Danton

Une histoire d'après une photographie
d'Anne-Lise Seusse

Constant : Ils ont retiré les bancs.
Paul
: Il fait pas beau aujourd'hui
Constant
: Les bancs, là, ceux sur lesquels on s’asseyait.
Paul
: C’est pour ça qu’on est debout ?
Constant
: C’est pour ça qu’on est debout.
Paul
: À s’asseoir avec la pluie, on aurait eu le cul mouillé.
Constant
: C'est toujours mieux que de s’asseoir par terre.
Paul
: On fait quoi, on reste debout ?
Constant
: On n’a qu’à aller sous l’arbre, on sera à l’abri
Paul
: Y'aura des bancs là-bas ?
Constant
: Y'a un muret, un mur sur lequel on peut s’asseoir

Déplacement avec sons des pas sur le sentier
Bruits de gravier puis de flaques d'eau, succion de la boue

Constant : On est bien ici.
Paul
: J’ai les pieds trempés
Constant
: On est bien ici.
Paul
: Et de la boue plein le pantalon.
Constant
: C’est vrai que c’est pas agréable d’être mouillé.
On est au sec au moins maintenant.
Paul
: C’est en venant que je me suis trempé
Constant
: Regarde. La friche est toute boueuse. On allait pas rester, et debout.
Paul
: Ici on est au sec. Sous l’arbre, sur le mur de brique
Constant
: Et tu vas sécher.
Paul
: En attendant, j’ai froid.
Constant
: Ne tombe pas malade
Paul
: Ça arrive vite ces derniers temps.
Constant
: Je te l’interdis.
Paul
: L’autre jour dans la queue, y’avait ce grand type qui s’est vomi dessus, debout
Constant
: Tu m'entends ?
Paul
: De quoi ?
Constant
: Tomber malade.
Tu vas me le refiler après.
Paul
: Il faudrait pas. De toute manière je ne suis pas con-ta-gieux (en épelant)
Constant
: Qu’est-ce que tu en sais ?
Paul
: Je ne l’ai jamais été.
Constant
: Malade ?
Paul
: Contagieux.
Constant
: Vas-y, tombe malade.
Paul
: C’est ce qui va arriver.
Constant
: Tu es déjà sec.
Paul
: On est bien ici.
Constant
: Tu vois
Paul
: Je vois un grand vide, herbeux. De la taille d’un terrain de foot, mais sans les cages.
Il y a un sentier qui le coupe en deux. Avec la saison il se change en boue.
Constant
: On y est passés tout à l'heure
Paul
: C’est là qu’on est venus. Sans ce gros tas on aurait contourné, et j’aurais pas les pieds mouillés
Constant
: Tu te rappelles de comment c’était ?
Paul
: Plus plat.
Constant
: Avant, la friche.
Paul
: La friche ?
Constant
: Y’avait quoi à la place ?
Paul
: De la friche ?
Constant
: Oui.
Paul
: Il y a toujours eu la friche.
Constant
: Tu ne te rappelles pas de la prison.
Paul
: Où ?
Constant
: À la place de la friche.
Paul
: Je ne te suis plus
Constant
: Tu vas voir.

Nouveau déplacement : ils avancent l'eau au mollet
La pluie s'intensifie en arrière fond

