La Grande Guerre d'un futur Goncourt (3)

Prix Goncourt 1927, Maurice Bedel a raconté  la guerre de 14-18 à laquelle il a participé  au jour le jour.

33- Bedel : l'appel des montagnes bleues


Poussé par son insatiable curiosité, Maurice Bedel veut vivre au cœur du pays Zaïan ; il demande à rejoindre le poste avancé de M'rirt.

M'rirt, un petit tas d'argile rouge dans une plaine verte, à laquelle les montagnes des Zaïans font une ceinture bleue. Il semble retrouver l'esprit d'aventure qui l'animait au tout début de la guerre : « Je suis curieux de vivre au cœur du pays des Zaïans, dans ces mystérieuses montagnes que je vois d'ici, où personne n'a jamais pu circuler et que, du moins, à M'rirt, je verrai de tout près. »

Un périlleux trajet

Il part avec un convoi de vivres « composé d'une centaine de mulets chargés de pommes de terre, de farine et de toutes sortes de choses à manger, d'un troupeau de trente bêtes à corne, de dix bourricots conduits par les Juifs du souk de M'rirt et portant du tabac, des bougies, de l'amer Picon et du fil à coudre. »
Son ambulance (on désigne ainsi l'ensemble du matériel médical transporté) est composée d'une vingtaine de mulets et protégée par une « escorte forte de 400 hommes : tirailleurs marocains, tirailleurs algériens, chasseurs légers et légionnaires. » Il passe la nuit à Lias, petit poste de goumiers, planté sur un mamelon.
Le lendemain, 19 décembre, « à cinq heures, un trompette du goum sonne allégrement le réveil. Je saute vivement de mon lit où la joie de pénétrer dans la terre mystérieuse des Zaïans m'a tenu presque toute la nuit éveillé. »
Selon son habitude, tous ses sens sont en éveil : l'odorat : « Une fraîche odeur de menthe piétinée monte dans l'air frais du matin. » ; l'ouïe : « On entend le bruit d'un sabre heurtant un rocher, le hennissement d'un cheval, le cricri d'un grillon. », et la vue : « Une grande lueur argentée barre l'horizon à l'est et son reflet dans les oueds met des poignards brillants sur l'herbe sombre. »
Il reste fasciné par l'adresse et la fougue des cavaliers Zaïans : « Ils sont littéralement sur nos talons, s'approchent en un élan furieux, déchargent sur nous leurs fusils, puis s'éloignent dans de magnifiques fantasias pour revenir aussitôt. »

Bedel, médecin

Mitrailleuses et canons vont disperser les cavaliers ennemis. Mais « un goumier est atteint. Il chancelle, se raccroche à la crinière de son cheval : il se dirige vers moi, stoïque, cramponné d'une main au pommeau de sa selle, de l'autre maintenant ses intestins qui sortent de son ventre ouvert. Pas facile de soigner des blessés quand l'ennemi vous harcèle. Tout en marchant, je découpe à grands coups de ciseaux les cuirs et les vêtements du goumier que j'ai étendu sur une civière de bât. Je mets à nu son ventre ensanglanté. Je le panse. Le canon de M'rirt, qui tonne à son tour, fait sauter le mulet. Je fais au blessé une piqûre de caféine, tout en courant auprès du mulet qui trottine, stimulé, malgré mes imprécations, par le muletier affolé. »
Le lendemain soir, le goumier meurt. Et Bedel, respectueux du mort, nous livre son identité, Mohammed ben Hadj, et nous relate son enterrement. « Son corps avait été cousu par ses camarades dans un drap blanc. On le plaça sur un brancard et on le porta au cimetière qui est à deux cents mètres de la porte sud. Quatre goumiers le transportaient, d'un pas extrêmement rapide, presque en courant, comme il est d'usage au Maroc. […] Le corps fut déposé dans la tombe étroite, couché sur le côté droit, la tête tournée vers le couchant. Avec quelques planches un plafond fut formé au-dessus de lui et sur le plafond on jeta de la terre… Pendant ce temps, les mitrailleuses braquées vers la Gara et vers les sources de l'oum er Rbia, tenaient en respect les Zaïans que notre groupe, isolé du poste, aurait pu attirer. »
Ces rites rendent hommage au combattant, nous sommes loin des corps pulvérisés, ensevelis sous la boue du sol de France. Le Maroc semble, malgré les circonstances, réconcilier Bedel avec la dignité humaine.

Le poste

« Le poste de M'rirt apparaît enfin, tout rouge dans ses murs d'argile, bien frêle au milieu de toutes ces montagnes révoltées, mais fort, très fort, de ses canons et de ses fusils, de ces mitrailleuses et de sa T.S.F., dont la grande et fine antenne est plantée dans l'herbe verte de la plaine comme une aiguille dans du velours. »
Bedel fait rapidement la connaissance des trois cents hommes enfermés là sous le commandement du capitaine Courtois. « La garnison est emprisonnée dans ce poste dont on ne peut s'éloigner à plus de deux ou trois cents mètres, sans s'exposer à avoir la tête coupée. »

Qui est prisonnier de qui ?

Derrière les murs fragiles d'argile rouge, Bedel ressent fortement l'impression d'enfermement, surtout lorsque la navette postale ne livre pas le courrier hebdomadaire venu de France ; cependant il analyse la situation avec objectivité : les canons peuvent toujours forcer le passage !
Les Zaïans, eux, « prisonniers de leurs montagnes froides et arides, en sont réduits à pousser leurs troupeaux paître sous nos obus et sous nos balles. […] Du matin au soir, des veilleurs guettent les pentes de la Gara et des montagnes qui ferment circulairement la plaine : dès que des moutons, des chèvres, des cavaliers se montrent, le canon crache sur eux. J'ai trouvé bien grossier de tuer des chèvres et des bergers par un si beau temps, dans ce paysage biblique, aux approches de Noël… Ah ! colonisation, " que de crimes on commet en ton nom ! " ».

