À Rouen, la lutte contre la discrimination féminine dépasse la question du genre

À Rouen (Seine-Maritime), la lutte contre les inégalités entre hommes et femmes est un combat de longue haleine, mené au quotidien. Rencontres avec des actrices locales de la ville aux cent clochers.

Le collectif des salopettes : sensibiliser au harcèlement et au respect de l'autre par l'échange

« C'est en rentrant d'un séjour à l'étranger, que l'on s'est rendu compte du problème ». Fin 2015, après deux années passées à Londres, Mathilde Fourni, Rouennaise de 25 ans, reprend ses habitudes. Mais elle éprouve un étrange malaise. Commentaires de passants sur sa tenue, voitures qui la suivent, en plein centre-ville de Rouen... Elle évoque des « coups de pression » ressentis alors qu'elle se trouve dans des lieux pourtant familiers. 

« Dans mon quartier, sur la Rive gauche, quand j'étais en survêt' pour aller chercher des clopes, ils lançaient : « Regardez le boudin ». Deux heures plus tard, je sortais pour une soirée et c'était : « On veut votre numéro », détaille la jeune professeure-stagiaire.

Le harcèlement dépasse le genre

Avec Noémie, une autre étudiante précédemment expatriée un an aux Pays-Bas, les deux jeunes femmes peinent à trouver une association luttant contre le harcèlement. « On a donc décidé de lancer la nôtre : Le Collectif des salopettes. » Un jeu de mots sur ce vêtement mixte et aussi la réappropriation de l'insulte pour la renvoyer de « façon positive. »

Pas sectaires, se définissant plus « égalitaristes » que « féministes », Mathilde et les quatre membres de l'association s'activent autour d'ateliers thématiques dans des établissements scolaires ou des cafés. Elles mènent également des campagnes de sensibilisation, dont l'une prochainement avec les conducteurs de bus de la TCAR (Transports en Commun de l'Agglomération Rouennaise), pour évoquer la prévention du harcèlement.

« Cela ne se limite pas aux femmes. Un ami, qui porte les cheveux longs, se fait traiter de pédale dans la rue », souligne Mathilde.

Se revendiquent-elles féministes ? Réponse positive et nuancée : « Le terme de féministe fait encore très peur. On nous regarde toujours avec de grands yeux. Et pourquoi le mot « féminin », alors que l'on veut obtenir les mêmes droits que les hommes ? », s'interroge Julie Daniel, 22 ans, nouvelle recrue de l'association.

Des rites de protection

Passionnée par les courts-métrages, cette jeune-femme en service civique a adhéré pour mieux cerner le phénomène du harcèlement : « Je n'ai jamais été harcelée et je ne suis pas la seule à n'avoir jamais vécu cela. Peut-être y a-t-il eu des moments où je ne m'en étais pas rendu compte ? ». Bénévole aux Restos du Cœur, un homme l'attendait chaque soir à la sortie pour discuter une demi-heure. Du harcèlement ? « Je n'en suis pas certaine. » Pourtant, nombreuses sont les femmes à s'entourer de rites de protection pour s'évader de l'angoisse.

« Mettre un pantalon dans le sac pour rentrer lorsqu'on sort en jupe, envoyer un SMS une fois rentrée pour rassurer, garder ses clés dans la main en marchant, ou faire semblant de téléphoner lorsque l'on marche seule dans la rue... Lorsque l'on discute entre amies, on s'aperçoit que l'on a des réflexes de défense sans se sentir consciemment en danger. Soudain, on se dit : ah oui, c'est vrai que je ne fais plus ça, si... », détaille Mathilde.

Réagir au cas par cas

Sensibiliser les femmes à la problématique, c'est aussi travailler sur les relations avec l'extérieur. Comment réagir lorsqu'une remarque, une gêne est ressentie ? Mathilde et Julie n'ont pas de réponse miracle. Chaque situation doit être analysée.

« Lorsqu'un homme marche à côté d'une fille, qui répète non, on entend ce qu'il se passe. Et si une querelle de couple devient trop violente, c'est notre devoir de citoyen d'intervenir », affirme Mathilde.

Un jour, une femme a demandé à un homme qui la collait de « dégager », la jeune enseignante s'est dirigée vers elle en la saluant comme une vieille connaissance pour l'aider. Elle-même, lorsqu'elle était visée par des propos sexistes alors qu'elle travaillait dans une usine, n'hésitait pas à faire usage de la répartie. L'humour atténue parfois les tensions et évite le cliché de la femme « hystérique ».

Refuser les aides, valoriser sa force

La solution : une prise de conscience collective. Les deux jeunes femmes y travaillent au quotidien pour sensibiliser leur entourage : refuser une aide pour monter un meuble en kit, porter des charges lourdes, refuser de passer en priorité par « galanterie ». Un travail sur le long terme, basé sur « l'échange et la réflexion », épaulé par la collectivité et les associations qui leur proposent régulièrement d'intervenir. En 2016, le collectif des salopettes a reçu une bourse de 1 500 euros de la Ville de Rouen, via la bourse tremplin destinée aux « jeunes porteurs de projets. »

La réappropriation de la Ville par les femmes


Dans la ville aux cent clochers, la lutte contre la discrimination de genre a pris de l'ampleur ces dernières années. Depuis trois ans, la Ville lance « Rouen donne des elles », un mois d'animations et de réflexions, dans le cadre de la Journée internationale des droits des femmes, le 8 mars. Une opération pour aider les femmes à se réapproprier leur environnement et créer des liens entre « les acteurs d'une politique égalitaire », initiée quatre ans après la signature de la charte européenne pour l'égalité femmes-hommes en 2011 par la Ville.