Paul : Ça recommence
Constant :
Tu es mouillé, je suis mouillé, nous sommes trempés.
Paul :
Après ?
Constant :
C’est toi qui en reparlais.
Paul :
Qu’est-ce qu’on fait ?
Constant :
On change de point de vue.
Paul :
Je voyais la friche mais plus la prison.
Constant :
On y est. Par étapes. Le tas de gravats
Paul :
Tu m’as dit de l’oublier.
Constant :
Avant le tas de gravats.
Paul :
Je vais nous éclairer
Temps que Paul sorte son portable
Constant :
T’as un téléphone toi ?
Paul :
Tu vois ?
Constant :
Me le mets pas dans la gueule, ça rend aveugle ces trucs-là
Paul :
C’était pas comme ça avant ?
Constant :
Bon
Paul :
Y’avait.
Constant :
Continue.
Paul :
Les jardins partagés.
Constant :
Il y avait de l’ambiance.
Les familles, les gamins qui bêchaient ou qui ramenaient le compost.
De la terre pleine de vie
Paul :
Des parasites. Ça grouillait, ça attirait les insectes, des nuisibles, des rongeurs, des rats, la contagion, et des renards : ça mord, ça a la rage, sinon ça reste dans les forêts.
Ça n’a rien à faire en ville.
Constant :
J’aimais bien, les fruits et les légumes
Paul :
Un garenne, ici, en liberté, tu trouves ça bien?
Avec tes familles, tes gamins ?
À cause d’eux et de leur potager, y’en a un qui furetait partout sur la place. On pouvait pas l’attraper.
Constant :
Fallait lui lâcher les chiens, y’en a plein dans le quartier.
Paul :
C’est ce qu'il s’est passé, mais il se foutait sous les voitures.
Constant :
Vous avez fait comment ?
Paul :
On n’a pas pu. J’ai failli l’avoir. Des jeunes l’ont rabattu vers mon banc, il m’est passé entre les jambes. J’ai senti ses oreilles me glisser dans la paume.
Constant :
Elles étaient comment ?
Paul :
Chaudes, duveteuses, un peu râpeuses : longues et pointues. C’est là que j’ai su que c’était vraiment un garenne. Pas un lapin d’appartement.
Constant :
Un lapin d’appartement ?
Paul :
Un garenne.
Constant :
C’était ça la terreur du quartier ? Ils en vendent tous les samedi au marché.
Paul :
Ils vendent pas d’animaux au marché.
Constant :
De la viande.
Paul :
Il était vivant.
Constant :
C’est pareil. Tant qu’on les mange y’a pas à avoir peur. C’est comme les fruits et les légumes.
Paul :
Tu crois ?
Constant :
J'en suis sûr.
Paul :
Ça va. Il fait nuit, on retourne s’abriter ?
Constant :
Pas encore.

Transition son environnant, coupure

Paul : Qu’est-ce qu’on attend ?
Constant :
On attend que tu te souviennes.
Paul : (s'énerve)
Constant :
Ce vide –la friche– au centre d’une ville, tu trouves ça normal ?
Paul : (précipité)
Quel vide, et le mur-là ?
Constant :
Celui où on s’est assis ?
Paul :
Non là, au milieu de la prairie.
Constant :
C’est le mur d’expression libre.
Paul :
Expression libre ?
Constant :
Des artistes, des peintres viennent y faire ce qu’ils veulent.
Tu sais le goût, le besoin qu’ont ces gens de s’exprimer.
Ils se défoulent.
Paul :
Ils sont en colère ?
Constant :
Ils sont artistes de rue, c’est légal.
Paul :
La liberté c’est légal ? Les murs, ça m’écrase.
Constant :
Tu as perdu l’habitude. Il y a des choses belles des fois.
Paul :
On peut aller voir ?
Constant :
Éclaire-nous les pieds qu’on se casse pas la gueule.
Paul :
Je vais plus avoir de batterie.

Nouvelle transition sonore
Déplacement jusqu’au mur

Paul : Tu m’avais parlé de peinture
Constant :
Ouvre tes yeux
Paul :
Pas de graffiti.
Constant :
C’est quoi, de la brique ?
Paul :
Des espèces de lettres, mais je peux pas les lire.
Constant :
C’est ça le problème ?
Paul :
Ça s’efface.
Constant :
On peut déchiffrer encore
Paul :
À peine. C'est quoi le message ?
Constant :
D’écrire sur le mur
Paul :
Il y a d’écrit... merde
Constant :
Merde à celui qui lit.
Paul :
Plus de batterie.
Constant :
Merde à celui qui lit ou plus de batterie c’est la même chose.
Ce qui compte c’est le geste.
Tu vois des lettres, je vois la peinture.
Paul :
Je ne vois plus rien.
Constant :
Tu te trompes. La lumière t’aveugle.
On n’a pas besoin de voir pour l’Art.
Paul :
Tu tournes le dos au mur.
Constant :
Parce qu’on le sait, quand c’est de l’art.

(fouille dans ces poches, bruit exagéré)

Prends cette balle.
Paul :
Elle sort d'où ?
Constant :
Elle était à nos pieds.
Qu’est-ce que tu vois ?
Paul :
Plus grand-chose. Elle doit être boueuse, salie.
Constant :
Si je te dis qu’elle est jaune, qu’elle brille, que c'est le soleil de notre nuit ?
Paul :
C’est de l’art !
Constant :
C’est de la poésie.
Paul :
Je peux en faire moi aussi ?
Constant :
EX-PRE-SSION LIBRE
Paul :
J’ai envie de jouer avec
[POC]
Constant :
Tu peux.
[POC]
Paul :
Comme quand on allait en promenade
[POC]

Tu te rappelles ?

