Les Ami.e.s des femmes de la Libé se battent pour les droits des victimes de la traite humaine

Par Marie-Laure Aveline

Une prostituée porte la robe des "viols invisibles"

La robe portée par Gift, pour un shooting photo avenue de la Libération, a nécessité 200 h de travail. - (photo NR Patrick Lavaud)

12.213 emballages de préservatifs ont permis la confection d'une robe portée par une prostituée, avenue de la Libération, pour " lever les tabous ". 

Le 15 janvier 2016. Gift (nom d'emprunt) ne frissonne pas. Pourtant le thermomètre affiche à peine quelques degrés au-dessus de zéro. Dans une robe à bretelles « de soirée », la belle jeune femme arpente le trottoir de l'avenue de la Libération, mardi à 21 h, sous les yeux écarquillés des automobilistes qui ralentissent. La soirée ne fait que commencer pour elle car, après la « performance », elle va reprendre ses habits « de travail » et se poster près d'un arrêt de bus de l'avenue. 

" Il est temps de trouver des alternatives " 

Gift fait partie de la vingtaine de jeunes femmes qui se prostituent à Poitiers. D'origine nigériane comme la plupart des autres filles, elle ne parle qu'anglais. Et ce soir-là, elle ne parle pas du tout. Elle s'implique dans l'anonymat. A ses côtés, d'autres femmes et quelques hommes, toutes et tous engagés afin de « lever les tabous et accompagner les victimes de la prostitution ». La porte-parole du egroupe, Emma Crews, est une comédienne et touche-à-tout énergique qui défend la cause des prostituées de l'avenue de la Libération depuis quatre ans, d'abord en tant que bénévole auprès du collectif l'Abri puis en tant qu'accompagnatrice et traductrice auprès des prostituées dans certaines démarches, notamment médicales. « On ne peut pas toujours attendre la nouvelle loi (*), s'indigne Emma Crews. Il est temps de trouver des alternatives pour ces femmes. Lorsque l'on creuse leur histoire, on constate qu'elles sont sous une telle emprise et en même temps dans la culpabilité car elles sont très croyantes. Il faut les aider à combattre le Juju - la magie noire et le chantage avec leurs enfants restés dans leur pays -, puis les aider dans leur stress au quotidien. » 

Un accueil à Poitiers-Sud 

Pour lutter contre cet esclavagisme, qui cache son nom, Emma Crews a décidé de passer à l'action, de façon à la fois « spectaculaire » - avec la création d'une robe -, mais aussi en s'adossant au CDIFF (Centre d'information sur les droits des femmes et des familles) de la Vienne, afin de créer une nouvelle association puis un accueil de jour (lire ci-dessous). « J'avais stocké chez moi, pendant un an, tous ces petits cartons d'emballage de préservatifs, révèle Emma Crews. L'idée de la robe est venue après ma rencontre avec la costumière Clarisse Baudinière qui travaille sur l'accumulation. Dans la mesure où plus de 200 viols sont commis chaque jour, il était intéressant de dénoncer que les prostituées vivent la même chose. Elles n'ont pas envie de se prostituer ; elles dissocient corps et esprit. C'est comme si leur corps se faisait violer. Cette robe a été créée pour des viols qu'on ne voit pas. Et la faire porter avenue de la Libération reste très symbolique. » Ce soir-là, la photographe Meli a aussi immortalisé l'instant. Une exposition itinérante de photos grand format verra prochainement le jour. Et révélera en pleine lumière et de façon esthétique, l'univers glauque de ces nuits sans fin. 

(*) La proposition de loi socialiste passera en troisième lecture à l'Assemblée nationale le 3 février 2016.


A savoir

Un appel " à compétences bénévoles " 

La toute nouvelle association « Les ami-e-s des femmes de la Libération », présidée par une ex-prostituée, « recrute » toutes les bonnes volontés afin de constituer un réseau d'aide au sens large du terme et plus particulièrement pour la traduction de documents écrits ou oraux en simultané. En parallèle, avec l'appui du CDIFF, l'association va ouvrir un accueil de jour à Poitiers-Sud baptisé « L'Escale » pour les femmes « victimes de la traite humaine ». Par ailleurs, Emma Crews projette de monter une pièce de théâtre avec des prostituées, en collaboration avec la compagnie « têteAcorps ». A suivre. Contact : lesamisdesfemmesdelaliberation@gmail.com Page facebook également.

