Severianus, un picton sénateur romain
 

En six épisodes, l'historien Jean Hiernard retrace pour la NR le passionnant parcours d'un notable picton.

De la cité de Limonum aux rives de la mer Noire...

Jean Hiernard, professeur honoraire à l'université de Poitiers raconte, en six épisodes, l’histoire d’un notable picton promu sénateur et consul de Rome.

Une histoire peu banale que celle de Marcus Sedatius Severianus. Originaire de Limonum (Poitiers, dans l'Antiquité romaine) – il serait né en 105 ou 110 – il a fini sa vie en 161 en Arménie. Sénateur romain, « patron » de plusieurs corporations du port d'Ostie qui alimentait Rome, gouverneur de plusieurs provinces importantes de l'empire, il s'est suicidé après avoir perdu une bataille en Cappadoce (à l'est de l'actuelle Turquie) contre les Parthes, dont le puissant état s'étendait aux marges de l'empire romain. Il avait pourtant consulté l'oracle du serpent Glycon, qui lui avait prédit monts et merveilles…

Poitiers capitale de la province d'Aquitaine ?

Ce personnage, Jean Hiernard le fera découvrir aux lecteurs de la NR cet été. Professeur honoraire d'histoire ancienne à l'université de Poitiers, docteur ès-Lettres, Jean Hiernard a été plusieurs fois président de la Société des antiquaires de l'Ouest.
Avec Jacques Seigne, directeur de recherche au CNRS spécialiste d'architecture romaine, chef de la mission archéologique française à Jérash (Jordanie), il a travaillé sur deux blocs de pierre, découverts en juin 1977 à l'emplacement de l'ancien cinéma « le Berry », rue Henri-Oudin.
Sur ces blocs, aujourd'hui conservés au musée Sainte-Croix, apparaît le nom d'un certain Sedatius Severianus. Pour Jean Hiernard, cela ne fait pas de doute, ces deux blocs proviennent d'un même monument. Comment est-il parvenu à cette conclusion ? Ce sera l'un des volets de l'enquête que l'historien a menée.
Jean Hiernard fera aussi découvrir aux lecteurs de notre journal d'autres personnages de Limonum. Une certaine Claudia Varenilla, contemporaine de Sedatius Severianus, et épouse d'un gouverneur de la province d'Aquitaine. Est-ce à dire que Poitiers fut capitale de cette province qui, à l'époque romaine, couvrait tout le Sud-Ouest et le Centre de la Gaule ? Au moment où le Poitou se prépare à rejoindre l'Aquitaine, la question attise la curiosité. Et vient révéler que l'Aquitaine a existé mille ans avant Aliénor.


Jean-Jacques Boissonneau

1. NOS ANCÊTRES LES PICTONS


Cet article inaugure la série sur Poitiers à l'époque romaine. Professeur honoraire à l’université de Poitiers, Jean Hiernard nous fait découvrir les Pictons.

L'histoire de Poitiers dans l'Antiquité se fonde sur de rares textes anciens et une foule d'objets et de murs découverts lors des démolitions qui ont affecté son sol.
C'était pourtant une ville romaine importante, ayant succédé à un oppidum, capitale d'un peuple indépendant, puis d'une civitas qui lui ont donné le nom de Pictones/Pictavi – Poitiers, toujours utilisé aujourd'hui.

Duratius, fidèle à l'amitié des Romains

De l'oppidum gaulois, nous ignorons presque tout. Limonum (ou Lemonum), tel était son nom, transmis pour la première fois par César, occupait le promontoire protégé par les vallées du Clain et de la Boivre, verrouillé au sud par une probable tranchée. Les Pictons en avaient fait leur centre politique.
Comment était née cette entité, nous l'ignorons. Lorsqu'ils entrent dans l'Histoire, en 56 avant notre ère, les Pictons ont déjà été pacifiés (sic) par Rome. César leur demande de lui fournir des bateaux pour la campagne qu'il prépare contre les Vénètes de l'actuel Morbihan. Quand et comment ont-ils été « pacifiés », nous l'ignorons.