34 - Noël 1916 et la nuit des chacals

L'ordonnance de Maurice Bedel et le petit Zaïan fait prisonnier.

Les soldats vivent leur troisième Noël de guerre. Au Maroc, Maurice Bedel a la nostalgie de son pays. Seules étrennes : des lettres de France.

Troisième Noël de guerre : comment les poilus ont-ils pu supporter cela ? Au Maroc, le danger est moindre, mais l'éloignement plus tangible.

Dans son poste de M'rirt encerclé par les Zaïans, le courrier reste pour Maurice Bedel le dernier lien avec la France.
Dans le « réduit » de M'rirt, au soir du 24 décembre, la nostalgie pénètre l'âme de Bedel : « Nuit des réveillons… Nuit des petits souliers dans les cheminées… Ici, nuit des chacals. Dès la nuit venue, ils ont chanté leur concert… Noël ! Noël ! Oua hou ou ! Oua hou ou !…. »

" Où sont les cloches, la neige, les voix cristallines des enfants ? "

Ces onomatopées ne permettant pas d'identifier correctement ce qu'il entend, il précise : « Le concert des chacals, aux premières étoiles, il faut l'avoir entendu un soir que les goumiers chantent sous les tentes. Les voix des uns et des autres se marient, voix de tête, très hautes et très tristes, chants en mineur et peu modulés… Il y a dans la plainte du chacal un peu de l'appel du chat amoureux, un peu de l'aboiement du renard, il y a surtout une indicible tristesse, comme un désespoir d'être à jamais un animal de nuit qui se nourrit de pourriture. » Et les entendant se disputer les reliefs d'une tête de bœuf, il ajoute : « Et cette pauvre tête ensanglantée, tirée de droite et de gauche, par des affamés, c'est la Pologne entre les Russes et les Allemands. »
En ce soir de Noël, où sont les cloches, la neige, le bruit des sabots assourdi et les voix cristallines des enfants ?
« En vain, aujourd'hui, j'ai tendu l'oreille. Rien de cristallin, rien d'enfantin, rien que le silence sauvage du bled meurtri par les coups de feu des sentinelles. Et en France, ce n'est pas moins oppressant… Les anges sont-ils morts ? »

Le cadeau de Noël

Un petit Zaïan, parti à la recherche d'un chameau égaré, a été arrêté : « Cet enfant, charmant et bien joli, nous a conté, en tremblant, bien des choses intéressantes. Traître à son douar par le fait de la peur, il a obligeamment fourni à nos artilleurs tous les renseignements que ces hommes de poudre et de sang désiraient avoir sur l'emplacement des douars et le résultat de leurs tirs. » Bien vite, il découvre « le tonnerre et la foudre » de la mitrailleuse et le secret des jumelles. Avec cynisme, on le « fait assister au tir du canon sur les troupeaux de son douar. » Terrorisé, puis submergé par la curiosité, il se laisse prendre au cruel jeu de la guerre : « Alors sa curiosité devient de l'enthousiasme et chaque obus bien placé lui faisait pousser des cris d'admiration. » On confiera cet enfant à Bedel et aux bons soins de Bouchaïb, son ordonnance.

" La bes alik "

Bedel commence la première page de l'année 1917 par le dessin de son ordonnance entrant dans sa chambre : « L'année nouvelle est entrée ce matin dans ma chambre, la main sur le cœur, le visage énigmatique et souriant, le pas glissant et feutré, et de ses lèvres minces à peine entrouvertes s'échappèrent quelques syllabes chantantes… " La bes alik "… Point de mal sur toi !…. C'était Bouchaïb qui venait me réveiller et me saluait comme chaque matin.
Et je me rappelle Dupré, mon ordonnance d'alors, entrant bruyamment dans ma cabane des Vosges, il y a un an jour pour jour, et me déclamant d'une voix étranglée et cérémonieuse : " J'vous la souhaite bonne et heureuse. " Et il ajouta en clignant son œil de Champenois madré : "… et puis, la fuite ! " (Dupré sera tué en 1917). »

Les étrennes

La navette postale hebdomadaire n'a pu être assurée car les Zaïans exercent une pression de plus en plus grande autour du poste. Cependant, le 31 décembre : « Nous avons nos étrennes : de gros paquets de lettres. Durand est parti avec cinquante goumiers et spahis, ce matin, en pleine nuit. Rossi pendant ce temps est allé occuper les pentes ouest du Taraft avec des fusils et des mitrailleuses. A huit heures nous voyions revenir au grand galop et dans un nuage de poussière les cavaliers porteurs de sacs de lettres. […] Et je dévore en paix les chères lettres de France. »
« Ce n'est pas un petit événement que l'arrivée à M'rirt d'un courrier de France. Les lettres sont vieilles d'un mois, mais qu'importe ! » Et cela donne à Bedel l'occasion d'exercer son aimable ironie : « J'apprends que le Maroc est un pays chaud, avec des palmiers, des lions et des mirages. Des Vosges, on m'écrit : " Sacré veinard ! Tu as chaud (mon thermomètre marque en ce moment – 3° à ma porte)… Au lieu de sinistres sapins, tu as des palmiers courbant sous le poids de leurs dattes (je regarde le bled où trois chardons élancent gracieusement leurs tiges épineuses…) Tu as pour toi l'espace, l'ivresse des longues randonnées d'oasis en oasis " (ô mon Zaïan, rends-moi la liberté !) ».