Un vagin géant pour parler 
du préservatif féminin

Emma Crews (à droite) et Laureen Romégiéras ont construit l'œuvre dans les locaux de Zo Prod. Ce vagin géant, qui recevra son nom de baptême en ouverture de l'exposition, a aussi pour but de promouvoir l'utilisation des préservatifs féminins.

Dans le cadre de la Journée mondiale du préservatif féminin, un vagin géant a été exposé à la Maison des étudiants. Avec un but éducatif.

Le 15 septembre 2016. Les événements se télescopent parfois pour la bonne cause. Avec la ferme intention d'organiser une seconde « Clitoris party » (la première a eu lieu au Plan B le 19 mars) (1), l'association des « Ami-e-s des femmes de la Libération » (qui aide les victimes de la traite humaine tout essayant d'alerter l'opinion publique afin de lever des fonds), a souhaité organiser le même événement, au mois de novembre prochain, à la fois dans un bar mais aussi au plus près des étudiants avec un but à la fois festif et éducatif.

L'université a non seulement donné son accord mais a aussi octroyé une subvention afin d'organiser l'événement.

500 préservatifs et des matériaux de récupération

Un événement en deux temps puisqu'il comporte également la création d'un vagin géant réalisé en grande partie avec des préservatifs féminins, a exposé à la Maison des étudiants pour la Journée mondiale des préservatifs féminins.

Pour réaliser cette œuvre – moins monumentale mais plus « détaillée » que « Vagin de la reine » (château de Versailles) d'Anish Kapor – et préparée en quelques jours seulement dans les locaux de Zo Prod, les artistes Emma Crews (membre de l'association « Les Ami-e-s des femmes de la Libération ») et Laureen Romégiéras (alias « UnCorps power ») ont sollicité le laboratoire Terpan, premier fabricant de préservatifs féminins.

« Nous avons constaté une vraie évolution avec l'utilisation du préservatif féminin, confirme Emma Crews. Même s'il est plus difficile à trouver et plus cher, il est surtout distribué pour le moment par des associations. Avec des bénévoles d'Ekinox (2), nous avons pensé qu'il était important d'en parler, d'informer et de faire quelque chose avec les emballages. »

L'idée a fait son chemin. Emma Crews a écrit à « The female health compagny » (qui commercialise les préservatifs féminins du Laboratoire Terpan). « Nous leur avons soumis notre idée tout en leur demandant leur soutien. Ils ont accepté et nous ont suggéré d'exposer notre œuvre lors de la Journée du préservatif féminin »,raconte Emma Crews.

« Ils nous ont envoyé 500 préservatifs et une large gamme de leurs produits. »
L'occasion de parler de sujets graves comme l'excision, le viol… ou encore plus légers comme le rôle du clitoris dans la sexualité féminine ou le plaisir en général.

(1) La première soirée a permis de récolter plus de 1.000 € qui ont été utilisés pour payer des frais juridiques et financer des transports à Paris dans le cadre de demandes d'asile.
(2) Ekinok est un collectif départemental de réduction des risques en milieu festif.

A savoir

Des robes recyclées

Pour construire l'œuvre, Emma Crews et Laureen Romégiéras ont utilisé des matériaux de récupération. L'armature en baleines d'osier souples provient d'une robe d'un précédent spectacle en 2012 intitulé « Reine des neiges » et d'une autre qui a servi à une exposition sur le thème du viol.

Le vagin géant est également constitué de velours, de carton, de collants, d'écharpes et d'une robe traditionnelle de Corée du Sud. « Il est très important de faire un sexe très beau, explique Emma Crews. C'est primordial d'utiliser les arts dans un but ludique et éducatif. Nous aurons aussi un panneau qui explique le projet. Je souhaite que cette performance aide à faire évoluer la société mais avant tout que ça ouvre la parole avec les garçons et les filles de tous les âges. » Il a d'ailleurs été difficile, selon les artistes, de construire précisément ce vagin, tant les dessins clairs et précis sur Internet n'existent quasiment pas.

Une pièce de théâtre dansée 
avec des " femmes de la Libé "

Parmi les sept femmes impliquées dans le projet, seules trois d'entre elles ont accepté de poser, avec des masques, en compagnie d'Emma Crews (en haut) et Céline Agniel.

Second volet du projet porté par Emma Crews : faire évoluer sur scène des prostituées, dirigées par Céline Agniel, en vue d'une représentation publique.

