La maison

Une histoire d'après une peinture
d'Yves Bélorgey

Je pense au chat qu'ils avaient à l’époque.
Je me demande qui va penser au chat maintenant et je suis triste pour Minouche, je suis triste pour le chat et j’ai un peu honte.

Je pense à l’épaisseur de la moquette,
à l’inertie,
à la sensation d’être étrangère ici,
aux : embrasse ta grand-mère,
à l’odeur de salive sèche au coin des lèvres, au petit haut le cœur, léger, qu’il faut
refréner,
au sécateur encore terreux posé à même la table,
à la cafetière qui siffle,
aux tasses qu’on a toujours connues ici.

Je pense qu’on ne s’imagine jamais vieillir,
et qu’on s’est toujours dit
que si les vieux mouraient c’est parce qu’ils étaient vieux
qu’ils étaient vieux depuis toujours
qu’ils étaient nés pour être vieux dans notre histoire à nous,
et quand ils nous coincent sur le palier
où l’on fume entre cousins
et qu’ils nous disent le doigt en l’air
Ha les jeunes, profitez de votre jeunesse ça passe vite
on rit ouvertement
car on n’a jamais même songé qu’elle pouvait s’échapper.
Et je les imagine maintenant
de l’autre côté de la porte d’entrée
entendre nos éclats de rire
nos tonnerres de vivants qui ne savent pas encore
et comme pour Minouche
j’ai un peu honte.

Personne ne gardera la maison.
Elle sera revendue à un couple de jeunes sûrement,
c’est pas cher les maisons de ces années-là,
mais ils vont avoir sacrément des travaux à faire.
Regarde les voisins ils ont fait poser des capteurs solaires ils ont eu raison :
c’est un bon investissement.

Un oncle dit : ça fait quand même bizarre
et prend un peu plus de temps que nécessaire
pour tourner une dernière fois la clé dans la serrure.

Je m’assois sur les marches
pas vraiment prête à partir
à refaire le chemin seule côté retour.
On va boire un verre à la maison dit
un autre des oncles qui n’habite pas loin.

Dans le carton à mes pieds
il y a
quelques vinyles que je n’écouterai jamais
que je n’ai jamais non plus écoutés chez eux
qui ne me les rappellent pas.
Machinalement,
La main contre le mur
je décroche un débris de crépi jaune.
Dans la paume
un morceau de plâtre
qui veut dire quoi ?
Ca ressemble à une île perdue sur ma peau
Mais je ne me résous pas à la souffler au vent
et je la laisse se glisser dans ma poche
en partant.
J’emporte un bout de territoire
qui ne m’appartient pas
sur lequel peut-être
un peu de mon histoire
a coulé.

J’emporte un bout de territoire
de quelques centimètres carrés
comme si c’était indispensable.

Je sais que l’effritement est inévitable,
en frottant contre le tissu
mon souvenir se perdra
paillettes de ciment
dans les mailles
et j’imagine les souvenirs portés par quelques grammes de maison
dissous-là.

Yves BÉLORGEY, Cité Mayville, 2016, huile sur toile, 240 x 240 cm. © Yves Bélorgey © Adagp, Paris 2017

Auteur du texte :

Isabelle Rodriguez


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Le Projet :


En 2017-2018, le service numérique du MuMa musée d'art moderne André Malraux a proposé aux étudiants du Master de Création littéraire de l'Université du Havre et de l'ESADHaR de participer à un projet d'écriture à partir d'une ou plusieurs œuvres de son exposition Comme une histoire... Le Havre.

Une quinzaine de textes ont été produits par les étudiants. Une sélection de ces textes a ensuite fait l'objet d'une captation sonore, interprétés par les étudiants eux-mêmes au studio Honolulu. Ces récits sonores sont diffusés sur l'audioguide du musée, accessibles directement et gratuitement pour les visiteurs du musée depuis leur smartphone. Ils sont également disponibles à l'écoute sur le site et les réseaux sociaux du MuMa de même que l'ensemble des textes produits.