La Fabiusie,
grandeur
et décadence

Il a noyauté la Seine-Maritime depuis 1977.
En 40 ans, Laurent Fabius en a fait
un bastion socialiste, qui s'effrite aujourd'hui. 

Balayé aux élections législatives du 18 juin 2017, le Parti Socialiste (PS) perd du terrain en Seine-Maritime, le bastion de Laurent Fabius. L'histoire de la « Fabiusie » touche-t-elle à sa fin ? Récit d'une épopée politique.

La Fabiusie est autant l'histoire d'un homme qu'une histoire d'hommes et de femmes. « Est-ce la politique de Fabius, ou bien sont-ce les gens qui composent cette organisation politique ? », questionne Antoine Rensonnet. « La différence n'est pas claire. » L'historien de Rouen a fait du sujet sa thèse de doctorat.

Car la Fabiusie n'est pas seulement l'histoire d'un homme voué aux plus hautes fonctions. C'est un système, une entreprise politique, pensés pour durer et se transmettre. Les « bébés Fabius », ses héritiers, se déchirent aujourd'hui les restes d'un empire local construit par et pour Laurent Fabius.

Adjoint, maire, député, ministre, Premier ministre... Laurent Fabius a occupé toutes les fonctions et mandats. Sauf celle dont il a rêvé : président de la République. Dans cette idée de conquête du pouvoir, celui qui fut directeur de cabinet de François Mitterrand à la fin des années 1970 s'installe, et s'entoure. 

Un réseau à construire et un terrain à conquérir

Fils d'antiquaires, parisien du XVIe arrondissement, énarque, haut fonctionnaire... Laurent Fabius est un pur produit de l'élite républicaine. Auditeur au Conseil d'État à sa sortie de l'ENA, il s'encarte au Parti Socialiste (PS) en 1974. 

Pour gravir les échelons, il faut un réseau. Laurent Fabius entame cet ouvrage à Paris, parmi les réseaux mitterrandiens dans lesquels il gravite. Dans son système, « tout est imbriqué entre le national et le local », situe Antoine Rensonnet. Pour être légitime, il faut une base : la Seine-Maritime.

Le Grand-Quevilly,
cœur de la Fabiusie

Sur le parvis de la mairie du Grand-Quevilly, l'esplanade Tony Larue porte le nom de celui qui a lancé Laurent Fabius, à qui une statue est dédiée. (©Simon Louvet / Normandie-actu)

Parachuté sur conseil de François Mitterrand par le PS, Laurent Fabius devient adjoint au maire du Grand-Quevilly, Tony Larue, à 28 ans. En 1977, il débarque dans le plus fertile des terreaux. « Avant Fabius, le socialisme n'avait rien en Seine-Maritime, sauf Tony Larue au Grand-Quevilly », expose Antoine Rensonnet. 

La ville de la banlieue de Rouen, sociologiquement favorable à la gauche du fait de sa forte population ouvrière, n'est pas qu'une étape. Antoine Rensonnet l'analyse comme « une base de repli plus qu'un tremplin vers le pouvoir ». Ce que confirme Christophe Bouillon, député PS lancé par Laurent Fabius : 

Grand-Quevilly, c'est le point de départ de tout.
Il ne faut pas que ce soit aussi le point d'arrivée.

Tony Larue, le premier fabiusien

Maire SFIO du Grand-Quevilly en 1935, démis en 1941 par Vichy jusqu'en 1945, Tony Larue récupère son mandat en 1947 après deux années de mairie communiste, pour ne plus le quitter jusqu'en 1995, année de sa mort. Il favorise la naissance politique de Laurent Fabius, raconte l'historien :

Il lui met le pied à l'étrier.
Le tout premier fabiusien, c'est Larue, c'est l'ancien.