Le 29 janvier 2016. Les sept jeunes femmes, toutes d'origine nigériane et prostituées, ne sont pas toujours à l'heure mais elles arrivent les unes après les autres, à la Maison des Trois-Quartiers, en ce jour d'atelier. D'une certaine façon, elles profitent de ce carré de liberté pour échanger dans leur langue et lâcher des rires sonores. En anglais et en français, la directrice artistique Céline Agniel (compagnie « têteAcorps ») et la comédienne Emma Crews (lire ci-dessous) vont vite capter les attentions. Le travail peut commencer par l'expression corporelle avant de revenir peu à peu à la parole. « Nous avons commencé les ateliers au mois de novembre après leur demande à l'issue d'un atelier sur la contraception au Toit du monde avec le collectif l'Abri, relate Emma Crews. Elles voulaient à la fois parler de leur histoire et s'amuser. C'est difficile de mêler les deux mais elles sont d'extraordinaires comédiennes. Elles rentrent dans le jeu sans difficultés. » La dissociation sûrement, cet état de conscience qui permet une sorte de « coupure » entre le corps et le mental.

" J'espère qu'on me verra comme un être humain "

« L'enjeu est aussi de les faire venir ou revenir, précise Céline Agniel. On pense cette initiative sur le long terme avec une première rencontre publique en juin. L'axe de travail est sur leur désir à elles. » « Elles veulent que la société se rende compte de la vérité, ajoute Emma Crews. Qu'elles sont obligées de se prostituer et qu'au Nigeria, c'est la souffrance totale. » Les échanges se font donc à bâtons rompus, sans prise de notes avec les deux artistes qui vont les guider pendant toutes les séances. La performance s'appuiera sur un travail de mémoire, d'improvisation et de présence sur scène « pour rester dans la justesse ».
Miranda, Safer, Rebecca, Gift, Sylvia et les autres racontent encore et encore comment elles se sentent mises au ban d'une société dont les hommes utilisent pourtant leur corps à longueur de nuit. Comment elles se sentent humiliées par les services de police qui les contrôlent régulièrement. « J'utilise mon corps pour pouvoir améliorer ma vie, s'insurge Safer relayée dans ses propos par Gift. Dans la rue, les flics ne contrôlent pas les dealers qui font du mal aux autres en vendant leur drogue mais nous, ils ne nous lâchent pas alors que nous ne faisons du mal qu'à nous-mêmes, à notre corps qui subit beaucoup de violences. »

Racisme et insultes

Miranda, en participant assidûment aux ateliers, entrevoit aussi la possibilité de se rêver un autre avenir. « Ici, j'apprends des choses, je partage des bons moments. Ça me fait beaucoup de bien. Et j'espère que sur scène, on me verra enfin comme un être humain. Quand je suis sur le trottoir, je ressens quelque chose de sale. La société française est raciste. Je reçois beaucoup d'insultes. Et parce que je n'ai pas de papiers, je n'ai plus aucun droit, même les plus simples. Par exemple, lorsque je dois aller porter plainte au commissariat pour vol ou pire viol, on me demande d'abord mes papiers. » Les souffrances s'additionnent. La parole et le jeu pourront peut-être soulager sans pour autant réparer.
Seront-elles « Les femmes de la liberté » ? « Les femmes avec des droits » ? « Success baby » ? « Monaco girls » ?… Le nom de « scène » du groupe n'est pas encore choisi, mais la volonté de se donner de nouvelles perspectives semble réellement en marche.

> La nouvelle association « Les ami-e-s des femmes de la Libération » accepte les nouvelles adhésions afin de constituer un réseau d'aide, en lien avec l'ouverture de l'accueil de jour « L'Escale » à Poitiers-Sud. Contact : lesamisdesfemmes
delaliberation@gmail.com

A savoir

La compagnie " têteAcorps " impliquée dans le projet " Mon corps, ma cage "