Ils se rallièrent cependant à l'insurrection conduite par Vercingétorix en 52, et envoyèrent 8.000 hommes prendre part à l'armée de secours qui devait échouer, on le sait, à débloquer Alésia investie.
La guerre était finie et les Gaulois vaincus, mais Poitiers endura encore quelques soubresauts. Le livre VIII du de bello Gallico nous apprend qu'en 51, un chef picton du nom de Duratius, « qui était resté constamment fidèle à l'amitié des Romains », était assiégé dans Limonum par une armée conduite par un chef ande (angevin), Dumnacos. Deux lieutenants de César convergent alors vers lui et provoquent la fuite des intrus. Duratius est le premier Poitevin connu. Ces faits sont éclairés par une monnaie d'argent frappée par les Pictons, inspirée d'un modèle romain, et mentionnant le nom, en gaulois, IVLIOS DVRAT (ios), soit Julius Duratius, qui prouve que ce personnage, un magistrat de sa cité, avait reçu la citoyenneté romaine de César dont il portait fièrement le nom gentilice, Julius. C'est là le dernier témoin du monnayage d'un État indépendant…

2. UNE AQUITAINE SANS HISTOIRE...

Au début de notre ère, l'oppidum gaulois a cédé la place à une ville " moderne ", capitale d’une civitas qui fait partie de la province d’Aquitaine.

L'histoire de Limonum s'est arrêtée… comme entr'aperçue. Les écrivains romains ne s'intéressent plus qu'au centre de l'Empire et à ses frontières, face aux Barbares. Seule, l'archéologie nous enseigne que le vieil oppidum gaulois a cédé la place à une ville « moderne », capitale d'une civitas qui fait partie de la province d'Aquitaine. Les Pictons n'ont pas été contraints de changer de centre politique : on a vu qu'ils n'avaient pas brillé par leur esprit de résistance.

Entre Loire et Pyrénées

Aquitaine : nom à géométrie variable, aujourd'hui réservé à une région à laquelle le Poitou-Charentes vient d'être rattaché ; désignait, à l'époque de César, le pays entre Garonne et Pyrénées, peuplé de Gaulois ressemblant à des Ibères. Après la conquête, l'empereur Auguste a créé trois provinces découpées de façon arbitraire, et il a donné à celle du sud-ouest le nom de Gaule Aquitanique, entre Pyrénées et Loire. Décision lourde de conséquences… Cette « grande » Aquitaine sera celle des comtes de Poitou, suzerains d'un duché qui, en se réduisant avec le recul des Anglais, se nommera Guyenne (Aguiaine). La civitas des Pictons y fut intégrée, soumise à des gouverneurs représentant le pouvoir romain. Les textes sont muets. Pourtant, la ville, et ses satellites éparpillés des campagnes (Vendeuvre, Sanxay…), devaient fourmiller d'inscriptions, la civilisation romaine étant liée à l'écriture, alors que les Gaulois préféraient l'oralité. L'affichage ostentatoire ou légal était de mise : nous sommes héritiers des Romains, plus que des Gaulois… Les forums des villes, où se concentrait la vie civique, étaient semés de monuments et de statues identifiés par des inscriptions en latin, langue du conquérant. Or, le bronze a été fondu et le calcaire ou le marbre ont fourni de la chaux ou ont été « recyclés » dans des murs ultérieurs. On les redécouvre à l'état de fragments, dans les poubelles de l'Histoire. Bien souvent, ces textes sont sans intérêt, même pour les épigraphistes, pourtant si pervers. Mais les occasions de découvertes, parfois surprenantes ne sont jamais à exclure.

3. LES PIERRES PARLENT


Aux alentours de 300, à l'exemple de Rome, Poitiers s’est dotée d’une puissante enceinte pour se défendre des Barbares.

L'un des principaux nids d'inscriptions « recyclées » correspond aux enceintes tardives dont se sont dotés les chefs-lieux de civitas à la fin du IIIe siècle.


Faisons un saut dans le temps. Après les jours relativement heureux des Ier et IIe siècles, la situation de l'Empire est devenue très critique au IIIe siècle. Il ne s'est relevé que péniblement, grâce à l'action énergique d'empereurs-soldats qui ont repoussé les Barbares qui menaçaient Rome elle-même. Dans les années 270-280, la ville de Rome s'est dotée d'une puissante enceinte et la plupart des chefs-lieux de cités l'ont imitée.