« Dans des situations de grande précarité, les femmes cumulent les difficultés liées au terrain, sur les questions professionnelles et la mentalité. Nous n'avons pas encore franchit le cap ! », estime Hélène Klein, adjointe à la Ville chargée de la Lutte contre les discriminations, des Droits des femmes.

Parmi les initiatives, faciliter l'accès au sport et à la culture à travers « Le sport donne des ailes ». Une session de deux jours, le 11 et 12 mars 2017 est programmée pendant laquelle les clubs sportifs ouvrent gratuitement leurs portes aux femmes, ainsi qu'aux familles. L'an passé, près de 1 000 femmes ont participé. Des conférences-débats avec des tables rondes autour de la monoparentalité, l'isolement, ou le droit à la santé sont également organisées. « Mon idée est de retirer de ces échanges des pistes de travail en fonction des compétences », ajoute Hélène Klein, qui souhaite « que les femmes prennent leur vie en main et deviennent actrices de leur quotidien. »

Se réapproprier les lieux publics

Avec la reconnaissance des droits des femmes, la ville change peu à peu de visage grâce à leur investissement. Si Rouen accorde des ailes au genre, le sexe féminin donne aussi sa voix.

« Dans les Hauts de Rouen, des femmes bougent et ont envie de communiquer. Ainsi, il existe Les Lombardines, un groupe de marcheuses dans le quartier de la Lombardie qui repèrent les zones dans lesquelles elles ne sentent pas en sécurité, et nous prenons des mesures correctives, comme installer des bancs, des éclairages, ou des revêtements de sol. »

Autre exemple : à la suite d'un diagnostic sur le quartier Grammont, l'association Les mille et une saveurs met à disposition des cours de vélo aux femmes désireuses d'apprendre ou voulant pratiquer.

« La loi oblige une action de politique égalitaire avec une ligne budgétaire qui correspond à un projet spécifique d'action corrective. Le budget de la Ville a aussi une approche intégrée qui prévoit des actions pour l'égalité. On a ainsi fait un gros travail autour du 25 novembre (la journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes, ndlr). »

Là encore, la question de l'inégalité est au cœur des attentions, avec un regard sur la précarité qui « touche autant les femmes que les hommes, mais dont les femmes restent les premières victimes. » Accueils d'urgence et de jour, douches publiques, insertion professionnelle, maison de la Justice et des droits... les moyens se développent pour les situations d'urgence. La Ville travaille aussi avec la petite enfance et les écoles pour déconstruire les stéréotypes. Les filles ne sont pas cantonnées à la danse et les garçons aux super-héros, via une charte et une formation des animateurs dans les activités périscolaires. Autre exemple, les livres proposés dans les bibliothèques sont réfléchis pour limiter les clichés.

« Aujourd'hui, je peux dire que l'équipe municipale travaille sur la question de l'égalité femme-homme. Depuis mon second mandat, c'est mon ressenti. »

Pourtant, la lutte dans le respect des droits ne se fait pas sans heurts. Même en tant qu'élue, Hélène Klein est parfois victime du « Manterrupting », cette tendance systématique de certains hommes à couper la parole des femmes pendant des débats. « En conseil municipal, j'arrête alors de parler et tout le monde s'immobilise. » Sa place, elle a aussi dû la gagner, « faire ses preuves », depuis son premier mandat en 2001. « Être conseillère municipale d'opposition s'est révélé un très bon apprentissage », confie-t-elle.

« Le vrai sujet, c'est que la femme ait conscience qu'elle est une victime », conclut ainsi Hélène Klein, évoquant la nécessaire volonté de toute victime d'avoir recours aux acteurs locaux, pour s'en sortir. Pauvreté, violence, il existe aussi une autre problématique, encore mal cernée par les autorités : la radicalisation.

Libératrices : ouvrir des portes aux femmes isolées

À la tête de Libératrices, nouvelle association née en mars 2015, Henda Ayari, est une Rouennaise de 40 ans. Son objectif, « aider toutes les femmes, quelles que soient leurs origines. » Elle agit comme un aimant auprès de femmes privées de liberté et sous l'emprise d'un mari ou d'un environnement radicalisés. Après un mariage avec un salafiste, avec qui elle a eu trois enfants, elle s'en dit « réchappée. » Depuis, elle mène campagne, tambour battant, pour sensibiliser le public sur sa « lutte contre l'extrémisme. » Son ambition: ouvrir des espaces d'accueil aux femmes isolées et battues, et construire un réseau d'intermédiaires pour leur venir en aide.

