Les Hauts de Rouen : le futur Eldorado ?

Les quartiers populaires de Rouen et leur mauvaise réputation tenace

« Pourquoi les Rouennais viendraient ici ? Il n'y a pas de facteur d'attractivité. » Le jugement est signé d'un spécialiste des Hauts de Rouen : David Tahir, directeur du centre social du quartier de la Grand-Mare. Il faut dire que ces quartiers populaires, où 60% de la population est au chômage, ne sont pas aidés par la topographie.

Ces quartiers sont construits sur un promontoire isolé au nord-est de Rouen. Pour y entrer, il faut soit s'être perdu en chemin, soit y avoir de la famille. Près de 11 000 habitants vivent dans les blocs d'immeubles construits entre 1963 et 1973. À la Grand-Mare, aux Sapins, au Châtelet et à la Lombardie est concentrée 10% de la population de la ville ; une population « qui ne pèse pas dans l'économie », souligne David Tahir.

Un revenu inférieur à 8 000 euros par an

La précarité est concentrée ici. Comme le révèlent les chiffres de l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), en 2011, le revenu fiscal médian y était inférieur à 8 000 euros. « Ce niveau de revenu est 2,1 fois plus faible que celui de l'ensemble des habitants de la région (Seine-Maritime, Eure, ndlr) qui s'élève à 18 900 euros », précise l'Insee. En France, le revenu médian dans l'ensemble des quartiers prioritaires est de 9 600 euros. Autre particularité : près de 21% des familles de ces quartiers sont monoparentales.

Le marché du jeudi au quartier Châtelet, à Rouen. (©RT/Normandie-actu)


Vivre, ici, c'est prendre le risque d'être relégué au second plan. « Un commerçant des Hauts de Rouen se fait moins entendre que celui du centre-ville. Même chose pour un parent d'élève. Les lobbies sont plus puissants dans le centre », assure Jean-Michel Bérégovoy, professeur des écoles à l'établissement Guy-de-Maupassant, situé aux Sapins. Pourtant, la Ville assure mettre le « paquet » pour que « tout le monde se sente citoyen de Rouen », appuie Caroline Dutarte (PS), adjointe au maire en charge des solidarités et de la politique de la Ville et de l'insertion. Si ces quartiers ont longtemps été délaissés, la puissance publique a massivement investi sur ces Hauts de Rouen. Le grand plan de rénovation urbaine (Anru) des quartiers, lancé par le gouvernement au début des années 2000, a permis un « gros travail positif sur l'habitat », reconnaît David Tahir.


Entre 2005 et 2016, plus de 350 millions d'euros ont été injectés sur les Hauts de Rouen. Le cadre de vie a radicalement changé à coups de chantiers titanesques. Construction, démolition, rénovation, implantation d'équipements... « Une normalisation est en cours », veut croire Christine Bourrigan, chargée de mission à la gestion urbaine de proximité de la Ville de Rouen. Elle a assisté au début du plan de rénovation urbaine :

L'objectif de ces investissements est de désenclaver ces quartiers, d'apporter de la diversité, d'améliorer la vie quotidienne et ainsi, de rompre avec l'isolement physique. Que ces quartiers soient traversés et non plus un cul-de-sac.

Une métamorphose esthétique assortie d'un désenclavement réussi grâce notamment à l'arrivée du Transport Est-Ouest rouennais (Teor). Caroline Dutarte, reconnaît devoir « rattraper les erreurs du passé, mais on rattrape vachement vite ». Selon cette responsable socialiste, « depuis 2008, la ville et ses quartiers se sont transformés ». La Ville verse près de 700 000 euros aux associations des Hauts, chaque année, et a renforcé sa présence publique, comme c'est le cas pour les autres collectivités locales. Caroline Dutarte croit beaucoup en l'arrivée du centre de formation des apprentis (CFA) en cours de construction, pour faire de cette « banlieue », « des quartiers comme les autres ». Déjà en 2014, l'école supérieure d'arts et de design (Esadhar) a pris ses quartiers à la Grand-Mare. Des efforts incontestables, que Christine Bourrigan, du service urbanisme de la Ville, est obligée de reconnaître :

Avant, les habitants étaient aux mains exclusivement du bailleur social, avec un intérêt moindre pour leurs conditions de vie. Il n'y avait aucune autre institution. La Ville est beaucoup plus présente. Avant, ces quartiers représentaient vraiment un truc à part, à des niveaux que l'on n'imagine pas.