C'est depuis Le Grand-Quevilly que Laurent Fabius va poser les bases de ce qui deviendra la Fabiusie. À la genèse, il y a aussi Marc Massion. En 1977, il dirige la fédération de Seine-Maritime. « Je me souviens de l'arrivée de Laurent, c'était un événement important », raconte l'actuel maire du Grand-Quevilly :

Les politiques de premier plan étaient Lecanuet (UDF) et Leroy (PCF). Avoir un socialiste d'envergure nationale a contribué à notre développement.

Marc Massion est un historique du PS. Encarté en 1954, il est premier secrétaire fédéral de 1969 à 1981, « la période de construction du parti ». Le maire de 81 ans a vécu toutes les étapes de la Fabiusie. « Ce terme, je le lis mais ne l'emploie pas », dit celui qui fut un bras droit, une charnière de son organisation.

Il a été élu avec Laurent Fabius : « Je suis devenu adjoint en 1977, c'est mon premier mandat ». Terre ouvrière comme l'essentiel de la rive gauche de Rouen, Le Grand-Quevilly est un îlot socialiste, avec Elbeuf et Petit-Couronne : « Nous avons longtemps été devancés par le PCF », rappelle Massion.

Le Grand-Quevilly et Elbeuf sont dans la 2e circonscription de Seine-Maritime. Elle est alors la seule sur les dix du département à toujours avoir été socialiste, depuis le début de la Ve République, en 1958. Laurent Fabius y est élu député en 1978, en succession de Tony Larue. Autour, c'est la mer rouge.

Le Petit-Quevilly, Grand-Couronne, Canteleu... Autant de communes de la banlieue de Rouen, communistes, dites imprenables. Premier objectif de Laurent Fabius : les faire entrer dans le giron socialiste, dans son champ de pouvoirs. 

Pour cela, il faut des hommes - les femmes viendront plus tard. Se met alors en branle l'une des plus solides entreprises de construction politique des 50 dernières années, basée sur le maillage territorial.

La Fabiusie, une histoire
de « maillage » du territoire

En 1986, Laurent Fabius visite Le Grand-Quevilly en tant que Premier ministre, accompagné de François Mitterrand. C'est le point de départ de la Fabiusie. (© Simon Louvet / Normandie-actu)

Laurent Fabius « émerge dans un temps où la machine électorale socialiste tourne à plein régime », contextualise Antoine Rensonnet. François Mitterrand, dont Fabius est directeur de cabinet, est élu président de la République le 10 mai 1981.

Dans la foulée, Laurent Fabius est réélu dans sa circonscription de Seine-Maritime, l'ex-2e devenue 4e. Aux élections législatives de 1981, le triomphe est total pour le PS. Il gagne sept des dix circonscriptions de Seine-Maritime.  

Alain Le Vern, le pilier central de la Fabiusie

À seulement 32 ans, Laurent Fabius est un meneur d'hommes. « C'est quelqu'un doté d'une mécanique intellectuelle extraordinaire, d'une capacité de décision rapide », vante Marc Massion. Dans l'espoir d'une domination future sur la Seine-Maritime, Fabius repère, forme, et recrute ceux qui seront ses fidèles lieutenants.

C'est dans son cabinet ministériel que Laurent Fabius rencontre « son double politique », explique Antoine Rensonnet : « Alain Le Vern, un personnage clef, du même âge que Fabius, le pilier central ». Il sera son véritable bras droit. Il y avait la génération Larue, celle Massion, voici la génération Fabius-Le Vern. 

À eux deux, ils vont préparer le premier coup de l'histoire de la Fabiusie. Car avoir sept députés ne suffit pas à consolider l'assise locale du parti. La réélection de Mitterrand et les législatives, en 1988 - dix circonscriptions sur 12 pour le PS, donnent cette opportunité. Mais Antoine Rensonnet l'assure :

L'apogée du PS et de la Fabiusie,
ce sont les élections municipales de 1989.

Dans sa thèse soutenue en novembre 2015, l'historien fait de ces élections « un moment fondamental de l'histoire politique du département ». Tout d'abord, parce qu'elles confirment les bastions socialistes de l'agglomération de Rouen, Le Grand-Quevilly et Elbeuf. 