35- Maurice Bedel aux prises avec la nostalgie

Affecté au Maroc, Maurice Bedel a le mal du pays. Le 11 janvier 1917, il apprend toutefois qu'il est relevé de son poste.

On ne s'éloigne pas impunément de la France : Bedel ne tarde pas à souffrir du mal du pays malgré le charme des grands espaces de ce paysage minéral.

" Objets inanimés avez-vous donc une âme ? " (Lamartine)

Dès le mois d'octobre 1916, Bedel exprime son ressenti : « Les arbres d'ici me sont étrangers : ces cèdres, ces thuyas ne me connaissent pas. Un peuplier de France est un ami : quand je passe il agite gentiment ses feuilles comme des mains. Le cèdre de l'Atlas reste impassible, impénétrable. »
Pour qui, dans sa jeunesse, a fait provision de sensations, « les choses ont l'âme que nous leur avons donnée. Les choses qui n'ont pas une âme française me laissent indifférent. »
A maintes reprises, tout au long de sa vie, il aimera les jardins tracés au cordeau, en particulier les potagers, probablement parce que sa vocation de jardinier a commencé très tôt. « Dès l'âge de cinq ans, je possédais un châssis et deux cloches », confiait-il en 1940, au Glaneur Châtelleraudais

" Le mal des saules de la Loire et des cascades d'Auvergne "

Ainsi, il avoue qu'il arrête volontairement son cheval auprès du gué situé près du potager du poste d'Aïn Leuh : « la vue des plates-bandes du potager me rafraîchit le cœur et réveille ma sensibilité engourdie. J'aime ces chicorées et ces romaines bien alignées, ces choux, ces tomates et ces betteraves rouges. » Alors les vers du poème « Le Pays » de Mme de Noailles, extraits du recueil « Le cœur Innombrable » bercent sa nostalgie :
Ma France, quand on a nourri son cœur latin
Du lait de votre Gaule,
Quand on a pris sa vie en vous, comme le thym
La fougère et le saule,
Quand on a bien aimé vos forêts et vos eaux,
L'odeur de vos feuillages…
Le 6 novembre, à Timhadit : « Que disent quatre Français un soir, de lune, devant les pentes laiteuses d'une montagne africaine ? […] Un peu de mélancolie tremble dans leur voix… Ces quatre Français, parce que de la lune ne se pose pas sur un clocher jauni, ont, malgré les cèdres argentés du Tizdadine et les eaux opalescentes du Guigou, le mal des choses de leur pays, le mal des saules de la Loire et des cascades de l'Auvergne, le mal, le doux mal consumant des clairs de lune de France. »
A Noël 1916, à M'rirt, au pays des Zaïans, il avoue : « L'exil, quelle souffrance !…. »

" Aujourd'hui, je désarme "

Pourtant ce serait mal connaître Bedel que de le voir sombrer dans la mélancolie. Appliquons-lui le néologisme, qu'en bon défenseur de la langue française il aurait probablement désapprouvé, de « positiver ». Il se laisse charmer par les vastes espaces et leur minéralité : « Je ne voulais pas désarmer. Et je réfugiais mes nostalgies de France dans le potager de Timhadit. J'étais comme les enfants qui s'entêtent à refuser la chair délicieuse des huîtres, parce que l'apparence de cet animal leur est peu familière.
Aujourd'hui, je désarme.
Habitué à me pencher trop sur le détail des choses par la fréquentation de nos campagnes morcelées, limitées, véritables jeux de l'oie d'un parcours malaisé, j'ai dû m'accoutumer à ne poser mes regards que sur de vastes espaces, où jamais n'apparaît le repère d'un clocher, d'une haie de peupliers, d'un moulin, d'une route. »
Et cette absence de repères libère l'imagination et le sens de la liberté. « A notre époque où les pays sont morcelés et les peuples esclaves, je connais ici un pays sans clôtures et un peuple sans maîtres. »
Mais, Bedel ne peut guère s'éloigner du poste de M'rirt et rêve souvent d'être un oiseau : « Dans ce pays de l'espace, des pistes sans bornes, dans ce pays des solitudes et des silences, toute entrave à la marche est bien pénible. Ce matin, je regardais mélancoliquement deux aigles qui faisaient des cercles dans l'air… Un coup de canon les mit en fuite. Ils avaient l'espace, eux… »
Un radiogramme, reçu le 11 janvier, lui apprend qu'il est relevé de son poste et qu'il doit regagner Aïn Leuh avec un convoi. Le voilà libéré de sa « prison d'argile rouge » !

36 - Maurice Bedel quitte la boue du Maroc

Bedel quitte Aïn Leuh le 3 février 1917, destination Casablanca, où il sera opéré le 11 février. Avant cela, il subit avec ses camarades pluie et tempête.

