LA CITÉ BLANCHE

En Ardèche, un village fantôme hanté par l'oubli

Le site, tombé en déshérence, ne compte plus qu'une seule habitante.

A Vivers, en Ardèche, le cimentier Lafarge avait construit pour ses ouvriers des logements et toutes les commodités. Le site, tombé en déshérence, ne compte plus d'une seule habitante.

A Viviers, le temps s'est figé

Pour allumer la lumière, à l'entresol d’un des rares logements encore occupés, il faut tourner un gros bouton gris. Comme dans le temps. Dans la cage d’escalier, un ancien pupitre d’écolier, renversé, et un landau prennent la poussière. À la cité Blanche, qui se dresse au bout d’un chemin partant de la route nationale 86 à la sortie de Viviers (Ardèche), le temps s’est figé. Même l’horloge, qui trône au-dessus de ce qui fut autrefois le cercle Saint-Léon, un lieu où se retrouvaient les habitants, s’est arrêtée.

"Jusqu’à 400 personnes ont vécu ici dans la première moitié du XXe siècle, raconte Jack Szabo, administrateur et secrétaire du conseil d’administration du Centre international construction et patrimoine de Viviers (CICP). Les habitants avaient un petit jardin du côté du Rhône, ils cultivaient même de la vigne pour faire leur vin. Les gens étaient logés à vie, ils pouvaient même rester après leur retraite."La cité Blanche, c’était l’emblème, dans le Vivarais, de la tradition du patronat paternaliste"

La vie quotidienne s’organise

Descendant d’une famille qui exploitait des carrières pour la fabrication de chaux depuis deux générations, Raphaël Pavin de Lafarge a l’idée de bâtir des logements pour ses hommes et leur famille à côté de l’usine. En 1880, une première rangée d’une trentaine d’habitations d’un étage sort de terre face au Rhône. Le cimentier baptise cet ensemble la cité Blanche, en hommage à son épouse, Blanche de Causans, décédée prématurément. La vie quotidienne s’organise avec une école, des commerces (épicerie, boulangerie, boucherie, etc.), un cercle où les hommes se retrouvent pour jouer aux cartes et discuter. En 1913, une seconde enfilade d’habitations est édifiée le long de la voie de chemin de fer. Il y avait aussi une église, bâtie en 1923, un abattoir et un hôpital. La cité ouvrière avait même son équipe de foot, sa fanfare et sa course cycliste. Une vraie vie de village.

La cité Lafarge se résume aujourd’hui à deux rangées de petites habitations bordées de platanes, coincées entre le Rhône d’un côté et la voie ferrée de l’autre. Au milieu, une voie passant devant l’ancienne usine mène à la cimenterie Lafarge encore en activité. C’est ce vaste bâtiment aux carreaux cassés qui a abrité les rêves de renommée internationale des Pavin de Lafarge.

Temps suspendu
La plupart des ouvertures des bâtiments ont été murées  pour enrayer les intrusions comme les pillages, et surtout  éviter tout accident. Les toitures se sont effondrées avec  les années et, parfois, on entend le bruit de quelque chose  qui tombe lourdement au sol : le processus de destruction  poursuit son cours. Le clocher de l'église, dans lequel est  incrustée une statue de la Vierge Marie, se dresse dans le ciel de la cité Blanche, comme un ultime défi au temps qui abîme tout. Une profonde lézarde court maintenant sur le mur de  l’imposant édifice, installé au centre de la cité lorsque la  chapelle Saint-Victor, située au cœur de l’usine, a été déplacée  en 1923 pour gagner de la place.

"la chaux, c'est l’histoire de Viviers"

Dans ce décor fantôme, balayé par le vent ce jour-là, seul le ronronnement de la cimenterie, déplacée au siècle dernier quelques centaines de mètres plus loin, rappelle que "la chaux, c’est l’histoire de Viviers", souligne Jack Szabo. Alors que le soleil étire l’ombre des platanes sur la voie centrale passant entre les deux corps de bâtiments, un homme, casquette sur la tête et gilet sans manche estampillé Lafarge, s’approche à petits pas du village fantôme. C’est Jean Chazalon, 71 ans, qui habite une des maisons aux murs roses à quelques mètres de ce qu’il reste de la cité Blanche. "C’était l’école de garçons que je fréquentais, comme je n’ai jamais été un bon élève, je l’ai achetée", sourit cet Ardéchois arrivé à la cité ouvrière avec ses parents à l’âge de 6 mois.

Jacques Szabo, mémoire de la cité Blanche.

