermes ta gueule.

Il l'ouvre tout de même pour remercier la dame qui s'arrête un instant face à lui. En plus d'une pièce, elle vient de lui glisser un mot doux : "Bon courage à vous".

"Les gens me comparent à leur fils"

Certains reviennent tous les jours, lui serrent la main, discutent, lui font "la surprise de revenir avec un sandwich". Thomas a sa théorie :

J'ai 24 ans, les gens me comparent à leur fils, se disent que ça peut arriver à tout le monde. Ils s'identifient.

Avec un bonjour et un sourire, "ils voient que tu es cool, respectueux et donnent une petite pièce". Thomas répète que ce n'est pas sa couleur qui compte, "mais le geste". Trempé "jusqu'au caleçon" par le crachin d'automne, il essaye de positiver :

Je galère, je suis sous la flotte, j'ai froid... Mais j'ai
ma petite pièce pour manger le soir, fumer ma clope.

La dernière lampée de café avalée, il écrase son mégot de cigarette dans le gobelet vide, remballe ses affaires, réveille sa chienne Nana et se lève. Sur la route, il fait étape dans un supermarché à proximité de l'Hôtel de ville. Son après-midi de manche finance une bière et des pâtes. Il est 19h, l'heure de rentrer "à la maison".

Demain, Thomas sera avec Nana, assis rue des Carmes.
Un éternel recommencement, dans l'espoir d'une renaissance.

Simon Louvet pour Normandie-actu.

"Je suis plutôt jeune.
 Je n'ai pas vraiment de rêve.
 Je veux juste une vie normale." 
Thomas porte sur son visage les stigmates de la violence de la rue. Au-dessus de son oeil droit, des coups de lampe en métal lui valent une large balafre. Au-dessous, son lynchage par un groupe de personnes un soir de fête de la musique l'oblige à avoir une plaque métallique implantée. "Quand il fait froid, elle me tire la peau, je douille", dit-il. Pour s'en sortir sain et sauf, "c'est du sport". (© SL / NA)