Le mur englobait une quarantaine d'hectares

A Poitiers, ce mur, daté des alentours de 300, a englobé une quarantaine d'hectares. Il n'est plus visible, mais son soubassement est encore présent sous nos pieds, constitué de blocs récupérés sur les bâtiments antérieurs démontés tout le long de son tracé et dans la bande de terrain située devant. C'est là qu'ont été trouvés les blocs inscrits ou sculptés qui peuplent le musée Sainte-Croix. Le tracé de l'enceinte dans la partie sommitale du « plateau », rectiligne sur un axe nord-sud, de la chapelle du collège Henri IV à la place de la Liberté, matérialise probablement l'axe majeur de la ville du haut Empire, entre amphithéâtre au sud, et thermes de Saint-Germain au nord, et le long de ce tracé, les blocs repérés semblent correspondre à des monuments importants, comme on peut encore le voir dans le square du Palais de Justice, fouillé jadis par le père de la Croix. Vers le sud, on en a vu le prolongement, en négatif le plus souvent, avec son lot de pierres abandonnées sous la galerie des Cordeliers et l'îlot des Grandes Écoles. Ce sont des restes de l'ornement de la ville du haut Empire qui refont surface et parlent. Et parmi ces restes se cachent quelques heureuses surprises.
C'est ainsi qu'en 1977, des fouilles effectuées près de la rue Henri-Oudin ont mis au jour deux blocs inscrits ayant appartenu à un unique monument démonté. L'inscription célébrait un personnage de premier plan, déjà connu par plusieurs autres textes, tous découverts hors de France.

4. Des citoyens peu ordinaires

Une intervention de l'empereur Claude, en 48, a facilité l’accès de l’élite gauloise au Sénat romain. En son sein, un magistrat originaire de Poitiers.

La société de la civitas Pictonum était composée de pérégrins, c'est-à-dire d'étrangers au droit romain, simples citoyens pictons qui s'administraient de façon autonome : un « sénat » local, le conseil des décurions, et des magistrats annuels, géraient les affaires internes. Le gouverneur de province faisait, lui, des tournées pour rendre la justice.

Une élite qui portait trois noms

Très tôt, les cités bénéficièrent aussi d'un droit accordant la citoyenneté romaine aux magistrats sortis de charge et à leurs descendants. Ils adhéraient alors à une élite supérieure, repérable au port des trois noms, les tria nomina, prénom, nom gentilice (de gens, famille ou clan) et cognomen (on traduit – faute de mieux – par « surnom »).



Evidemment, ils étaient totalement acquis au Roman way of life et parlaient latin. Parmi eux, les plus riches pouvaient accéder à l'un des deux ordres privilégiés de l'Empire, destinés à l'administrer au niveau supérieur, l'ordre équestre (les « chevaliers ») et l'ordre sénatorial. Ils parvenaient aux magistratures de Rome et aux carrières de fonctionnaires qui en découlaient.
Pour un habitant de la Gaule, aussi huppé soit-il (il fallait posséder un million de sesterces pour accéder à l'ordre sénatorial), la chose n'était pas courante, car les Romains se méfiaient des Gaulois, depuis que, vers 390 avant J.-C., une troupe de Celtes venus d'Italie du Nord, était venue rançonner Rome. Il avait fallu que l'empereur Claude, né à Lyon, plaide en 48 la cause des élites togées des Trois Gaules pour que l'accès au Sénat romain leur soit accordé.



Le personnage célébré sur l'inscription découverte en 1977 a fait carrière au service de l'empereur et se nommait Marcus Sedatius Severianus. Les deux blocs retrouvés ne représentent qu'une partie du texte originel. Le monument lui était offert par une mystérieuse civitas Ca--- dont il était le « patron » (défenseur de ses intérêts). La seule explication de sa présence à Poitiers – sans doute sur le forum et probablement surmonté d'une statue de bronze – résidait dans le fait qu'il s'agissait… de sa ville natale.

5. Mourir sur l'Euphrate

Marcus Sedatius Severianus a connu une riche carrière. La Dacie, Ostie, Rome : il devait mourir en Cappadoce après avoir consulté un serpent.

La carrière de Severianus est impressionnante. Passons sur ses débuts : vers 151-152, nous le trouvons gouverneur de Dacie à Sarmizegetusa (dans l'actuelle Roumanie). Il fut consul suffect (remplaçant) au début de l'été 153. Son nom le plus complet comportait huit « surnoms » en sus de Severianus, « polyonymie » (abondance de noms) témoignant de ses relations : ne fut-il pas choisi comme patron par plusieurs corporations d'Ostie et ne possédait-il pas une demeure à Rome (on y a trouvé un tuyau de plomb à son nom) ?



