"L'accueil de l'inattendu"

Une visite à la Ferme Habitat Solidaire

Accueillir l'inattendu. C'est dans un petit écrin de verdure sur les hauteurs de Toulouse, qu’une initiative particulière a vu le jour. Une ferme solidaire pour des personnes fragilisées, auxquelles la vie n’a pas fait de cadeaux. Sans domiciles fixes, repris de justice, personnes exclues ou en difficulté financière, familles roms, c’est au milieu des animaux qu’ils ont appris à habiter ensemble pour soigner leurs blessures et préparer leur avenir. Installés dans des petits chalets en bois en échange de petits travaux dans la ferme, ils réapprennent à vivre, et à avoir confiance en eux.

"Viens planter ta tente dans mon jardin"

Un toit, une activité. C'est ainsi que l’on pourrait résumer le concept de Ferme Habitat Solidaire. L’aventure commence en 2011. Raphaël Marcelon achète un terrain à Pech David, loin de l'agitation de Toulouse. Il s'y installe avec sa famille et ses animaux, dans un environnement calme et apaisant. Alors qu’un jour il s’en va balader ses chèvres, il croise la route de Thierry, un sans-abri qui avait trouvé refuge dans la forêt avec son chien. Les deux hommes discutent et apprennent à se connaître. « Il me parle des voisins, qui ne sont pas contents qu’un sans-abri vive dans la forêt. Donc je lui dit : viens planter ta tante dans mon jardin ! », explique Raphaël. Pendant quelques mois, Thierry va dormir sur le terrain de Raphaël et faire quelques petits travaux dans la ferme. « Un jour il me dit : pourquoi on ne construirait pas des chalets ? Mais au début, ce n’était même pas un chalet pour lui. Lui il était bien sous sa tente ! C’était un chalet pour les autres, ou pour nous deux, pour qu’on puisse prendre un café ». Petit à petit, Raphaël et Thierry se renseignent sur internet pour la construction en bois. Ils  commencent par embaucher un charpentier et construisent un premier chalet. Le projet est lancé. 

Aujourd’hui dans la petite ferme, six chalets sont implantés, au milieu du poulailler, de l’enclos des chèvres et de Shalom, le cheval de Raphaël. « Il est noir, il a du sang arabe et c’est un trotteur français ». Raphaël en a fait un symbole. Le symbole de la diversité des personnes qui vivent ensemble autour des animaux. Car petit à petit, la ferme a accueilli, en plus de Thierry, d’autres personnes : des familles roms, notamment, à une époque ou la polémique enflait sur l’accueil de ces familles en France. Et puis des personnes en difficulté financière, exclues ou ayant un parcours de vie difficile. La plupart est envoyée par des associations comme le Centre Communal d’Action Sociale, le 115, La Cimade ou le CCPS (Comité de Coordination pour la Promotion et la Solidarité des communautés en difficulté). Ces personnes arrivent et effectuent en échange d'un logement des petits travaux, s’occupent des animaux, rendent des services. Raphaël insiste d’ailleurs sur la différence entre « charité » et « solidarité », différence importante pour lui. « On n’est pas dans la charité. C’est vraiment important la différence entre charité et solidarité. La solidarité, tu permets à la personne à laquelle tu donnes quelque chose, de te le rendre ». Et c’est le principe même de la ferme.

« Un tremplin » pour des histoires différentes 

Juan vit dans la ferme depuis peu. En échange de son chalet, il s'occupe des animaux. Tous les matins, il se rend dans le poulailler, prend soin des poules, des canards, des lapins. Il rend visite à Shalom, vérifie que tout va bien, qu’il a du foin. Ensuite il s’occupe des agneaux, vérifie qu’ils ne soient pas blessés. Chaque jour, il les caresse, les brosse, les sort. « Juan aime bien faire cela le matin, parce qu’il est toujours bien accueilli par les animaux qui sont toujours calmes le matin. Et cela lui donne vraiment une joie de se lever ». Juan a réussi à tisser une vraie relation qui lui permet d'oublier les soucis du passé. Une relation que lui envie parfois Raphaël. 

Juan partage cette tâche avec Laurentiu, Roumain, qui a également trouvé refuge dans la ferme. Lui, est salarié pour l’association. Il travaille le bois et a suivi une formation en menuiserie, qu’il prolonge actuellement chez les Compagnons du devoir. Il travaille 20 heures par semaine dans la ferme, mais également sur des chantiers extérieurs pour le compte de l’association. « Ici c’est un tremplin, explique Raphaël. Une fois qu’ils ont travaillé ici quelques mois, ou quelques années, ils peuvent aller faire de l’intérim ». En moyenne, les résidents restent environ un an dans la ferme. Le temps de se stabiliser, de rebondir sur un autre logement, ou le temps d’apprendre le français pour certains, comme Juan ou Laurentiu.

Gerard lui, travaille ici depuis le début du projet. A 57 ans, celui-ci s’est retrouvé au chômage, après la fermeture en 2012 de l’usine Freescale, ancienne propriété de Motorola. Voisin de la ferme, il a débuté les travaux des chalets avec Raphaël. Aujourd’hui, il est salarié, et réalise toute la maintenance sur le terrain. « Il y a toujours quelque chose à faire ! », indique celui-ci, qui aime son travail et qui compte bien rester, même après sa retraite.

Soigner ses traumatismes les plus lourds ...