Des efforts que nuance Jean-Michel Bérégovoy (EELV), également adjoint au maire de Rouen : « Le cadre de vie a changé, mais pas la vie des gens ». Cet élu de la majorité constate une « paupérisation » de la population :

Le pouvoir d'achat des habitants a dégringolé. Le quotient familial dans ma classe a été divisé par deux en dix ans. Des parents paient la photo de classe en trois fois.

Jean-Michel Bérégovoy (au centre), élu et professeur des écoles aux Sapins, avec Christine Bourrigan (à droite), du service urbanisme de proximité de la Ville de Rouen. (©RT/Normandie-actu)

Une réputation « marquée au fer rouge »

Dans les Hauts de Rouen, « le revenu moyen est le plus faible de Seine-Maritime. Les habitants touchent majoritairement les minima sociaux », reconnaît Caroline Dutarte. « Un grand projet de ville, c'est bien, mais un grand projet de vie serait mieux », tacle Jean-Michel Bérégovoy qui dénonce des aménagements de façade. Lui croit en l'activité économique pour enrailler cette fabrique à pauvreté. Mais l'endroit ne séduit pas assez. Or, « si l'on veut que les investisseurs reviennent, il faut redonner une image positive », insiste l'adjoint au maire. Depuis les émeutes de 1994, survenues aux Sapins à la suite de la mort d'Ibrahim Sy, jeune voleur de voiture de 18 ans, tué par un gendarme, la réputation est très difficile à défaire. « Les Hauts de Rouen restent l'endroit où ça craint », regrette David Tahir.

« Ces quartiers sont encore victimes d'une image qu'ils ne méritent plus », constate le responsable d'un bailleur social. Une réputation qui n'est pas seulement nourrie par les populations extérieures. Elle est attisée par ses propres habitants. « Le désenclavement définitif se fera par un désenclavement psychologique », tranche par cette punchline Jean-Michel Bérégovoy.

« Les gens se sentent exclus dès la petite enfance », constate le directeur du centre social, constamment en contact avec les plus jeunes. Une image de « Bronx » seinomarin « marquée au fer rouge », alors que les Hauts possèdent des atouts incontestables. Par leur position géographique, ces quartiers ont une vue imprenable sur le bassin rouennais. C'est également l'un des rares endroits boisé de la ville, un véritable poumon vert, cerclé de forêts. Autrement dit, les Hauts de Rouen pourraient devenir le Mont-Saint-Aignan de demain, cette ville de l'agglomération où le taux de chômage ne dépasse pas les 12% et où le revenu médian par foyer avoisine les 26 000 euros.

Un « manque de vision »

Investissement massif de la puissance publique, des atouts évidents... Mais pourquoi cela ne prend pas ? « Si le blocage était seulement psychologique, cela fait longtemps que le problème serait résolu. Le souci est structurel », pense Jean-Michel Bérégovoy. Celui qui dit « faire un voyage au cœur de l'humanité », depuis que les habitants l'ont « adopté » il y a 20 ans, regrette le « manque de vision d'avenir », dont souffre sa propre majorité politique.

Et si David Tahir salue les aménagements urbains, il fait part du même manque de perspectives et parle de « gâchis », alors que « le Rouen de demain habite ici ». Selon Jean-Michel Bérégovoy, ses amis politiques n'ont pas su créer « un destin commun ». Un de ses regrets ? Avoir « raté la transition écologique il y a dix ans », au moment du grand plan de rénovation. Le militant écolo insiste :

S'il y a un endroit où l'écologie a du sens, c'est dans les quartiers populaires, afin de redonner du pouvoir d'achat, tout en améliorant la qualité de vie, en créant de l'emploi grâce à des circuits-courts que permet l'économie sociale et solidaire.

Les efforts ne sont pas terminés, puisqu'un second programme de rénovation de vaste ampleur est à l'agenda pour les années à venir. « Ce qui était acceptable en 2005 ne l'est plus aujourd'hui », reconnaît Christine Bourrigan. Cependant, la tâche semble encore immense pour éradiquer la pauvreté, voir naître une véritable mixité sociale et changer cette image de quartier à éviter.

Un seul critère de jugement est valable pour Jean-Michel Bérégovoy : « Ce sera une réussite quand un élu achètera un appartement ici pour l'un de ses enfants ». Chiche !


À suivre...

Entre la Lombardie et la Grand-Mare, à Rouen. (©RT/Normandie-actu)

Des étudiants pour sauver ces quartiers ?

Amener l'école supérieure d'arts et de design (Esadhar) et bientôt le centre de formation des apprentis à la Grand-Mare a-t-il un impact positif ? Cette mixité suffira-t-elle à sortir ces quartiers de l'enclavement ?

La suite de notre série sur les Hauts de Rouen, à lire prochainement sur Normandie-actu.