Bedel, enfermé dans le fort de M'Rirt, aspirait à retrouver sa liberté de mouvement. Son retour à Aïn Leuh le délivre de la pression exercée par les Zaïans ; mais ce sera sans compter sur les éléments climatiques…

La tempête

Le 13 janvier 1917, alors que Bedel entre dans le camp d'Aïn Leuh, il pousse un « ouf » de soulagement : il est sorti de sa prison d'argile rouge ! Mais deux jours plus tard, il écrit : « La bourrasque, neige, pluie, grêle, atteint dans ce chaos de montagnes une violence que je puis, sans abuser d'un lieu commun, qualifier d'inouïe. »
Comme dans le conte des 3 petits cochons, les tentes ont été soufflées et gisent lamentablement dans la boue. Sa baraque de briques faites de boue résistera-t-elle ? Son toit de tôles ondulées s'envolera-t-il ? Dans cet abri précaire, il songe aux troupiers dont le sort est plus misérable que le sien. « Et malgré la tempête qui les jette à terre, malgré la neige qui les aveugle, les hommes vont au bois dans la forêt, vont à l'eau aux sources d'Aïn Leuh, pris dans la boue, bousculés par leurs mulets révoltés, à peine couverts par les vêtements en loques que l'on réserve aux troupes marocaines (toujours le Maroc-Pays-Chaud !….). »

" Il a suffi que le soleil parût pour que la nature sourît "

Les Vosges lui apparaissent alors comme un paradis perdu : « Ah ! ma petite cabane du lac de Schissroth, mes bons vieux sapins d'Alsace qui me faisaient de si beaux feux… Je vous ai fuis pour avoir chaud ! Ingrat que j'étais !…. Voici ma punition. » Le vent et la pluie s'acharnent sur les tôles ondulées. « Et les Vosges m'écrivent, impitoyablement, par la plume de l'excellent Carrière : " Il pleut… il pleut… Passez-nous votre excédent de soleil, nous vous enverrons de la pluie en échange. " C'est à hurler ! »

L'accalmie

Dès que le soleil réapparaît, il s'empresse avec deux de ses compagnons d'user de sa liberté retrouvée : « Je fais l'ascension de la " Selle arabe ", montagne à deux pointes qui domine le camp à l'ouest. Il a suffi que le soleil parût pour que la nature sourît, et sa façon de sourire c'est de se couvrir de fleurs. Des milliers de crocus mêlent leurs petits tubes mauves aux collerettes roses des pâquerettes, des jonquilles au parfum d'oranger se blottissent, jaunes, sous les buissons gris des jujubiers. Les asphodèles sortent de terre leurs grosses pousses vertes. Et des perdreaux s'élèvent, et des lièvres s'enfuient. »

Le retour de la pluie

Sous l'assaut de la pluie, le 28 janvier, la façade de sa chambre s'écroule. « Une section de tirailleurs va dresser contre cette façade béante un mur en pierres sèches. Aussitôt fait. Mes pauvres bougres, dans la pluie qui les cingle, dans la boue qui les englue, apportent une par une les pierres d'une baraque voisine naguère écroulée, elle aussi. Marignan et moi, mettons carrément les mains à la pâte et comme nous sommes aussi maladroits l'un que l'autre, nous nous écrasons, nous nous écorchons les doigts. » Une demi-heure plus tard : « Toute la façade des chambres de Marignan, Saddoud, Pinelli, s'est abattue. C'est l'irréparable désastre. Je me précipite. Je vois apparaître entre deux moellons le cigare et le sourire de Marignan. Il escalade son mur pour sortir de sa chambre. Je file chez notre voisin le commandant Blondiau, des tirailleurs algériens, et je lui demande l'hospitalité pour la nuit. Il me l'offre spontanément au récit de nos malheurs. Et, sous des torrents d'eau, nos ordonnances transportent lits, couvertures et cantines, dans une petite pièce qui a un toit et des murs solides. »

Blessé à la cuisse

Le lendemain, « la cuisine n'est plus qu'un monceau de moellons, de poutres et de tôles ondulées, sous lequel gisent notre civet de lièvre, notre Bénédictine, nos conserves et une partie de notre vaisselle ». L'incident pourrait ne pas avoir de suite, mais après avoir réparé tant bien que mal la façade écroulée, Bedel constate qu'il s'est « déchiré un muscle de la cuisse en soulevant les lourdes laves destinées à consolider nos murailles trop légères. Et les médecins parlent de m'évacuer pour que j'aille me faire recoudre ça dans un hôpital de l'arrière ». Bel acte manqué, pourrait dire le psychiatre !
Bedel quitte Aïn Leuh le 3 février, destination Casablanca, où il sera opéré le 11 février. Auparavant, il nous livre une dernière confidence sur la vie militaire : « Vie abominable des camps qui me détériore mon beau Maroc sauvage et nu, refrains de clairons, corvées d'eau et corvée de pommes de terre, officiers en sabots surveillant maçons et charpentiers… Boue, boue souillante, injurieuse, boue qui est née de la semelle des militaires brutaux et qu'ignoraient vos fins pieds nus, Berbères gracieux. Je quitterai la boue, je quitterai les clairons et le gramophone du " Cercle ", les baraques Adrian et les tentes-marabouts, les bridgeurs ennuyés et les causeurs ennuyeux, qui traînent ici une existence morne et sans but. Je quitterai Marignan et mes tirailleurs qui sont un peu mes enfants, cela seul est triste. »

37. En convalescence Bedel fait du tourisme

Bedel en convalescence, appuyé sur sa canne

A partir d'avril, Maurice Bedel profite de sa convalescence pour revoir des lieux trop vite croisés, lors de son retour vers Casablanca.

Bedel vient d'être opéré d'une déchirure à la cuisse, à Casablanca mi-février.

«… Tous ces points, ça veut dire hôpital, chloroforme, bistouri, pansements, chambre blanche, infirmière aussi, diète, premier-repas-où-le-vin-semble-si-amer, infirmier moustachu et mal odorant, premiers pas zigzagants, retour à la vie, sorties au jardin, Printemps de Grieg, oiseaux, iris, mimosas… et ces autres points ça veut dire premiers contacts avec Casablanca. »
Bedel, dès le mois d'avril, profite de sa convalescence pour revoir des lieux trop vite aperçus lors de son retour vers Casablanca. Comme après chaque épreuve, il célèbre la vie.