(silence)

Constant : Je me rappelle.
[POC]
Paul :
Il y avait ce mur. Il était plus haut.
[POC]

On jouait contre.
À la taper après le rebond avec la paume.
[POC]

C’était bien ce jeu.
Comment ça s’appelait déjà ?
[POC]
Constant :
La Paume.
[POC]
Paul :
On fait une partie ?
Constant :
Tu vas attirer les chiens.
[POC]
Paul :
Il y avait pas de chiens quand on jouait avant ?
[POC]
Constant :
Pas besoin.
[POC]

Arrête.
[POC]
Paul :
Ex-pre-ssion libre.
[POC]

[...]
[POC]

Constant ?
[POC]

Constant ?
[...]
Constant :
Quoi ?
Paul :
Ça bouge. Dans les fourrés
Constant :
T’as qu’à y' aller voir.
Paul :
Je vais réessayer avec mon téléphone.
Constant :
T’as plus de batterie.
Paul :
Ça peut marcher avec le flash.
(flash d'appareil photo)

T’as vu ?
Constant :
Je te l’avais dit.

Grognement de chien

Paul : Constant (la peur au ventre)
Constant :
COURS

Déplacement jusqu’au sommet du tas, escalade catastrophée en fracas de grilles et de cailloux

Paul : On était à deux doigts de se faire attraper.
Constant :
Par quoi ?
Paul :
De se faire mordre.
Constant :
Y’avait rien.
Paul :
Tu m’a dit COURS
Constant :
C’est toi.
Paul :
Le grognement ?
Constant :
Ça t’a fait peur ?
Paul :
Les yeux oranges derrière les hautes herbes ?
Constant :
Tu as la photo ?
Paul :
On peut regarder. J’espère que ça va pas couper.

(compose un numéro bruyamment)

Je sais prendre les photos mais je sais pas les retrouver.
Constant :
Passe-le moi.
[...]
Paul :
Alors ?
Constant :
Les yeux, c’était des fleurs.
Paul :
Montre ! […] C’est éteint.
Constant :
Le noir total (ironique)

Lourds aboiements et cris se rapprochant

Maître-chien : (Crie) Vous foutez quoi là-haut ?
Constant :
On est montés se mettre à l’abri.
Paul :
On était poursuivis. Y’avait des chiens, pas comme celui-là, peut-être des fleurs, mais elles grognaient.
Maître-chien :
Vous avez rien à foutre là. Y'a les barrières autour.
Paul :
On est en sécurité.
Constant :
On bougera pas.
Maître-chien :
Va falloir
Paul :
Sinon quoi ?
Maître-chien :
Je vous fous dehors.
Constant :
Ah oui ?
Paul :
Non pas dehors, il fait froid
Maître-chien :
Vous vous foutez de ma gueule ?
Paul :
T’as pas froid toi ?
Maître-chien :
C’est mon métier.
Constant :
Comprenez mon camarade : comment pourrions-nous être plus dehors que nous ne le sommes déjà ?
Maître-chien :
Ça c’est pas mon problème
Paul :
C’est quoi ton problème ?
Maître-chien :
Vous devez dégager, c’est une propriété privée.
Constant :
Des grillages défoncés autour d’un tas de cailloux.
Maître-chien :
Tu crois que c'est là pour quoi ?
Paul :
Pour nous protéger des chiens
Maître-chien :
T’aime pas ça les chiens ?
Paul :
Non, pas trop. Ils bavent. On dirait qu’ils sont tout le temps en manque, mais on sait pas de quoi : d’amour ? Ils veulent jouer ou ils veulent mordre ?
Maître-chien :
Je crois que le mien n’a plus trop envie de jouer

(Grognement sinistre)