Il fut ensuite gouverneur de Cappadoce, province-frontière face à l'Arménie, et il y commanda deux légions. A ce titre, il eut à affronter en 161 une armée parthe à Elegeia (peut-être Ilca) et subit un désastre : notre homme se suicida, à la fin de 161 ou au début de 162.

A la tête de deux légions

Un auteur fameux et contemporain, Lucien (Loukianos) de Samosate, a brossé – en grec – un portrait caricatural de lui. Il le qualifie d' « imbécile de Celte », et raconte qu'il s'était entiché d'un certain Alexandre – un charlatan – qui avait créé à Abônouteichos, sa ville natale (aujourd'hui Inebolu), sur les rives de la Mer Noire, un sanctuaire dédié à un énorme serpent nommé Glycon (« le Doux ») qui rendait des oracles autophones (les prêtres le faisaient parler, sans doute à l'aide d'une machinerie). La meilleure société romaine s'y pressait. Ce culte eut un rayonnement considérable : on a retrouvé en Roumanie, dans la ville de Constanza (l'antique Tomis), une statue de marbre représentant Glycon affublé d'une perruque. Severianus, avant d'affronter les Parthes, serait venu le consulter sur le succès de l'entreprise. Il lui aurait été répondu qu'il reviendrait coiffé de la couronne du vainqueur. Mais, après qu'il eut été battu à plates coutures, le clergé de Glycon aurait réécrit l'oracle, prétendant qu'on lui aurait dit de « se méfier des cavaliers habillés en femmes » (les Parthes, redoutables archers, portaient des robes longues). Ainsi avait péri ce « brave » Picton, sans doute peu doué pour la chose militaire, dans un paysage bien différent de la douceur pictonne.

6. Capitale ou pas ? Suspense...

Et si Limonum avait été un temps capitale de l'Aquitaine ? La datation de l’épitaphe de Claudia Varenilla, la fille d’un consul, pourrait en être la preuve.

Sur le forum de Limonum, vers 150, on pouvait donc admirer le monument à Marcus Sedatius Severianus, un carré de plus de 3 mètres de côté couronné de statues de bronze. Peu après, mourut dans la ville Claudia Varenilla à qui la civitas Pictonum vota des funérailles et un monument avec statue. Vie et mort de notables… Nous n'avons plus que son épitaphe gravée sur le marbre, et restée longtemps et étonnamment sans date. C'était une fille de consul et l'épouse de Marcus Censorius Paullus, gouverneur d'Aquitaine, consul désigné. L'un et l'autre avaient été consuls suffects : ce sont les moins bien connus, ils n'étaient en fonction que quelques mois.

Un diplôme vendu à New York

Mais en 2010, fut vendu à New York un diplôme militaire de provenance inconnue : ce type de document de bronze témoignait de l'octroi de la cité romaine aux pérégrins ayant accompli le service armé au sein des corps auxiliaires. Le nom de Censorius Paullus y figurait pour dater le document et l'empereur portait dans ses titres… le pouvoir tribunicien de l'année 160. Un contemporain donc de Severianus.
L'épitaphe de Claudia est invoquée depuis longtemps comme preuve que Limonum aurait été capitale de l'Aquitaine à l'apogée de la cité, entre Saintes (aujourd'hui contestée) et Bordeaux (promotion assurée au IIIe siècle). La question est toujours débattue : le gouverneur pouvait être de passage… ; son épouse était peut-être pictonne… Et pourtant : le musée de Poitiers conserve l'épitaphe d'un Campanien décédé à Limonum, chevalier romain faisant profession d'haruspice – sacrifices animaux et examen divinatoire des entrailles. Or, tout bon gouverneur avait son haruspice. Et pourtant : on a aussi recueilli la pierre tombale de la fille d'un intendant de l'impôt sur les affranchissements d'esclaves ; or, cette administration, regroupant plusieurs provinces, était centrée évidemment sur la capitale de l'une d'elles… A suivre ?
Poitiers n'est ni Arles, ni Nîmes. Tout y est caché, enfoui, mutilé. Sous nos pas. Dans nos murs. A nous de faire en sorte que ce passé ne soit pas lettre morte, et retrouve son sens.