De Salé à Meknès un bain de fleurs.

« Comment dire sans monotonie, les cent kilomètres de marguerites blanches qui s'étendent de l'océan aux premières montagnes ? C'est si touffu, si droit, si homogène que l'on croirait que la petite voie de chemin de fer où file notre draisine a été creusée dans l'épaisseur même de ce tapis vert et blanc. Rien n'émerge de cette mer sans vagues sinon de temps à autre la bosse d'un chameau. Au bout d'une heure, l'étrangeté de cette vision porte doucement l'esprit à l'hallucination. Sont-ce bien des fleurs ? […] N'est-ce pas plutôt la terre qui mousse par l'effet de la grande fermentation printanière ? Je ne sais plus… Je ne sais plus… […] Et ces milliards de points jaunes en des collerettes blanches c'est de l'amour, c'est de la fécondation, c'est de la gestation, et ce sont des milliards et des milliards de marguerites en puissance et c'est pour demain de la lutte pour la vie car il faudra bien qu'elles germent ces myriades de graines fécondées, et qu'elles se développent et qu'elles élèvent leur tige parmi les tiges plus anciennes et qu'elles étouffent leurs voisines pour vivre et pour fleurir et pour s'entre-féconder dans cette immensité sablonneuse, limitée quand même par l'océan et par la montagne. »
Bedel est d'abord frappé par la différence de température due à la position élevée de la ville : « A mesure que la voie s'élève, je retrouve la flore des environs de Casablanca en avril, puis en mars, puis en février. Nous approchons de Meknès. A la limite de cette vaste plaine jaune, sept tours carrées se dressent parmi les touffes vertes. Nous roulons. Nous roulons. Enfin des murs crénelés, enfin des ruines, enfin des palais morts, c'est bien Meknès, Meknès-aux-oliviers. »

Meknès quelque peu moribonde

Ensuite, il relève l'action du temps sur les habitations : « Des maisons faites de petites briques plates disposées obliquement et jointées avec un mortier que le temps effrite ; des portes carrées, lourdes, basses, ornées de gros clous à tête ronde, de ferrures en forme de trident, de marteaux en anneau, encadrées de cèdre travaillé finement […] Des femmes bâillonnées, souvent aux yeux clairs, des hommes grands, maigres, au regard vif et intelligent, glissent, formes blanches, dans ces ruelles sans vie qui, plus encore que celles de Fez, semblent tracer les obscurs dédales d'une nécropole. »
Mais la ville s'anime en son cœur : « Les souks sont arrosés de frais et sentent bon la menthe cueillie le matin sous la rosée. Entre une boutique de radis roses et une boutique de dattes fraîches, la porte d'une mosquée étonne et énerve le regard qui se perd dans le tarabiscotage de ses ornements, de ses sculptures en nids d'abeilles… »

Une belle rencontre

« Je pénètre dans un verger de grenadiers et d'orangers. Deux beaux jeunes gens, la main dans la main, debout sous un arbre parfumé, devisent en souriant. Ils ont relevé sur leur tête le capuchon de leur djellaba : l'un est en blanc, l'autre est en violet-aubergine. Je les salue : " La bes alik "
- Bonjour, tu vas bien ?, me répond le violet-aubergine.
Il sait cent fois mieux ma langue que je ne sais la sienne. Et de son bras tendu, que dégage la manche glissée du burnous, il cueille une branche d'oranger fleurie et me l'offre avec grâce. Comme il porte sous son bras, avec un tapis de prière en drap vieux-rose, un livre relié de cuir bleu et or, je lui demande quel est ce livre : il me répond : " Non " en balançant gentiment la tête. Car il n'a pas voulu que ma main de Roumi profanât son Coran. »
Bedel, pris dans le dépaysement offert par le Maroc, semble avoir oublié la guerre et ceux qu'il a laissés en France.

38 - Un retour périlleux

Un dessin de Maurice Bedel représentant Tanger.

Maurice Bedel quitte le Maroc pour aller se faire opérer en France. Le voyage en bateau n'est pas sans risque.

Bedel a prolongé son temps de convalescence au Maroc jusqu'au milieu du mois de mai, mais sa cuisse demande une nouvelle intervention. Celle-ci aura lieu à Marseille. Or, rentrer en France n'est pas sans risques. La guerre sous-marine est à son apogée.

Bedel embarque à Casablanca, longe les côtes marocaines jusqu'à Tanger et voit se dresser le rocher de Gibraltar où « chaque buisson, chaque trou de rocher […] cache la gueule béante d'un 240 ou d'un 380. […] La puissante Angleterre est là qui veille. »

De Gibraltar à Marseille

Afin d'éviter les sous-marins allemands, l'Abda, paquebot sur lequel naviguent Bedel et ses compagnons, suit au plus près les côtes espagnoles : « Nous embrassons chaque méandre, chaque cap, chaque golfe, chaque estuaire de la côte d'Espagne que nous suivons à un mille du rivage. »
Depuis janvier 1917, Guillaume II a mis l'Europe en état de blocus. Il veut en particulier empêcher le ravitaillement de l'Angleterre. L'Allemagne dispose alors de 128 sous-marins, les U-Boot qui sont particulièrement performants. Bedel reste sensible à la beauté du paysage et indifférent à la peur qu'éprouvent la plupart des passagers : « Le soleil se couche avec un faste incomparable derrière les roches mauves et aiguës de la Sierra Nevada. Nous nous enfonçons, tous feux éteints, dans la nuit perfide. »