Les parachutés à la conquête de nouveaux bastions

Mais surtout, parce que les fabiusiens font tomber des villes symboliques. Trois bastions communistes, déjà : Le Petit-Quevilly, Canteleu et Grand-Couronne. Trois de droite, aussi : Sotteville-lès-Rouen, Barentin et Fécamp. Désormais, le PS dirige dix des 26 plus grosses villes du département. 

Canteleu est prise au PCF par Christian Bêcle, à 48 ans. Recteur à Rouen de 1981 à 1983, il devient en 1984 un conseiller de Laurent Fabius, alors Premier ministre. Ensuite, il est délégué national à l'éducation, au PS. Il fait partie de ces fidèles placés par Fabius, dans sa logique de maillage territorial.

Au Petit-Quevilly, c'est François Zimeray qui arrache la ville aux communistes. Arrivé en 1986, « il a fait sa campagne comme poulain de Laurent Fabius », pose Antoine Rensonnet. À 27 ans, Zimeray est le plus jeune maire de grande ville de France. C'est la nouvelle génération, « créée par Fabius », explique l'historien.

À Fécamp, la nouvelle maire est Frédérique Bredin. Énarque - promotion Voltaire avec François Hollande - elle a été élue députée de la 9e circonscription de Seine-Maritime en 1988, « proche de Fabius, incitée par Mitterrand ». Partie de Rouen, la Fabiusie s'étend désormais à toute la Seine-Maritime.

Il n'y a pas que des parachutés : « Une des particularités de Fabius, c'est qu'il a su dévitaliser les courants adverses », remarque Antoine Rensonnet. Il cite Jean-Claude Bateux, député de la 5e circonscription. Chevènementiste, il est passé fabiusien. « Mais il a eu une vie politique avec Laurent Fabius. »

Mission implantation réussie pour le PS 76

Le bras droit, Alain Le Vern, prend la mairie de Saint-Saëns, se constituant ainsi un fief. Si Le Havre et Dieppe restent communistes, 1989 est symbolique à Rouen. Jean Lecanuet garde la ville, mais perd le SIVOM, ancêtre de l'agglo. C'est un marqueur pour le PS 76 : il est implanté. Antoine Rensonnet imagine : 

Si le PS avait connu la défaite de 2017 avant 1989,
il n'aurait pas survécu.

Avec sa circonscription imperdable, Laurent Fabius sauve son siège de député malgré la débâcle de 1993 qui l'oblige à démissionner de son poste de premier secrétaire national du PS. Lionel Jospin lui prend le parti, paroxysme de la lutte intestine entre Rocard et Fabius. Antoine Rensonnet explique : 

En 1993, la guerre s'affiche au grand jour
et le meilleur soldat de Fabius, c'est Le Vern.
Secrétaire fédéral, il menace de faire scission.

« Tout le problème des leaders du PS, c'est qu'ils n'arrivent pas à traverser les temps durs sans leur assise locale », généralise Antoine Rensonnet. Selon lui, le salut de Laurent Fabius vient de sa base : « Aucun des sous-leaders n'a contesté son autorité. Alain Le Vern a été le fidèle par excellence, il lui a permis d'exister ».

Mis en minorité au national, Fabius garde la main en Seine-Maritime. Dans cette guerre des chefs, « les ressources fédérales sont utilisées à plein régime », assure l'historien. L'enracinement socialiste en Seine-Maritime a donné à Laurent Fabius ce qu'il recherchait : un fief solide. Il lui doit la survie de sa carrière politique. 

Laurent Fabius,
un homme d'État maudit

© Flickr / Parti Socialiste

Artisan du mitterrandisme, ministre de 1981 à 1984, Premier ministre en 1986, à 37 ans, l'élu du Grand-Quevilly avait un destin tout tracé vers les plus hautes responsabilités. Comme Emmanuel Macron en 2017, « Laurent Fabius a été une incarnation du renouveau », compare Antoine Rensonnet.