Il a travaillé trente-cinq ans pour le cimentier, occupant tous les postes à l’expédition. "J’ai vu les lieux se vider tout doucement quand Lafarge a commencé à vendre des terrains au Teil pour que les couples y construisent leur maison", se souvient-il. Après la Seconde Guerre mondiale, le recours à la mécanisation restreint drastiquement les besoins de main-d’œuvre. Parallèlement, le cimentier cède à des prix très avantageux des terres acquises dans le Vivarais à ses ouvriers. La France vit à cette époque la démocratisation de l’automobile et le rêve du pavillon individuel.

Les appartements de la cité ouvrière sont désertés les uns après les autres. "Il restait des retraités, des anciens, ils sont tous morts petit à petit. Il ne reste que Fernande Brunel", raconte le septuagénaire.

Âgée de 89 ans, elle est l’unique occupante de ce vaste ensemble immobilier qui tombe en décrépitude. Des pots de fleurs sont installés sur la montée d’escalier qui mène à son appartement, ses tabliers colorés sont suspendus sur des fils. L’octogénaire, veuve d’un maréchal-ferrant, n’a plus envie de raconter la vie quotidienne de la cité Blanche, ses commerces, les discussions animées au cercle Saint-Léon, les bavardages des femmes qui se rendaient à la sacherie, les rires des enfants qui résonnaient sur les façades.

Un peu d'Histoire
L'histoire de la cimenterie Lafarge commence au XIXe siècle quand un dénommé Pavin, receveur des impôts du roi, acquiert des terres près de Viviers, au lieu-dit Lafarge. Ses descendants, Édouard et Léon, accolent à leur patronyme la particule de Lafarge et développent l’activité de fabrication de chaux à partir des années 1860.
"Qui va investir pour tout remettre en état ? Pas Lafarge !"


Depuis bien longtemps, de longues fissures strient les murs, la peinture des volets clos n'en finit plus de s’écailler, les toitures s’affaissent ici et là, les ronces gagnent du terrain un peu plus chaque année. L’ancien de Lafarge a un temps entretenu les abords des logements, mais depuis qu’il a arrêté, la végétation a poussé tout son soûl. "C’est trop dégradé maintenant, plus rien ne tient debout. Qui va investir pour tout remettre en état ? Pas Lafarge !", reconnaît, résigné, Jean Chazalon.

Fernande, seule présence humaine parmi les fantômes

Une autre ombre, la tête couverte d’un fichu fleuri, s’approche doucement. Marinette Audouard, âgée de 85 ans occupe, elle aussi, l’une des maisons à côté de la cité Lafarge. "Quand je suis arrivée en 1976, il y avait déjà moins de monde. C’est triste maintenant, mais on s’est habitué", glisse l’octogénaire avant de prendre le chemin de l’appartement de Fernande Brunel, qu’elle visite quotidiennement.


Seule présence humaine parmi tous ces fantômes. En cette fin d’après-midi d’automne, le soleil commence lentement à se coucher, effaçant jusqu’à l’ombre des platanes sur le sol de la cité Blanche.

Adieu Gary

Le CICP s'est installé dans un appartement, restauré pour les besoins du film Adieu Gary de Nassim Amaouche (Vidéo ci-dessous) au-dessus de celui de Fernande Brunel, pour y faire revivre l’âme de la cité Lafarge.

Dans une pièce, une salle à manger a été reconstituée avec table, chaises, fauteuil, buffet et poste de télévision d’époque. À côté, une maquette réalisée en 1890, à la demande d’Edouard de Lafarge, témoigne de l’imbrication entre la vie quotidienne et l’activité industrielle.

Que va devenir la cité Blanche ?

Cette question se pose régulièrement aux collectivités locales du Vivarais. Le site, propriété de Lafarge, continue de se détériorer et les espoirs de le voir réhabiliter sont nuls.

Tout raser ? Impossible !

"On ne se fait pas d'illusions, soupire Jack Szabo, membre du CICP. Lafarge n’en fera rien et rénover l’ensemble serait bien
trop coûteux." Le cimentier a un temps envisagé de tout raser, mais la cité a été inscrite à l’inventaire supplémentaire des Bâtiments de France.

Un collectif d’artistes ardéchois s’est installé dans le second bâtiment. "On peut imaginer que d’autres appartements soient réhabilités pour des associations. Il y a beaucoup d’espace", espère Jack Szabo.

TEXTES - MURIELLE KASPRZAK
IMAGES - MIKAEL ANISSET
RÉALISATION - DESK INTERNET MIDILIBRE