Installée dans un des chalets, Framboise Leclère, traumaticienne, a décidé d'exercer sa profession au milieu des résidents et des animaux. Dans son chalet, une table de massage est installée. Ici, elle assure depuis deux ans maintenant une consultation spécifique réservée aux victimes de lourds traumatismes. Elle est spécialisée dans le retraitement de la mémoire traumatique. Avec Cédric Charlon, massorelaxologue et praticien TCC (Thérapie Comportementale Cognitive), tout deux accompagnent des femmes violées ou battues, des personnes qui ont été poignardées, étranglées ou torturées.  Framboise et Cédric travaillent sur le corps, par les massages, des techniques de thérapies de type EMDR et TCC : une méthode globale qui prend en compte les dimensions cognitives, émotionnelles, relationnelles et corporelles du patient. Le but : que les blessures du passé ne pèsent plus sur le présent et ne bloquent plus l'avenir.

... Et partager les bons moments du quotidien

Il est bientôt midi et la ferme s'apprête à recevoir les enfants du CLAE. Accompagnés de leur animatrice, ceux-ci arrivent, accueillis par Raphaël. Barquettes de nourriture à la main, ils se rendent directement dans l'enclos des animaux et leur donnent les restes rapportés de leur cantine. Aujourd’hui au programme : balade avec les moutons et les chèvres dans la zone verte en face de la ferme. Raphaël en profite pour leur délivrer quelques renseignements sur les animaux, leur anatomie et sur la tonte des moutons. C’est au son des rires des enfants et des enseignements de Raphaël que la balade se déroule. Sur le trajet du retour, ce dernier décide de lâcher les animaux, et propose aux enfants de faire la course avec eux. Un petit jeu qui semble ravir certains et en effrayer d’autres. Mais tous se prêtent au jeu et courent aux côtés des chèvres et moutons en riant de voir les animaux bondir en tous sens. La ferme pédagogique accueille ainsi chaque semaine ces enfants pour leur apprendre à nouer des liens avec les animaux, à les comprendre, le tout en s’amusant.

Dans le grand chalet commun, à l'entrée de la ferme, l’association propose aussi des animations et activités pour les adultes. A l’intérieur, un grand salon et une cuisine, où les résidents ont l’habitude de se retrouver, d’échanger, de discuter, et de manger régulièrement tous ensemble. Un grand piano meuble également la pièce.  Au-dessus de lui  des dessins d’enfants sont affichés. Ici, des ateliers musiques peuvent être organisés. Régulièrement, Patricia, bénévole dans l’association, cuisine et ouvre sa table aux résidents mais également aux personnes de l’extérieur, pour un moment convivial et chaleureux autour de produits bios. Souvent, le chalet commun se transforme en auberge espagnole. Les résidents  viennent y cuisiner les spécialités de leur pays. Repas roumain, ou paella préparée par Juan, l’idée est de profiter de la diversité de chacun. 

Le samedi soir, c'est aussi soirée télé dans le chalet. Au coin du feu, chacun peut profiter du programme du jour, toujours ensemble et dans la convivialité. Sur un pan de mur, une affiche présente un concerto de l’orchestre symphonique opus 31 de Toulouse, au théâtre des Mazades. Un concerto solidaire, au profit de la ferme. « L’idée, est d’amener les personnes à nous faire un don, et en échange, nous leur envoyons une place pour ce concerto, le 31 mars prochain. », explique Raphaël. L’association, qui ne vit que grâce aux dons, organise régulièrement des évènements pour la récolte de fonds ou offre ses services, notamment dans le domaine de la menuiserie, aux personnes ayant fait des dons, dans l’idée toujours : je reçois, je donne / je donne, je reçois.

« Plus difficile de vivre ensemble en paix que de se faire la guerre » 

Pourtant, ce qui semble être un petit havre de paix dans un environnement calme et serein a également son lot de difficultés. On ne peut pas plaire à tout le monde, diront certains. Et dans ce cas précis, l’initiative de Raphaël n’est pas du goût de quelques voisins. Accusé d’avoir construit ses chalets sans permis de construire, ce que Raphaël ne conteste pas, ceux-ci l’ont attaqué en justice. Les permis de construire sont en cours de régularisation mais Raphaël regrette que ses voisins se soient « engouffrés dans cette brèche ». Un prétexte selon lui, pour ces personnes qui « ne veulent pas de nous ». En effet, les véritables raisons se trouveraient selon Raphaël dans le fait que ses voisins « n’aiment pas les animaux, ni les chalets en bois et que l’un d’eux cherche à revendre son bien sans perdre de la valeur ». Déçu de ces attaques, celui-ci regrette avoir dépensé « 5 000 € de frais d’avocat, un argent qui aurait pu servir à des personnes en grande précarité ». Et c’est surtout celles-ci qui semblent déranger les détracteurs du projet : des SDF, des roumains, des exclus qui ne seraient pas les bienvenus dans ce quartier calme et propre. Mais toujours optimiste, Raphaël relativise : « Sur une vingtaine de voisin, on en a deux qui sont contre ce projet. Cela me déçoit bien-sûr, parce que je pense que c’est plus difficile de vivre ensemble en paix que de se faire la guerre. Mais petit à petit, je pense qu’ils chemineront et qu’ils comprendront que c’est bien d’accueillir des personnes différentes de nous ». Raphaël poursuit : « On continu de vivre en paix, même si on ne peut pas faire l’unanimité. Et c’est bien, cela montre que l’humanité est compliquée ».

En créant l'association Ferme Habitat Solidaire, Raphaël Marcelon a pris l'initiative de faire du bien aux personnes les plus précaires, en prenant le temps de vivre ensemble, « avec la richesse de nos différences ». Grâce au lien avec la nature et à la médiation animale, les résidents mettent en place un projet personnel et reprennent une activité. En agissant avec et pour les autres, Raphaël a choisi d’inclure la « personne non-productive parce qu’elle est humaine, et qu’elle nous humanise ».