La chambre

Une histoire d'après une photographie
de Manuela Marques

Nous voudrions que le corps de l'autre s’efface,
mais le corps de l’autre ne s’effacera jamais.
Nous voudrions que, mais nous ne pouvons rien.

Je bloque l’image dans mes yeux, je me mets face à la fenêtre pour voir en grand, je m’efforce de retenir la date, d’embrasser le plus largement possible la chambre, de me délecter des ambiances,

je me promets que je garderai comme un trésor tout cet effort de persistance rétinienne, mais je sais bien que c’est faux.

Nous sommes faits pour oublier.

Et quand je te dis je m’en souviendrai toujours, nous savons le mensonge.

Il y aura d’autres hommes et d’autres lieux, mais pour l’instant je garde en moi mon souffle, je sais que quand j’expirerai, on dira « c’était un jour de novembre » et le processus de corrosion débutera — comme au port tout à l’heure, sur la coque des bateaux, la rouille qui grignote et ça n’a l’air de rien, c’est juste quelques piqûres poudreuses, c’est juste quelques poussières collées, t’as du mal à penser que ces petites blessures aient la moindre importance avant que la matière souffre assez pour trahir sa propre résistance à l’histoire.

Il est des lieux où l’au revoir est plus douloureux qu’ailleurs.

Je ne sais pas à quoi cela tient, à quelque chose dans la ville, parce que l’on est dans un port et qu’il y a plus de départs ici qu’ailleurs, que toute cette ville est empreinte d’au revoir, de départs, de piétinement sur les quais, de brume qui l’aura mangé d’ici une heure et qui la recrachera comme chaque matin dans le brouillard, peut-être parce que la bruine lave les heures, parce qu’il ne faut pas laisser les vagues trop nous parler, peut-être parce qu’elle disparaît dix fois par jour pour calmer les bruits des gens qui voudraient rester mais qui ne restent pas, pour ne plus écouter ceux qui passent juste passer, pour ne plus se laisser perdre sous nos histoires d’humains, parce qu’elle a déjà trop de traces à garder et qu’elle ne gardera pas la nôtre,

C’est difficile de se quitter au Havre.

Je le savais bien qu’ici l’au revoir serait douloureux, et même s’il l’a été avant et ailleurs, je sais que cet au revoir-là, celui d’après la chambre tentures orange et draps verts, celui-là tiendra dans mon temps.

Manuela MARQUES, Sans titre 3, 2008, C-Print, 100 x 135 cm, MuMa musée d'art moderne André Malraux, Le Havre

Auteur du texte :

Isabelle Rodriguez


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Le Projet :


En 2017-2018, le service numérique du MuMa musée d'art moderne André Malraux a proposé aux étudiants du Master de Création littéraire de l'Université du Havre et de l'ESADHaR de participer à un projet d'écriture à partir d'une ou plusieurs œuvres de son exposition Comme une histoire... Le Havre.

Une quinzaine de textes ont été produits par les étudiants. Une sélection de ces textes a ensuite fait l'objet d'une captation sonore, interprétés par les étudiants eux-mêmes au studio Honolulu. Ces récits sonores sont diffusés sur l'audioguide du musée, accessibles directement et gratuitement pour les visiteurs du musée depuis leur smartphone. Ils sont également disponibles à l'écoute sur le site et les réseaux sociaux du MuMa de même que l'ensemble des textes produits.