Du handicap à l'autonomie

Un combat partagé

Mercredi 13 juin, 11 heures, Carcassonne. Éric* - pour des raisons d'anonymat, certains prénoms mentionnés par un astérisque ont dû être changés - 58 ans, s'apprête à essayer sa nouvelle prothèse tibiale. Cela fait maintenant six ans qu'Éric a été amputé de sa jambe gauche. Cela fait également six ans qu'Éric est suivi par Jean-Luc Lucchetti, son orthoprothésiste. Éric remercie avec insistance son soignant qui l'a soutenu et aidé durant ce lourd combat pour retrouver sa mobilité et son autonomie. Aujourd'hui Jean-Luc n'est plus le simple orthoprothésiste d'Éric, il est avant tout devenu son ami.

"Travailler dans le monde du handicap ce n'est pas mon métier, c'est ma passion."
Jean-Luc et deux de ses patients (Éric à gauche, Patrick à droite et Jean-Luc au milieu). Cdt/Manon Louvet

Mardi 12 juin, 8H30, Saint-Orens-De-Gameville. Chaque semaine, Jean-Luc se rend à Carcassonne le mardi, le mercredi et le jeudi, où il part s'occuper de ses patients audois. Entre les consultations à domicile, à son cabinet et en clinique, la voiture est le premier outil de travail de cet orthoprothésiste. De Saint-Orens à Carcassonne le trajet dure une heure, une heure dans cette voiture qui représente bien le métier de Jean-Luc. À l'arrière, prothèses et orthèses s'empilent au milieu des outils de travail. Au plafond et sur les côtés, des traces de plâtres ont refait la décoration de cette C5. À l'avant, la voiture dispose d'un écran de navigation servant aussi de téléphone, une option indispensable à Jean-Luc. En une heure, il reçoit au minimum six à sept coups de fil de ses patients : "Je leur ai dit, ils m'appellent quand ils veulent, c'est mon petit plus. Ils savent que je reste à leur disposition 7 jours sur 7, 24 h sur 24. C'est ça aussi être passionné."

Le téléphone sonne à nouveau, une patiente âgée, l'appelle : "Bonjour Jean-Luc, c'est Nathalie*, je voulais simplement vous dire que la nouvelle prothèse est parfaite. Alors voilà, je vous remercie, je suis très bien avec." Pas plus, pas moins, un appel d'une petite minute donne une nouvelle fois le sourire à Jean-Luc, car pour lui, il n'y a pas plus beau que ce genre d'appel. 

Ce qui fait aussi l'expertise et le professionnalisme de Jean-Luc c'est avant tout son expérience. Depuis l'âge de 14 ans, il exerce ce métier avec passion pour désormais le connaître par coeur. Durant toutes ces années, Jean-Luc a été confronté à de nombreux cas très différents, il l'exprime : "Chaque patient est différent, ils ont tous, une histoire différente, un combat différent et une pathologie différente."


Jean-Luc a notamment dû s'occuper d'un patient très particulier à la Clinique du Sud de Carcassonne. Il s'agit de Messaoud, un ancien militaire, adjudant, âgé de 80 ans. Messaoud est atteint de la maladie d'Alzheimer, une pathologie courante chez les patients de Jean-Luc. L'ancienne profession de cet homme explique son caractère bien trempé, mais attachant. Un autre patient de la clinique résume bien le personnage : "Il est chiant, mais on l'aime tous". 

Messaoud pique les télécommandes, Messaoud n'intègre pas le système d'alarme en cas de problème, alors quand ça ne va pas, il tape les télécommandes sur son lit ou sur son fauteuil. Messaoud tire la langue, ça l'amuse. Messaoud ne veut pas toujours écouter ses soignants, il n'en fait qu'à sa tête, mais il les appelle "chef". Mais le plus grand problème de Messaoud, c'est son amputation. Lorsqu'il faut amputer une jambe, il existe deux possibilités : en dessous du genou, le patient nécessitera donc d'une prothèse tibiale ou au-dessus du genou, le patient nécessitera donc d'une prothèse fémorale. Ici, sa jambe a été amputée au milieu du genou, le chirurgien a gardé la partie haute de la rotule, "du jamais vu" dit Jean-Luc. Pour ce cas, ce sont des heures de travail et de réflexion pour trouver la prothèse qui conviendra à Messaoud. Passionné, il a cherché pendant de nombreuses heures comment procéder sans oublier que le patient en question est atteint d'Alzheimer, et qu'il faudra trouver un système reproduisant la flexion du genou. Il est 15H24, Jean-Luc est stressé, ce n'est pas à son habitude. Il est temps de faire essayer cette prothèse à Messaoud, l'une des dernières étapes dans le processus d'appareillage. 

Attention. Certaines photos ou propos qui vont suivre peuvent heurter la sensibilité des personnes les plus jeunes ou non averties. Si vous êtes dans ce cas, sautez ce chapitre.

Les étapes d'un appareillage réussi

Face aux différences des patients, chaque étape compte pour que l'appareillage soit réussi. La première étape est l'étude du patient. C'est ici que les premières relations s'installent et que le soignant comprend le patient tant sur un plan physique que psychologique. 