L'historien n'est pas le seul à avoir fait le lien avec le nouveau président de la République française. Le 14 mai 2017, Laurent Fabius prononce en tant que président du Conseil constitutionnel le discours de passation de pouvoir. Il décide de citer Chateaubriand pour qualifier Emmanuel Macron : 

Pour être l'homme de son pays,
il faut être l'homme de son temps.

Une phrase pas anodine, puisque Laurent Fabius l'avait déjà utilisée en 1984... pour parler de lui-même ! Premier ministre depuis 50 jours, il est l'invité de L'Heure de Vérité, rendez-vous phare de la vie politique des années 1980. Dans la même émission, le présentateur l'interroge : « Est-il vraiment de gauche ? » 

Social-démocrate, à la droite du PS avec Rocard qu'il combat, il proroge la politique de rigueur du gouvernement Mauroy. Antoine Rensonnet poursuit le parallèle avec Emmanuel Macron : « Quand ils étaient au gouvernement ensemble, ils étaient globalement sur la même ligne ».

À son arrivée à Matignon en 1984, Fabius est présenté « comme un héros du modernisme économique et de la vie politique », appuie Antoine Rensonnet. Il est aussi mal-aimé pour son manque d'empathie et son côté « homme trop pressé ».

La défaite aux législatives de 1986 stoppe son ascension. Pendant la première alternance, Jacques Chirac est Premier ministre, Laurent Fabius redevient simple député. « Une première traversée du désert politique » pour Antoine Rensonnet, la seconde étant sa mise en minorité au sein du PS, en 1993.

Le fantôme du scandale du sang contaminé

Les années 1990 sont sombres pour Laurent Fabius. En 1991, le scandale du sang contaminé éclate : en 1984 et 1985, le Centre national de transfusion sanguine, ancêtre de l'Établissement français du sang, a injecté à des hémophiles du sang contaminé par le virus du Sida. Laurent Fabius était Premier ministre.

Inculpé pour « atteinte volontaire à la vie », il est jugé puis relaxé en 1999. À ses côtés à la barre, les anciens ministres de la Santé et des Affaires sociales, Edmond Hervé et Georgina Dufoix. C'est à cette dernière que Laurent Fabius doit une expression qui l'a longtemps poursuivi : 

Responsable mais pas coupable.

Retour en grâce et virage à gauche

Écarté de la direction du PS en 1993 et remplacé par Lionel Jospin, Laurent Fabius intègre son gouvernement sur le tard, en 2000, à l'Économie. Depuis 1998, comme entre 1988 et 1990, il a été président de l'Assemblée nationale.

La gauche, éliminée à la présidentielle de 2002, tente de retrouver la face. François Hollande est élu premier secrétaire du parti, Laurent Fabius est numéro deux. En 2005, il est à nouveau mis en minorité au sein du Parti Socialiste, par son opposition au référendum sur le traité constitutionnel européen. 

La primaire de 2006, une dernière chance ratée

Candidat à la primaire socialiste de 2006 pour la présidentielle de 2007, il est le troisième et dernier homme, derrière Ségolène Royal et Dominique Strauss-Kahn. Son ultime chance de devenir président ne sera pas la bonne. 

Devenu majoritaire lors du Congrès ayant suivi la défaite de Ségolène Royal, Laurent Fabius soutient Martine Aubry, première secrétaire du PS, pour la primaire de 2011. Elle perd face à François Hollande, élu en 2012. Laurent Fabius devient son ministre des Affaires étrangères. Arrivé au quai d'Orsay, il a 66 ans.

Peu à peu, il se désengage, publiquement, de ses responsabilités en Seine-Maritime. En 2016, il devient président du Conseil constitutionnel. Normandie-actu a tenté de le contacter : « Au regard de ses fonctions, vous comprendrez que M. Fabius ne peut pas répondre », a indiqué son service de communication.