La menace, 17 mai, 14 h 30

« Nous sommes au large d'Alicante, loin de la côte. Un paquebot italien échoué sur un rocher nous signale la présence d'un sous-marin allemand à tribord. En effet, on aperçoit son capot émergé à une assez grande distance. Aussitôt, les artilleurs chargent et pointent la pièce de 90 qui se trouve à l'arrière. Le bateau fait un brusque coude droit et pique sur la côte, en augmentant en vitesse. La distance de l'Abda au sous-marin est de 9.000 m. On ne tire pas et l'on file. Pas de panique. Les femmes entourent la plateforme du canon, bavardant. Elles se bouchent seulement les oreilles par crainte du bruit. Les marins du bord sont également très calmes et gouailleurs. Le pauvre bateau italien penche terriblement sur son bâbord, des voiliers s'en approchent et le secourent. Nous le perdons rapidement de vue, fuyant à toute vapeur. Nous hissons le pavillon rouge et signalons le danger à un gros paquebot français qui se dirige droit sur le sous-marin. Il comprend et pique vers le sud, dégageant un énorme filet de fumée noire. »

18 h 30. Alerte !

« Nous venons de doubler le haut rocher du cap San Antonio. La mer est houleuse, l'air est brumeux. La sirène a sifflé une fois. Tout le monde au poste d'alerte. Les passagers de 1re classe dans la salle à manger, munis de leur ceinture de sauvetage. Les officiers sur le pont arrière, revolver au poing. […] A deux milles devant nous, une grosse forme noire, plate, avec une passerelle et un canon la dominant légèrement. Un sous-marin. En un clin d'œil, le canon de 75 de l'avant tire quatre obus, trop courts, sur la bête d'acier. En un autre clin d'œil, celle-ci plonge et disparaît, pendant qu'en un violent coup de barre l'Abda vire bord sur bord et s'enfuit vers le sud.
Nous attendons la torpille. C'est long d'attendre une torpille. Où est le périscope ? Les yeux fouillent l'écume claire, le creux sombre des vagues. Le chef du canon de 90 de l'arrière croit l'apercevoir et convoie un obus sur son hallucination. Cela réconforte les passagers, qui, pâles et silencieux, engoncés dans leur ceinture mal ajustée, attendent maintenant devant les canots le signal d'embarquement […]
Cependant, nous avons piqué vers la côte. Comment nos petits canots aborderaient-ils ces hauts rochers en cas de naufrage ? La mer devient mauvaise. La côte est sauvage, inhabitée, hérissée et hargneuse. Un paysage infernal qui augmente certainement l'angoisse générale. […] Nous dévorons l'espace, nous fendons les lames dans un beau désordre d'écume. Nous dépassons, sans aucun doute, la vitesse de douze nœuds que le sous-marin en plongée ne peut, lui, dépasser. Depuis un quart d'heure la course infernale dure et la torpille ne nous a pas atteints… »
Les conversations peuvent reprendre et la nuit venir… A 6 h, le lendemain, nouvelle alerte, laquelle sera réitérée à 18 h ; mais les côtes françaises sont en vue…

19 mai : Marseille

« Un engorgement extraordinaire de navires dans le port, des paquebots français, anglais, espagnols, italiens, grecs, hollandais. Des navires de guerre de toutes les nations alliées. Une activité extrême dans les docks : on débarque du charbon, du sucre, des œufs, des barres de fonte, des sacs suintant la graisse, du blé, de la farine, des tonneaux, des automobiles, des chevaux, des sacs de grains… On nous débarque aussi. »
Le 20 mai, alors que l'offensive Nivelle sur le Chemin des Dames a fait des milliers de morts, en particulier chez les zouaves et les tirailleurs sénégalais si chers à Bedel, alors que des mutineries éclatent dans de nombreuses divisions, Bedel entre à l'hôpital 108, installé dans le séminaire de la ville de Marseille. Il y sera réopéré, puis reviendra à Thuré, avant de demander à continuer à servir sa patrie en août.
Nous retrouverons la suite de son Journal dans trois mois.

39. Bedel retrouve les champs de bataille de l'Aisne

De retour du Maroc après une opération à Marseille et un temps de convalescence à Thuré, Maurice Bedel rejoint la Somme à la fin du mois d'août.

Le 25 août, Maurice Bedel arrive à Billy-sur- Aisne, proche de Soissons…, où il se trouvait en novembre 1914.

Il met en exergue de son nouveau cahier une citation d'Epictète, philosophe stoïcien : « Il dépend de toi de faire un bon usage de tous les événements. »
Il faut en effet une bonne dose de stoïcisme pour accepter la situation : « Vraiment, est-ce possible ? On veille, cette nuit, sur les collines du Soissonnais comme on y veillait il y a trois ans bientôt, au temps où je parcourais entre Roederer et Boulanger cette même route qui va de Courmelles à Setpmonts ; ça continue […] Cela durera donc toute notre vie ? »
La situation tourne au cauchemar : Roederer prisonnier, Boulanger mort, le décor dévasté : « La terre est morte ; trop de gaz, trop de liquide enflammé, trop de cadavres l'ont empoisonnée. […] Creusée d'entonnoirs, sillonnée de tranchées, hérissée de fils de fer et de chevaux de frise, la terre de Bucy-le-Long est une terre morte. » Lui-même semble alourdi. « Les pieds dans de gros souliers, le front lourd du casque d'acier, le flanc battu par la boîte à masque. »

L'industrialisation intensive de la guerre

Éloigné depuis un an de France, Bedel témoigne de ce qu'il voit avec un regard neuf. A Bucy-le-Long, tels des Sisyphe roulant leur rocher, « des équipes d'hommes poussiéreux et suants refont une route à grands coups de pioche et à grands renforts de pierres. Un train blindé circule sur une voie, improvisée, le long du village mort. Camouflé, il est drôle comme un petit chemin de fer pour enfants ; mais ses gros canons sont moins drôles ».
A la place des meules de foin, « des dépôts d'obus font, sous leur couverture de raphia vert, des tumuli dans les champs déserts. Des " saucisses ", au bout de leur fil invisible, stagnent là-haut, comme des bulles de gaz issues de ces ruines puantes. Le tonnerre énorme des canons du Chemin des Dames gronde au-dessus de Bucy-le-Long ».

