Lever de lune, Porte Océane

Une histoire d'après une photographie
de Véronique Ellena

Bon, voilà, on y est. C'est bon ? T'es contente ?
Où est-ce que j'ai foutu mes clopes ?
Putain me dis pas que j'les ai oubliées à la maison.
Non, toi tu dis pas ce mot-là.
Parce que. C'est pour les grands.
C'est tout mouillé ici bordel.
On va avoir les futes tout crades.
Et t'as intérêt à taper tes chaussures avant de monter dans la voiture !
Pff, ça caille en plus...
Non, tu restes là.
Reste avec moi j'ai dis !
Parce que.
Y'a un jour où tu seras plus à côté de moi. Alors, en attendant, reste là.
Tu verras bien.
Tu verras bien j'te dis !
Un jour tu grandiras, et y'aura forcément un problème, quequ'chose qui ira pas.
Tellement de choses peuvent se passer...
Peut-être que t'aimeras trop les garçons, et ils t'aimeront trop aussi. J'vais avoir du mal à le supporter. T'es toute mignonne, tu va devenir très jolie ma fille, et j'vais pas être le seul à l'remarquer et j'connais les hommes, j'en suis un, et j'suis pas un tendre. Comment je ferais quand ils seront aussi envahissants de toi que je l'ai été de toutes ces autres ?
Ou alors peut-être que t'aimeras pas assez les garçons. Y'a pas de ça sous mon toit. Alors j'te punirai encore et encore, j'te redresserai jusqu'à ce que tu étires ta peau à tous les coins d'un moule circulaire, jusqu'à être assez déformée pour en être conforme.
Peut-être que tu voteras pas comme moi et je serais obligé de hausser le ton par-dessus mon quatrième verre de vin dominical après un reportage de chez BFM.
Ou alors peut-être que tu deviendras une connasse comme ta mère et tu finiras par te penser meilleure que moi et partiras à l'autre bout de mon Monde dans l'espoir que ça te soignera.
Rien ne te soignera ma fille.
Quoi que tu fasses maintenant, je serai toujours inscrit en toi. Comme un poison éternel imprimé dans tes veines, j'te rendrai malade même à distance, une maladie incurable, ne cherche pas de remède à moi ma fille.
J'crois que j'suis tout cassé. Et c'est pas bon pour ta mécanique, ta mère t'expliquera. Y'a un boulon qui a sauté et ça a traversé toutes vos fenêtres, chaque fois que vous vous déplacez vous vous blessez sur les couteaux en débris qu'j'ai laissés à vos pieds.
J'ai gardé vos peaux intactes mais j'ai pris mon aiguille pour tatouer l'intérieur de vos paupières, maintenant même dans la nuit ma trace vous marque toujours, j'crois que j'visite certains de tes rêves c'est pour ça qu'des fois j'dois changer les draps de ton lit.
Ma fille, j'suis une tache. Une belle merde, une crasse. Je salis tous ceux que je touche, je ne touche que ceux que j'aime, regarde ta jupe pleine de gadoue, c'est pas la marée basse ça, c'est moi.
Mais attends, lève la tête, regarde : tu vois ? La lune est pleine de cratères, pourtant certains en font leur déesse, sûrement un jour je t'apprendrai à aimer mes changements, des fois j'disparais, j'l'explique pas, c'est pas ma faute, des fois je brille fort exprès pour te garder éveillée jusqu'à ce que tu ne connaisses plus que mon nom, c'est la loterie et c'est toujours moi le gagnant.
Mais ce qui est sûr, ma fille, c'est que je ne manquerai jamais une occasion de me pendre du haut de ton plafond. J'veux que pour toujours tu entendes le grincement de ma corde sur ta constellation préférée, que tu entendes la nuit qui s'échappe de derrière ma luette et t'avale toute entière. Je resterai là. Un jour, ma fille, tu t'en iras. Et moi, moi je resterai là, tout près de toi.

Véronique ELLENA, Lever de lune, porte Océane, 2010, photographie couleur, 80 x 100 cm, MuMa musée d'art moderne André Malraux, Le Havre

Auteur du texte :

Yannis Djafri


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Le Projet :


En 2017-2018, le service numérique du MuMa musée d'art moderne André Malraux a proposé aux étudiants du Master de Création littéraire de l'Université du Havre et de l'ESADHaR de participer à un projet d'écriture à partir d'une ou plusieurs œuvres de son exposition Comme une histoire... Le Havre.

Une quinzaine de textes ont été produits par les étudiants. Une sélection de ces textes a ensuite fait l'objet d'une captation sonore, interprétés par les étudiants eux-mêmes au studio Honolulu. Ces récits sonores sont diffusés sur l'audioguide du musée, accessibles directement et gratuitement pour les visiteurs du musée depuis leur smartphone. Ils sont également disponibles à l'écoute sur le site et les réseaux sociaux du MuMa de même que l'ensemble des textes produits.