Les « bébés Fabius »,
des pleins pouvoirs
à l'abandon paternel

 Laurent Fabius, entouré de Christophe Bouillon à droite et de Guillaume Bachelay à gauche, deux des « jeunes » devenus ses cadres en Seine-Maritime. (© Flickr / Parti Socialiste)

Désengagé de la politique normande, Laurent Fabius ? Pas complètement. Peu de temps avant les législatives de juin 2017, il aurait demandé à Emmanuel Macron de préserver sa circonscription d'une candidature La République en Marche !. Le président du Conseil constitutionnel voulait ainsi sauver Guillaume Bachelay

Tandis que ses affaires nationales connaissaient des hauts et des bas, Laurent Fabius a continué de noyauter la Seine-Maritime et à recruter. En plus de l'idée de maillage territorial qui lui est chère, il a une obsession : le renouvellement générationnel. Former tôt, pour lancer tôt, grâce à son aura nationale.

« Il a construit méthodiquement sa présence ici »

« Très tôt, Laurent Fabius a eu un destin d'homme d'État », sourit Christophe Bouillon. Il a débuté au PS à 16 ans en tractant pour Frédérique Bredin, candidate aux municipales de 1989 à Fécamp. « Laurent Fabius, c'était une valeur sûre, il a construit méthodiquement sa présence ici », loue-t-il. En plaçant ses hommes.

« La Fabiusie, c'est un réseau de personnes de pouvoir », définit Antoine Rensonnet, notant la capacité de Laurent Fabius « à placer les plus importants aux postes importants ». Le Conseil régional, départemental, la fédération et la future Métropole de Rouen sont « des postes clefs du dispositif fabiusien ». 

La « première génération » lance la deuxième

Alain Le Vern à Saint-Saëns et Didier Marie à Elbeuf sont du premier cercle de la Fabiusie. Le premier dirige la Haute-Normandie de 1998 à 2013, le second le Département de 2004 à 2014. Il est épinglé en 2015 pour son impressionnant cumul de fonctions à 12 000 € mensuels. Première génération effective de la Fabiusie, elle met le pied à l'étrier à la deuxième, celle de 2001. 

Frédéric Sanchez au Petit-Quevilly et à la Métropole, Christophe Bouillon à Canteleu, Estelle Grelier à Fécamp... Plusieurs cadres, certains encore en place, sont issus de cette stratégie de renouvellement perpétuel. Ils sont des produits de l'organisation fabiusienne, les « bébés Fabius », surnomme Antoine Rensonnet : 

Ils ont grandi dans les appareils politiques, les cabinets ministériels, ont été attachés parlementaires...
Ils n'ont fait que ça depuis le plus jeune âge. 

Christophe Bouillon vit son premier mandat au conseil municipal de Rouen en 1995 aux côtés du nouveau maire Yvon Robert, non-fabiusien. « Le maire de Rouen doit avoir ses distances avec la Fabiusie, pour ne pas prêter le flanc aux attaques de la droite », explique l'historien, enseignant à l'université de Rouen.

Il en est de même pour Valérie Fourneyron, élue maire en 2008. « Elle s'est adaptée à la Fabiusie parce qu'elle n'avait pas le choix, mais elle n'est jamais rentrée dans le moule », assure une militante socialiste. Autre à ne pas rentrer dans le moule, Pierre Bourguignon à Sotteville-lès-Rouen, parti avec fracas en 2014.

Le moule, Christophe Bouillon en sort. Conseiller municipal à Rouen, c'est pour lui un échauffement avant de prendre Canteleu en 2001 et la 5e circonscription en 2007. C'est la relève de Jean-Claude Bateux. Il a pris la tête de la fédération de Seine-Maritime à 28 ans. « C'est très jeune », admet-il : 

C'est la marque de fabrique de Laurent Fabius,
nous plaçant pour qu'on ne se marche pas dessus. 

