Appartement témoin. Pièce pigmentaire en un acte

Une histoire d'après une photographie
de Charles Decorps

PERSONNAGES :
LE CHEVAL
LA VISITEUSE
L'ACTEUR
LE FANTÔME
LE GUIDE
LE GROUPE

LE CHEVAL entend LA VISITEUSE et L'ACTEUR.
LA VISITEUSE entend L'ACTEUR.
L'ACTEUR entend LA VISITEUSE.
LE FANTÔME entend LE CHEVAL, LA VISITEUSE et L'ACTEUR.
LE GUIDE et LE GROUPE ne sont que des personnages secondaires.

SCÈNE 1 :

Intérieur d'appartement : un salon s'ouvre sur une chambre avec une grande fenêtre. Parquet au sol. LE CHEVAL est dans la chambre. Au premier plan, L'ACTEUR, assis dans un fauteuil vert, lit un journal qui cache son visage. Une urne est déposée sur une chaise à côté du fauteuil.
LE FANTÔME est debout, hors plateau.
Entrent LE GUIDE, LE GROUPE, LA VISITEUSE.

LE GUIDE : Logements habitants sinistrés.
LE GROUPE : Oh !
LE GUIDE : Patrimoine mondial de l'Unesco.
LE GROUPE : Ah !
LE GUIDE : Trente Glorieuses !
LE GROUPE : Ah, Ah !
LE GUIDE : Vide-ordures, réfrigérateur, gazinière, auto-cuiseur, aspirateur, lave-linge, tourne-disque, machine à écrire, chauffage collectif à air pulsé.
LE GROUPE : Olala !

LE GUIDE et LE GROUPE sortent.

SCÈNE 2 :
LE CHEVAL, L'ACTEUR, LE FANTÔME, LA VISITEUSE.

LE FANTÔME : C'est un lieu touristiquement intime. Tout y est faux. Même le cheval n'a jamais servi.
LA VISITEUSE : C'est joli chez vous.
LE FANTÔME : Ce n'est pas chez lui, c'est chez moi.
LE CHEVAL : C'est chez moi aussi !
LE FANTÔME : Ne dis pas n'importe quoi...
LA VISITEUSE : Vous ne me répondez pas ? Vous devez donc être un figurant. J'ai toujours été mal à l'aise avec les acteurs de rue ou de manège. Je ne veux pas les déranger dans leur travail, leur poser des questions idiotes, mais si je n'interagis pas avec eux, si je fais comme si je ne les voyais pas, ils ne peuvent pas faire leur travail non plus. Cette fois je me suis dit : « allez, tu vas faire un petit effort ». Mais vous êtes figurant, donc. Les figurants ne parlent pas. Tout de même, c'est très étrange de mettre des figurants dans une maison que l'on peut visiter non ?
L'ACTEUR : Qu'est-ce qui fait le plus peur ? Une maison d'un autre temps, équipée, vidée de ses habitants, hantée de fantômes ? Ou une mise en situation vivante ?
LE FANTÔME : Tu ne crois pas si bien dire !
LA VISITEUSE : Vous parlez ?
L'ACTEUR : L'homme oui, l'acteur non.
LA VISITEUSE : Donc vous êtes acteur ?
L'ACTEUR : Ici non, figurant.
LA VISITEUSE : Vous aimeriez être acteur ?
L'ACTEUR : Je SUIS acteur.
LA VISITEUSE : Mais ici vous êtes figurant.
L'ACTEUR : C'est ça.
LA VISITEUSE : Et en ce moment, avec qui suis-je en train de parler ? L'homme, l'acteur ou le figurant ?
L'ACTEUR : Les trois.
LA VISITEUSE : Pourtant, le figurant ne peut parler.
L'ACTEUR : Alors, vous parlez à l'homme.
LA VISITEUSE : Mais si vous êtes acteur, je veux dire si c'est un état d'être acteur et non une action, alors vous jouez simplement le figurant. Dans ce cas vous êtes un mauvais acteur puisque les figurants ne parlent pas. Ou alors, vous pouvez endosser à la fois le rôle d'acteur et celui de figurant.
Quand vous êtes figurant vous n'êtes plus acteur. Vous serez donc un mauvais figurant mais je vous laisse le bénéfice du doute en ce qui concerne votre jeu d'acteur.

L'ACTEUR hausse un sourcil et reprend la lecture de son journal.

LA VISITEUSE : Pourquoi ne répondez-vous pas ? C'est idiot ce que je raconte ?

L'ACTEUR hausse les épaules.

LA VISITEUSE : C'est un journal de 1950 que vous lisez là ?
LE FANTÔME : Lundi 9 mars 1950, un homme est retrouvé mort au Havre décapité par le funiculaire. Il s'était baissé un peu trop par la fenêtre de sa cabine pour apprécier la vue sur l'église Saint Joseph et il a basculé en avant.
LA VISITEUSE : Est-ce qu'ils ont la bonté de vous en donner un différent chaque jour ou est-ce que vous êtes obligé de vous coltiner le même numéro depuis... Depuis quand travaillez-vous ici ?
LE FANTÔME : Ne te fatigue pas nénette, il ne te répondra pas. C'est un acteur raté, tu l'as vexé.
LA VISITEUSE : Je comprends, je vous ai vexé en disant que vous étiez un mauvais figurant et vraisemblablement un mauvais acteur. Maintenant vous voulez me punir en me prouvant qu'effectivement vous pouvez ne plus parler.
LA VISITEUSE s'approchant de la fenêtre : En tout cas vous ne manquez pas de lumière ici.
LE FANTÔME : Oui, il y a une double exposition.
LA VISITEUSE : Très bien, je ne vous parle plus alors.