Constant : Je me permets de nouveau de vous interrompre.
Mon ami n’est en aucun cas menaçant vis à vis de vous et, il est, désarmé. Vous êtes, à l’inverse, accompagné d’un chien dangereux de première catégorie - qu'on ose espérer en règle. À l’instant où vous lui ôterez sa muselière il sera considéré comme une arme d’attaque. Êtes-vous bien certain de vouloir que les événements tournent de la sorte ?
Gardien :
Un clodo avocat ?
Paul :
Un clodo ?
Maître-chien :
Je vais aller chercher les collègues, qu’on rigole ensemble.
(en s'éloignant)
On verra bien qui fait les malins
[...]
Constant :
On lui a bien fait fermer sa gueule.
Paul :
Clodo
Constant :
On me la fait pas à moi. Je sais de quoi je parle, je connais mes droits, je connais la loi. Je
Paul :
Il a dit clodo.
Constant : (garde le silence)
Paul :
C’est ça qu’on est, des clochards ?
Constant :
Tu crois ?
Paul :
On est tout le temps dehors à jouer au même jeu, même la nuit.
Constant :
Il faut bien s’occuper.
Paul :
Sinon on s’ennuierait.

(pense)

J’aimerais bien faire autre chose, des fois.
Constant :
Tu voudrais faire quoi ?
Paul :
Dormir ?
Constant :
Il fait trop froid.
Paul :
La nuit est pas faite pour dormir ?
Constant :
Pas dehors.
Paul :
Pourquoi est-ce qu’on ne rentre pas ?
Constant :
Il faut un toit pour ça.
[...]
Paul :
Mais on a eu un toit ?
Constant :
Oui.
Paul :
Où c’était ?
Constant :
Ici.
Paul :
C’est pour ça qu’on vient jouer tous les soirs, pour le retrouver ?
Constant :
Vas-y
Paul :
C’est pas pour le retrouver, c’est pour se rappeler. On joue à se souvenir. Notre maison elle était là. C’était pas la place de la friche, c’était le place de notre maison.
Elle était immense, la plus grande du quartier. Avec des hauts-murs pour nous protéger des chiens. On jouait à la balle, ils nous auraient embêtés. C’était super. On faisait rien que jouer, dormir et manger. On dormait beaucoup : j’étais tout le temps dans ma chambre. Elle était toute petite. J’avais même des toilettes et un lavabo dans un coin. J’avais pas à en sortir. Je voulais sortir mais on me disait que c’était l’heure ni de manger, ni de jouer. […] J’avais pas à sortir. Je pouvais pas sortir. Je tapais sur ma porte. Elle était lourde et froide. Ça faisait un bruit de dingue avec l’écho dans tout le couloir. Personne me répondait : «FERME TA GUEULE, T'AS QU'À DORMIR ! ». Je voulais pas dormir. Je voulais sortir. Je voulais jouer à la balle, pas à me souvenir. Je veux pas me rappeler. Je veux être dehors, je m’en fiche d’avoir un toit, je m’en fiche d’avoir froid. Je veux plus dormir, je veux être dehors. Je veux pas de maison, je veux plus de maison, je veux veux jouer toute la nuit, à oublier. Viens Constant on arrête de se rappeler, je te poserai plus de questions, on jouera qu’à la balle, à la lancer, à la rattraper, et on échangera. Ce sera bien comme jeu. Tu vois ?
Constant : […]
Paul :
Constant ça sera bien comme jeu.
Constant : […]
Paul :
Tu vois ?

Anne-Lise SEUSSE, Le Havre, jardin partagé, place Danton, prairie 3, 2016, photographie couleur, 70 x 50 cm © Anne-Lise Seusse

Auteurs du texte :

Valentin Savoye & Alexis Frobert


© Tous droits réservés aux auteurs

Le Projet :


En 2017-2018, le service numérique du MuMa musée d'art moderne André Malraux a proposé aux étudiants du Master de Création littéraire de l'Université du Havre et de l'ESADHaR de participer à un projet d'écriture à partir d'une ou plusieurs œuvres de son exposition Comme une histoire... Le Havre.

Une quinzaine de textes ont été produits par les étudiants. Une sélection de ces textes a ensuite fait l'objet d'une captation sonore, interprétés par les étudiants eux-mêmes au studio Honolulu. Ces récits sonores sont diffusés sur l'audioguide du musée, accessibles directement et gratuitement pour les visiteurs du musée depuis leur smartphone. Ils sont également disponibles à l'écoute sur le site et les réseaux sociaux du MuMa de même que l'ensemble des textes produits.