Ainsi, le système Fabius est un véritable jeu de chaises musicales. L'ancien en place prend le jeune en « formation », lui apprend le métier avant de lui céder sa place. L'ancien est souvent celui qui a conquis le territoire, puis le jeune en profite. 

Une gymnastique qui force le respect, au sein du PS et à droite. Ce que raconte Christophe Bouillon, qui jure « vivre sa vie » à l'écart de la Fabiusie : 

J'en ai discuté avec Édouard Philippe.
Il est admiratif de ce qu'a fait Laurent Fabius.
Que fait Bruno Le Maire dans l'Eure, avec Sébastien Lecornu par exemple ? C'est la même méthode. 

Christophe Bouillon n'est pas seul. Un autre exemple frappant est celui de Marie Le Vern. Elle débute comme assistante parlementaire de Marie-Françoise Gaouyer, sénatrice fabiusienne. Elle se présente en 2007 aux législatives, et perd. En 2012, elle est suppléante de Sandrine Hurel, sa belle-mère, compagne d'Alain Le Vern. 

Sandrine Hurel démissionne en 2015, Marie Le Vern devient députée. Le schéma est le même que pour Guillaume Bachelay, suppléant de Laurent Fabius, démissionnaire pour le ministère des Affaires étrangères. En mairie, Christophe Bouillon ne se représente pas à Canteleu et cède sa place à Mélanie Boulanger. À Elbeuf, Djoudé Mérabet se présente pour succéder à Didier Marie. 

Au Sénat, Marc Massion s'en va au profit de Didier Marie, démissionnaire du Département pour Nicolas Rouly. L'ancien sénateur ne voit pas le problème : 

Mon mandat arrivait à sa fin. Je ne me représentais pas. J'ai anticipé pour mettre Didier en place, pour qu'il ait un premier contact avec le métier.

Seul bastion à ne pas vivre avec tant de ferveur cette logique du renouvellement : Le Grand-Quevilly. Tony Larue de 1935 à 1995, Laurent Fabius jusqu'en 2000, lequel laisse la municipalité à Marc Massion, le fidèle de la première heure, toujours maire. Ailleurs, l'avantage aux nouveaux issus des Jeunesses socialistes.

Le PS « n'a pas d'ancrage fort dans la société »

« C'est là que sont repérés beaucoup de jeunes pousses, les ambitieux », note une autre source, militante au début des années 1990. Bouillon et Rouly, par exemple. Nicolas Mayer-Rossignol et Guillaume Bachelay sont eux amenés de Paris, suivant le schéma du collaborateur entraîné et parachuté. Tous ont moins de 30 ans. 

Une fédération très jeune, voire jeuniste, voilà ce qui caractérise la Seine-Maritime socialiste. Quand les Le Vern et Massion avaient un parcours professionnel dans la fonction publique, des engagements syndicaux, le renouveau socialiste « n'a pas d'ancrage fort dans la société », pointe Antoine Rensonnet. Il va plus loin : 

Cela traduit la faiblesse des liens
entre le Parti Socialiste et le reste de la société.

Quand la vieille garde s'en va, c'est la dégringolade

À partir des années 2010, la vieille garde a levé le pied. Alain Le Vern s'est retiré en 2013, Marc Massion a quitté son poste de sénateur en 2014, Laurent Fabius s'est élevé vers d'autres fonctions à partir de 2012. En partant, ils ont donné les clefs aux jeunes, précipitant ainsi la grande dégringolade du PS 76. 

Tous les « héritiers » ont perdu leur poste : Nicolas Mayer-Rossignol à la Région, Nicolas Rouly au Département. Même Guillaume Bachelay a été éliminé dès le premier tour des élections législatives de juin 2017, dans la circonscription du Grand-Quevilly, celle du patron. Marc Massion n'y croyait pas : 

Je pensais que ce serait difficile, mais qu'on gagnerait...