SCÈNE 3 :
LA VISITEUSE regarde par la fenêtre et imagine la vie des gens. LE CHEVAL commence à se balancer lentement. L'ACTEUR et LE FANTÔME restent en place.

LE CHEVAL : J'essaye de faire du bruit pour qu'on me remarque.
L'ACTEUR au public : Je n'arrive pas à me concentrer sur mon journal, je la sens qui tourne en rond et le plancher grince.
LE CHEVAL : Avant j'avais un pelage soyeux, on aimait me caresser. Maintenant il est plein de poussière.
L'ACTEUR : Pourquoi est-ce qu'elle ne part pas ? Habituellement les visiteurs ne restent pas plus d'une heure dans ce deux pièces-cuisine-salle-de-bain.
LE CHEVAL : Et si j'attrapais des acariens ?

LA VISITEUSE tousse.

L'ACTEUR : Où est le guide ?
LE CHEVAL : Je ne veux pas finir dans une décharge.
LA VISITEUSE : J'ai toujours eu peur des chevaux.
LE CHEVAL: Je le savais !
L'ACTEUR: Ça recommence …
LE FANTÔME: Pauvre cheval... Au commencement les enfants avaient envie de le toucher. Il avait l'air si doux, et si beau, c'était bien normal. Mais on le surprotégeait : « On touche avec les yeux » qu'on disait et lui se sentait important. On le préservait des maladies bactériennes que ces sales petits mioches pouvaient lui refiler. De la morve qui passe du nez au doigt puis du doigt à son pelage. Maintenant il n'y a plus d'enfants qui viennent visiter ce genre d'endroit. Il va être jeté à la benne sans jamais avoir servi. Sans même avoir su ce que c'est que d'être aimé, précieux.
Maintenant il est juste glauque. Flétri. Son seul salut serait d'être embauché dans des films d'horreur.

LE CHEVAL pleure silencieusement.

L'ACTEUR : Je ne devrais pas avoir le droit de vous dire cela mais...
LA VISITEUSE : Hé bien quoi ?
L'ACTEUR : Non, laissez tomber.
LA VISITEUSE : Je vous promets que ça restera entre nous !
L'ACTEUR : Vous ne voudriez pas partir ? S'il vous plaît ?
LA VISITEUSE : Alors ça c'est le pompon ! Non mais quel toupet ! J'en référerai à vos supérieurs.
L'ACTEUR : C'est vous qui m'avez convaincu de vous en parler.
LA VISITEUSE : Je ne m'attendais pas à ça !
L'ACTEUR : Donc vous ne voulez pas partir ?
LA VISITEUSE : Je n'y arrive pas.
L'ACTEUR : Qu'est-ce que ça veut dire ?
LA VISITEUSE : Je n'arrive pas à sortir, quelque chose me retient physiquement.
L'ACTEUR : Vous vous moquez de moi ?
LA VISITEUSE : Non, je vous assure, essayez pour voir ?

L'ACTEUR se lève et se dirige vers le devant de la scène.

L'ACTEUR : Vous avez raison ! Nous sommes enfermés !
LA VISITEUSE : N'avez-vous pas l'impression que les murs se referment sur nous ?
LE CHEVAL : Cette impression ne me quitte jamais.
LE FANTÔME : Même si j'ai du mal à les encadrer, j'ai toujours de la tendresse pour les vivants quand ils touchent les frontières de leur existence. Celle-ci tient dans 100,5 cm².

Charles DECORPS, Sans titre 1, 2008, photographie, 100,5 x 100,5 cm, dépôt du Centre National des Arts Plastiques, Fonds National d'Art Contemporain au MuMa musée d'art moderne André Malraux, Le Havre © Charles Decorps

Auteur du texte :

Ella Coutance


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Le Projet :


En 2017-2018, le service numérique du MuMa musée d'art moderne André Malraux a proposé aux étudiants du Master de Création littéraire de l'Université du Havre et de l'ESADHaR de participer à un projet d'écriture à partir d'une ou plusieurs œuvres de son exposition Comme une histoire... Le Havre.

Une quinzaine de textes ont été produits par les étudiants. Une sélection de ces textes a ensuite fait l'objet d'une captation sonore, interprétés par les étudiants eux-mêmes au studio Honolulu. Ces récits sonores sont diffusés sur l'audioguide du musée, accessibles directement et gratuitement pour les visiteurs du musée depuis leur smartphone. Ils sont également disponibles à l'écoute sur le site et les réseaux sociaux du MuMa de même que l'ensemble des textes produits.