Mardi 12 juin, 16H30, Villegly dans l'Aude. Jean-Luc entre chez Monsieur et Madame X*, ici, c'est de Madame qu'il faudra s'occuper. Son genou est arqué en "varum", il part vers l'extérieur. Elle aura donc besoin d'une orthèse. Tous deux logent dans une petite maison, l'entrée se fait dans la cuisine. Dans l'évier, la vaisselle s'entasse, sur la table rien n'est rangé. Jean-Luc avance dans le salon et à du mal a y voir clair mais comprend très vite, Monsieur et Madame X sont atteint de syllogomanie, ils ne jettent rien et accumulent meubles et objets. Un point non-négligeable pour des soins qui nécessiteront beaucoup d'hygiène et de place. Jean-Luc sera contraint d'en parler à l'auxiliaire de vie de ce couple. Les premiers échangent sont compliqués, Madame a du mal à parler tandis que Monsieur a du mal à comprendre. Mais très vite, l'atmosphère se détend, les premiers rires viennent. Car faire rire ses patients est primordial pour Jean-Luc. Au bout de quelques minutes, il comprend que Monsieur est originaire de Martinique, c'est autour de ce sujet que s'articulera la consultation. 

La confiance s'installe et la confiance "c'est la clé". 

Arrive l'étape du moulage, la plus importante. Le moulage, c'est l'empreinte du membre du patient pour réaliser la prothèse ou l'orthèse. C'est sur le moulage que l'orthoprothésiste travaille et réalise son appareillage. Si le moulage est raté, l'appareil le sera également. Le moulage consiste donc à prendre des mesures et faire un moule en plâtre autour du membre. La confiance est très importante durant le moulage. D'autant plus qu'une fois le plâtre sec, l'orthoprothésiste doit retirer le moule, une tâche qui nécessite détente et confiance. Pour les personnes amputées, il est indispensable qu'elles soient détendues afin que le moule se retire facilement. Faits sur des manchons en silicone exerçant beaucoup de pression, pour atteindre la dépression, il faut que le patient se laisse aller. Pour ce qui est des personnes nécessitant seulement d'une orthèse, avant de réaliser le moulage, le soignant met une barre de fer sur le membre du patient. Une fois le plâtre sec, le seul moyen de retirer le plâtre et de le couper à coups de cutter tout en restant sur l'étroite barre de fer afin de ne pas tailler le patient. Comme dit Jean-Luc avec humour : "Tant que je ne vois pas de rouge, je continue !"

Les deux prochaines étapes ont lieu à l'atelier de Jean-Luc. C'est ici qu'il coule le plâtre et fabrique l'appareil. 

Mercredi 13 juin, 10H30, Carcassonne. Jean-Luc est légèrement en retard. Éric et Patrick l'attendent ; ce dernier lui fait remarquer avec humour : "La prochaine fois, je penserai à venir une demie heure plus tard."  Ils ne sont pas des patients comme les autres, cela fait maintenant six ans que Jean-Luc les suit, désormais, ce sont tous les trois de véritables amis. Aujourd'hui, Éric et Patrick sont impatients, car c'est un grand jour pour eux. Pour Patrick, c'est l'heure de l'essayage, pour Éric de la livraison : les deux dernières étapes du processus d'appareillage. 

Patrick, retire son ancienne prothèse avec émotion et prend la nouvelle. Mais dès les premiers pas, Jean-Luc remarque qu'il y a un problème : il boite, de son côté, l'orthoprothésiste ne stresse pas : "Ça arrive, l'erreur est humaine, l'important, c'est de comprendre et d'expliquer pourquoi ça ne va pas. En quelques coups de tournevis, tout ira mieux. Éric me fait confiance." 

Il ne mentait pas. Quelques manipulations plus tard, Patrick marche à merveille et semble à l'aise avec sa nouvelle prothèse. Le challenge est réussi. Jean-Luc lui conseille de la garder quelques jours, le temps de s'habituer. Il la récupérera ensuite pour s'occuper de son aspect. Patrick la souhaite en carbone. 

Désormais, c'est à Éric d'essayer sa prothèse. Il a dû mal à se séparer de l'ancienne, cela fait plusieurs années qu'elle l'accompagne, mais il est temps de changer. Il la met de côté un peu ronchon, et prend la nouvelle. Jean-Luc sait pourquoi Éric agit comme ça, il le comprend. Éric met la nouvelle prothèse. Elle est parfaite, il s'y sent bien, son visage s'égaye, celui de Jean-Luc également. Avec beaucoup d'émotions,  Éric embrasse celui qui est aujourd'hui devenu son ami et qui l'a accompagné tout le long de son combat pour l'autonomie.

Un combat pour l'autonomie

Aujourd'hui, si Jean-Luc est devenu l'ami de Patrick, Céline ou encore d'Éric, c'est parce qu'il les suit physiquement, mais aussi moralement depuis l'origine de leur traumatisme. Pour eux, il a su être un soutien pendant ce long combat, qu'ils ont partagé ensemble : de l'accident à aujourd'hui l'acceptation en passant par le deuil, le deuil d'une jambe.

Après son accident, Céline a passé de nombreux mois dans le coma, puis en centre de rééducation. Au fil du temps, Céline a réappris à lire, à écrire et à parler. Au milieu de ce long combat, Céline a également acquis sa première prothèse. Elle ne s'en rappelle pas, sa tête était encore trop endommagée. 

Mais Céline se rappelle d'une autre première fois, bien plus récente. C'était il y a deux ans : "J'aimais tellement être debout dans ma piscine avant l'accident, juste la simplicité de ce moment. Et après neuf ans, j'ai pu le revivre à nouveau. Pour ça, et tant d'autres choses je remercie Jean-Luc." 

Jean-Luc, est entré dans la vie de Céline il y a 8 ans. Pour Céline, comme pour la plupart des patients de Jean-Luc, c'est évident, son orthoprothésiste, devenu ami a joué un rôle non-négligeable dans son combat, il s'est battu pour eux, à leur côté. Quant à lui, il ne voit pas les choses de la même façon, pour lui, seuls ses patients se battent : "Aider les patients, c'est les reconnaître dans leur place, leur juste place, ni héros, ni martyr, juste comme un humain considéré et accompagné dans ce long combat."