Du haut de ses 63 ans de vie politique, Marc Massion regrette la situation du PS. À ceux qui étalent leurs différends, il répond : « On doit s'exprimer à l'intérieur du parti. » Aux députés se disant « libres » ? « Si chacun vote selon sa décision personnelle ou son territoire, il n'y a plus de groupe... »

Installé dans son bureau donnant sur l'esplanade Tony Larue, le maire du Grand-Quevilly « ne vise personne ». Il ne parle « qu'au national ». Attaché à la discipline qui manque aux jeunes générations créées avec Laurent Fabius, il s'en tient au minimum. Candidat en 2020 ? Le successeur de Fabius à la mairie « verra ». 

À la fin de l'entretien donné à Normandie-actu, il s'égare quand même un peu : 

Ah, j'en ai des anecdotes !
On voulait les écrire, avec les copains...
Le jour viendra, peut-être, où j'aurai des choses à dire...

Ce jour sera-t-il celui de l'explosion du Parti Socialiste seinomarin ? Humilié aux législatives, en mauvaise posture pour les municipales de 2020, le PS veut garder son pré-carré, la rive gauche de Rouen. « Il lui reste la Métropole, ce n'est pas rien. Mais il peut perdre Rouen », pronostique Antoine Rensonnet. 

Fabius parti, les socialistes ont besoin d'un chef

Pour ne pas mourir, « le PS ne peut s'appuyer que sur ses collectivités locales », donc sur les vestiges du maillage fabiusien. « Beaux vestiges », s'amuse Antoine Rensonnet en évoquant la Métropole. Fabius est parti, les socialistes ont besoin d'avoir un chef. Frédéric Sanchez a-t-il l'envergure d'un meneur ? 

« Ce n'est pas lui qui va s'affirmer comme un très grand leader pour l'avenir, ni Yvon Robert du fait de son âge », estime Antoine Rensonnet. Rouly, « NMR », Bachelay ? Tous battus, « ils sont privés de ce qui faisait leur pouvoir ». Bouillon ? « C'est le survivant et un des mieux élus de France. Il a une certaine légitimité. »

« Guillaume Bachelay n'a pas maintenu ce lien »

Difficile d'imaginer Christophe Bouillon reprendre les rênes départementales d'un parti sur lequel il porte un regard relativement critique. « Laurent Fabius avait un des courants les plus structurés, il entretenait les relations humaines », commence-t-il. « Guillaume Bachelay, numéro 2 du PS, n'a pas maintenu ce lien », donc : 

Quand on n'entretient pas un réseau, les gens partent.

Le dernier député PS de Seine-Maritime le sait pour deux raisons : il a vu ses camarades députés faire les yeux doux au mouvement d'Emmanuel Macron et à la « majorité présidentielle », sans succès. Ensuite, il a dirigé le PS 76 durant 18 ans. 

« Je ne suis pas nostalgique, mais... »

Défait aux départementales, il a laissé sa place à Nicolas Rouly en 2015, lequel invite à sortir « des schémas dépassés, du fait qu'un homme politique ait pu grandir dans le sillage d'un grand homme ». Pourtant, la caractéristique fondamentale de la Fabiusie, ce n'était pas les idées, mais l'homme. 

Marc Massion, qui « n'aime pas les frondeurs », ne parle toujours « que du national » et jamais « des copains du 76 », a un avis bien tranché : 

Je ne suis pas nostalgique, mais je fais un constat.
La période Mitterrand avait ses gens de talent. Aujourd'hui, on manque de leaders,
de gens avec la carrure d'hommes d'État. 

En attendant cet homme providentiel, les socialistes sollicités par Normandie-actu se font discrets. Comme s'ils étaient... responsables, mais pas coupables. 

Simon Louvet pour Normandie-actu

#Bonus : Parisien, Fabius ? « Oui » 

► La première télévision de Laurent Fabius chez Pierre Bellemare, en 1970.