Le nouveau visage du Poilu

Le printemps 1917 a été marqué par l'échec de Nivelle sur le Chemin des Dames, des mutineries ont éclaté, rapidement réprimées. Les hommes ne voient plus la fin du conflit et plongent dans un désarroi physique et moral insupportable. Lorsqu'ils redescendent des tranchées « affamés, misérables et douloureux », les chasseurs à pied du 31e bataillon ont des têtes de brigands !
« En voici un parmi tant d'autres : 25 ans, le teint est blafard comme celui d'un ressuscité ; les yeux sont caves, cernés de bleu ; une barbe d'un mois, une barbe d'hôpital, encadre ses joues creuses et sa lèvre anémique, cette barbe surpasse en beauté les barbes de Christs et les barbes de Fleuves et je sais qu'elle doit être à la fois rude et douce au toucher, par quoi elle aide à saisir sur ce visage émacié le reflet d'une âme. Il sort d'une toile du Gréco, ce jeune homme pâle. Il n'a rien de commun avec les guerriers qu'a forgés la désolante légende du Poilu. Je vois en lui l'archange de cette guerre. Il est beau comme un Sébastien, avec, derrière son masque de résignation, je ne sais quel air de silencieuse révolte. Lucifer et Jeanne d'Arc. »
Bedel rejoint le 31 août le groupe de brancardiers du 21e corps d'armée. Il jouera son rôle jusqu'au bout : il supportera la fatalité de la guerre sans oublier la solidarité humaine.

40. Les préparatifs à l'attaque de " La Malmaison "

Le général Pétain prépare une offensive limitée au secteur ouest du Chemin-des-Dames autour de la Malmaison. Il espère remonter le moral des troupes.

Bedel dont le cantonnement se trouve à Soissons, situé à environ une quinzaine de kilomètres du fort de La Malmaison, note le 10 septembre : « Nous montons une pièce à grand spectacle qui se donnera prochainement sur le Chemin des Dames. Dans toutes les coulisses, l'animation est extrême et l'air en est bruyant et agité. On voit apparaître, signe des grandes heures proches, le kaki des troupes indigènes et le bleu noir des chasseurs à pied. »

L'art du camouflage

Il observe avec intérêt les préparatifs : « Sur les prairies humides des bords de l'Aisne, de larges champignons blancs ont poussé, des champignons avec un dessin rouge en forme de croix sur la tête… On me dit que ce sont des tentes pour abriter les ambulances. »
Ambulances ? Est-ce bien sûr ? Le 16 septembre, toujours à Soissons, il témoigne : « Aujourd'hui, pendant deux heures, une pièce de 240 a bombardé la gare de Soissons […] et, bien entendu, c'est l'hôpital d'évacuation, l'H.D.E., voisin de la gare, qui a le plus souffert […] C'est une manie des militaires de placer les ambulances et les hôpitaux en des points du front où telle gare, tel nœud de routes, tel parc de munitions, tel pont sur l'eau attirent le feu de l'ennemi. Chaque fois qu'une formation sanitaire, imprudemment et impudemment installée à pareil endroit, reçoit des obus, on crie à la barbarie : " Ils tuent des infirmières !…. Ils achèvent des blessés !… " Si les Allemands frappent les ambulances de Sermoise, il faudra s'en prendre au train blindé qui les côtoie, au pont de Missy qui les dessert et aux parcs de munitions qui les encadrent […] A Soissons un dépôt de grenades, considérable, avait été placé dans la jolie petite église Saint-Pierre. Il a sauté. A Reims, à partir d'avril dernier, trente batteries d'artillerie ont pris position en pleine ville et particulièrement autour de la cathédrale dont les tours continuent de constituer le meilleur des observatoires. Ruses de guerre. Bien. Mais alors qu'on mette fin à ces hypocrites protestations ! »

Un paysage mouvant

Le camouflage s'exerce même sur l'eau. « 20 septembre. Soissons : Sur l'Aisne, rivière molle, glissent des canonnières armées de canons au museau allongé. Parmi les roseaux, sous les peupliers et les saules, elles s'arrêtent, silencieuses […] leur revêtement extérieur imite, à ne pas s'y méprendre, la verdoyance (sic) des rives du fleuve. Les canons aussi sont camouflés ; aussi les camions sur les routes, les chars d'assaut, les fourgons du train, les locomotives, les wagons, les baraques, les ponts, les autos sanitaires etc. etc. Si bien que l'armée, vue de haut, doit donner l'impression d'un paysage mouvant. »

Le règne de la poussière

Comme une caravane de chameaux dans le désert, ces nombreux déplacements déplacent force poussière : « Il n'est plus besoin de bleu horizon, de camouflages, de simili-prairies, de simili-buissons, de simili-canons. La poussière a mis le pays comme les hommes à sa livrée, qui, comme chacun sait, est de cette teinte indéfinissable que l'on appelle « gris poussière ». La campagne meurtrie de l'Aisne en est couverte comme de givre, d'un givre de mauvais aloi, poivre et sel. On suit de loin les tours et les détours des routes de Bucy-le-Long, de Reims, de Laon, à la vapeur qui s'en dégage. Convois d'auto-camions, convois d'artillerie, convois de mulets, convois d'ambulances, colonnes d'infanterie, colonnes de cavalerie, font une longue, une interminable procession. »

La prévenance allemande

24 septembre. Soissons. « Ce matin un avion allemand a jeté dans nos lignes des " papillons " avertissant, qu'obligés de bombarder le dépôt de munitions de Chassemy, les Allemands ne répondaient pas des dégâts qu'ils pourraient causer aux ambulances de Chassemy, immédiatement voisines du dépôt. Bien entendu, on n'a pas bougé et, dix heures après, les obus commençaient de tomber sur les baraquements à Croix Rouge, achevant quelques blessés. »
Les efforts de camouflage seront-ils éventés par l'ennemi annihilant ainsi l'effet de surprise ?