Des dizaines de messages d'appel à l'aide

Chaque semaine, elle reçoit des dizaines de messages d'appel à l'aide de femmes privées de liberté et violentées, de mineures converties en quête de soutien et de familles en détresse face au changement radical d'un enfant.

« Je leur réponds, tente de leur apporter de l'aide, mais les appels sont trop nombreux. Beaucoup de femmes se sont identifiées à moi et se reconnaissent dans mon parcours. »

 « Certaines personnes, comme les salafistes, sont dangereuses. Elles disent qu'on ne peut pas être avec des non-musulmans, renient les valeurs de la République et véhiculent des idées dangereuses pour les enfants. Interdiction de la mixité, de regarder la TV, on est face à des cocottes-minute prêtes à exploser », dénonce Henda Ayari, qui s'est faite connaître en France, après la publication de son témoignage J'ai choisi d'être libre, en novembre 2016. 

Ne pas juger, expliquer

Son but : ne pas stigmatiser mais déconstruire une idéologie en amenant les jeunes à une véritable réflexion autour de la religion. 

« J'espère qu'on mettra prochainement en place un numéro vert ou un local d'informations pour les entourer. »

Dans ses projets, un endroit pour organiser des rencontres avec des théologiens, des sociologues, « des personnes qui peuvent répondre aux questions, en accord avec les valeurs de la République ».

« Ce n'est pas en jugeant et en rejetant les femmes qu'on leur apporte quelque chose. Je ne demande pas l'interdiction du voile, mais de discuter sur la question du port », insiste Henda Ayari.

Rejetant toute politisation de son association, elle souhaite que les politiques « s' emparent du sujet, car c'est un moyen de trouver une solution à ce grave problème de société ».

« Moi, une femme issue du salafisme ? Pourquoi suis-je tombée dedans ? Car j'ai vécu la discrimination à Canteleu. Quand on se sent rejetée, on est plus apte à tomber dans la dérive, dans une idéologie sectaire ! », dénonce la quadragénaire.

Une figure grandissante en France

De son parcours, elle a tiré la force de son combat, au point d'être contactée pour des conférences en France mais aussi aux Etats-Unis et en Tunisie, et invitée par le ministère de l'Intérieur pour sensibiliser des professionnels.

Plusieurs fois menacée après sa médiatisation, Henda Ayari s'est entourée d'une quinzaine de professionnels pour mener à bien la mission qu'elle s'est attribuée : avocats du barreau de Rouen pour les conseils juridiques, propriétaire d'un immeuble pour les hébergements d'urgence, médecin, sophrologue, universitaires spécialistes de la religion, ancienne chef de service d'une clinique...

Maître Karine Bresson : être présent au bon moment pour soutenir la victime

Avocate au barreau de Rouen, Maître Karine Bresson, 43 ans, est spécialisée dans la défense des enfants et des femmes. Elle se rappelle de sa première rencontre avec Henda Ayari.

« Près d'un an plus tôt, elle est venue pour m'expliquer son projet. Elle est arrivée rayonnante dans mon bureau et ne m'a pas parlé de son histoire, uniquement de son association. »

Juriste impliquée, elle s'est ralliée à Libératrices pour venir au secours de ces femmes isolées en quête d'une solution. Comme Julie Daniel, Mathilde Forni, Hélène Klein, et Henda Ayari, Karine Bresson soutient qu'aider une femme est un travail collectif.

« Je considère qu'il faut toujours travailler avec un psychologue. Je suis là pour aider mais chacun son rôle. Il faut un ensemble autour de la victime pour l'aider. Vous avez des blessures, c'est comme des plaies non désinfectées, sans pansement. Des gens doivent faire ce boulot, » affirme-t-elle.

Selon elle, « la justice ne fonctionne pas si mal, mais il existe des problèmes de moyens dans les services de police qui sont débordés. Toutefois, l'ordonnance de protection fonctionne très très bien. »

Au sein de l'association, elle « ouvre des portes aux victimes » et « répond au maximum à leurs questions ».

« Le premier pas est le plus difficile à faire. Si elles ne sont pas prêtes immédiatement, ce n'est pas grave. Il ne faut ni les culpabiliser, ni les juger. Il peut y avoir plein d'allers-retours. Dans ces cas-là, il ne faut pas se décourager, car cela peut-être long. Le compagnon peut aussi sentir ces choses, la convaincre que ce n'est pas de sa faute. Vient le silence radio. Et un jour, il faut une solution tout de suite à ces femmes. C'est alors à nous d'être réactifs, d'être présents pour les accompagner, car c'est urgent. »

Karine Bresson en est convaincue : une femme peu soutenue, qui ne trouve pas la « bonne porte » pour entrer dans le processus vers la sortie, risque d'être perdue. De ce tissu d'acteurs associatifs, locaux, et citoyens, dont tous espèrent le renforcement des liens, viendront donc l'affirmation des droits des femmes et le renforcement de l'écoute entre les hommes et les femmes. À Rouen, beaucoup sont ceux et celles qui portent leur regard sur l'avenir et agissent, bien loin des discordes et des clichés.

Élodie Armand pour Normandie-Actu