Chantal Verdon

41. La bataille de la Malmaison

A partir du 23 octobre 1917, se déroule l'offensive sur le secteur ouest du Chemin des Dames. Un objectif autant moral que stratégique. 

Un grand découragement s’est installé qui a conduit à des mutineries : une victoire, même sur un territoire restreint, mais connu de tous, aura le mérite de redonner confiance en l’armée et son commandement. Nous avons vu combien l’artillerie avait renforcé son matériel aux alentours de Soissons. Or, le champ de bataille de La Malmaison se trouve à une quinzaine de kilomètres au nord-est. La ligne française concernée part du village de Vauxaillon, elle est jalonnée par le Moulin de Laffaux, le plateau de l’Ange- Gardien, le fort de La Malmaison et vient buter sur le Chemin des Dames. Le terrain est difficile car d’immenses carrières servent de refuge aux Allemands et le saillant de Laffaux, occupé par ceux-ci, offre des vues sur nos arrières. 

La préparation 

Dès le début du mois, Bedel pense que « la bataille commence » car l’artillerie française pilonne les lignes allemandes. Employant la même méthode que les Allemands à Verdun, un déluge de fer et de feu, se déverse sur l’ennemi. « Tout est écrasement : dos rond et genoux ployés, l’adversaire attend la mort, la mort ignoble qui fait craquer le crâne sous le béton écroulé comme craque une noix dans les mors de la pince. »
Cependant, le 8 octobre, Bedel note : « Mais la pluie est plus forte que l’homme. Elle éteint le feu le plus puissant. Elle noie les courages et son torrent entraîne les plans des plus grands généraux. » L’offensive est repoussée.

La riposte
Les Allemands ne sont pas dupes, ils savent que ce déchaînement de l’artillerie annonce une attaque prochaine, même s’ils ignorent le point précis où elle se déclenchera, et ils ripostent en bombardant. Dans son poste de secours, Bedel retrouve quelques survivants de la première heure : « Les soldats du 170e régiment d’infanterie, mes anciens compagnons des heures rouges de 1914 et 1915, m’entourent et leurs faces barbouillées de sueur et de boue mélangées sont belles d’une mâle résignation. Ils descendent eux aussi de " là-haut ". En vainqueurs ?… Non. En êtres étonnés d’être vivants… Le malheureux Dupont, lui, hélas ! en descend fou. Pauvre bougre, il s’accroche à moi, il m’embrasse, il sanglote. Il a peur, peur, incurablement peur… Les obus qui tombent autour de nous le jettent à terre… Et ses yeux perdus à l’infini ont l’air de regarder un grand trou noir. » Dans la nuit du 20 octobre, un seul obus allemand frappe trois camions, tuant 37 hommes et en blessant autant : « Une boucherie ? Non. Un abattoir. C’est de mon poste de secours que je veux parler. Je piétine depuis deux heures dans une gelée de sang où mes chaussures et celles de mes infirmiers font un bruit mou. »
Le 23 octobre, jour J
« A 4 h et demie, un dernier et terrible tonnerre déchire la terre et les airs. Puis c’est le silence, que rompt seul le ronflement des avions volant bas dans la tourmente et dans la pluie […] Vers neuf heures, les petits télégraphistes de l’air commencent à s’abattre sur les pigeonniers de Vanerot, apportant des dépêches de victoire. Coup sur coup nous apprenons les conquêtes rapides du 21e corps : la Malmaison se rend avec 800 hommes ; les carrières de Montparnasse, que notre imagination inquiète peuplait de dix mille défenseurs, écrasées par nos obus de 400, n’abritent plus qu’une centaine d’êtres vivants qui se rendent sans se faire prier. »
Le portrait du vainqueur
« Dans le crépuscule mouillé : un groupe noir de prisonniers grelottants… Une belle limousine noire au fanion tricolore, cravaté de blanc… Pétain, souriant, le visage clair, l’œil bridé par un rien d’ironie, Pétain, le vainqueur, indifférent derrière sa glace aux vaincus. Misère et gloire, bottes boueuses et limousine capitonnée, le ruisseau et le Capitole. »
Une « petite victoire »
Les jours suivants, Bedel monte jusqu’au Moulin de Laffaux et voit, une fois de plus, l’horrible carnage. « Ce n’est point en ces lieux que l’on peut se réjouir d’une victoire. » D’autant plus qu’il ne perd pas de vue l’ensemble du champ de bataille. Le 28 octobre, toujours à Soissons, il écrit : « Comment voulez-vous que nous tirions un grand orgueil de cette petite victoire à l’heure où notre ennemi s’empare de 80.000 Italiens ? » La bataille de Caporetto et la prise du Mont Maggiore avaient pratiquement mis hors de combat l’Italie. Certes, la confiance dans le Haut-commandement est restaurée, mais l’Allemagne n’est pas encore prête à s’avouer vaincue…