Emma Crews et Céline Agniel se sont rencontrées au Centre dramatique national (CDN) comédie Poitou-Charentes lors d'un stage de formation avec le metteur en scène Dominique Terrier. Emma Crews fait part d'une expérience parisienne à Céline Agniel et lui soumet l'idée « de faire du théâtre, de la danse, avec des prostituées volontaires ». La metteure en scène qui a déjà monté des projets avec « des publics différents » accepte la proposition. « J'ai travaillé avec des malades en psychiatrie à hôpital de jour de la Courneuve ainsi qu'en Seine-Saint-Denis avec des femmes en difficultés sociales et leurs assistantes sociales. » Ensuite les événements se sont enchaînés ; Céline Agniel a déménagé sa compagnie « têteAcorps » à Poitiers, la député Catherine Coutelle, tout comme la Ville, a accepté de soutenir financièrement le projet intitulé pour le moment « Mon corps, ma cage », s'il s'inscrivait dans le temps (3 ans). D'autres partenaires doivent entrer dans la boucle pour réunir la somme de 18.000 € par an. Le TAP apporte aussi sa contribution dans le cadre de son dispositif de médiation. « Nous les avons emmenées voir des pièces et elles ont aussi visité le TAP. Elles ont été très impressionnées par l'auditorium, relate Céline Agniel. Maintenant, l'enjeu est de partir de leur corps objet pour aller vers le corps émancipé, celui de l'acteur, donc plus poétique. »

www.teteacorps.com

La performance met en scène des " femmes de la Libé "

Emma Crews et Céline Agniel (au premier plan) ont animé des ateliers depuis novembre pour réaliser ce projet mêlant sur scène des femmes de tous horizons

La première de " Mon corps, ma cage #1 ", projet porté par Emma Crews et Céline Agniel, explore le corps et l'intime.

Le 17 juin 2016. Depuis le mois de novembre 2015, douze jeunes femmes, toutes d'origine nigériane et toutes victimes de la traite humaine ont suivi l'atelier proposé par la comédienne Emma Crews et la directrice artistique Céline Agniel (compagnie « têteAcorps ») à la M3Q. Six d'entre elles éprouveront, le 17 juin 2016 et pour la première fois de leur vie, l'expérience de la scène. Une scène en plein air (sous les piles du pont de la Pénétrante) qui s'illumine à la nuit tombée et face à un public qui aura dû réserver sa place (la jauge est petite). Sur ce carré de terre et de pierre, à tous vents, elles vont dévoiler un peu de « leur vie la nuit et de leur vie le jour » accompagnées dans la performance par six autres femmes et une musicienne, pour certaines membres de l'association « Les ami-e-s des femmes de la Libération », initiée par Emma Crews.

" Elles ont une façon d'être toujours positive alors qu'elles sont cassées "

« C'est une création collective et ce n'est que la première partie d'un projet en trois temps. D'où le titre " Mon corps, ma cage #1 " qu'elles trouvent très juste, rappelle Céline Agniel. Nous travaillons une trame qui se déroulera en trois étapes jusqu'en 2017. Ce premier niveau artistique – qui laisse beaucoup de place à l'improvisation –, s'appuie sur la relation à soi, ensuite nous travaillerons sur la relation à l'autre (pour décembre le #2) puis sur la relation au monde (juin 2017 pour le #3). »
Ce rapport au corps développé dans la proposition de ce soir a été abordé dans tous les ateliers. Pas de traces écrites, mais des mots qui reviennent sans cesse et qui vont donner du sens à la performance. « Quand on a commencé le projet, insiste la comédienne et militante Emma Crews, elles ne se parlaient pas entre elles. Aujourd'hui, elles partagent leur expérience ; il y a une vraie solidarité même en dehors de l'atelier. Ce qui m'étonne toujours, c'est leur façon d'être toujours positive alors qu'elles sont cassées. Et les ateliers sont conditionnés par leur état physique " du moment " car elles souffrent beaucoup. »
« Outre l'aspect social, ajoute Céline Agniel, ce travail de création leur permet de goûter à quelque chose d'artistique. Nous les avons emmenées au TAP et elles ont pris la mesure d'être en création. Cet atelier est un petit moment de bonheur. »
Le projet a également fédéré des bénévoles et des habitants de Poitiers-Sud qui ne sont pas obligatoirement membres de l'association.
Ce soir, Miranda, Safer, Rebecca, Gift, Sylvia, Élisabeth, Regina, Carla, Katia, Nathalie, Aude et Aline seront toutes des comédiennes mais surtout des femmes à part entière.

> Le projet est soutenu par la députée Catherine Coutelle (qui sera présente ce soir) des institutions et l'InPACT (Initiative pour le partage culturel).
> Association « Les ami-e-s des femmes de la Libération » : lesamisdesfemmesdelaliberation@gmail.com ou site : www.lafl.fr

Des victimes de la traite humaine entrent en scène

" Mon corps, ma cage #2 " est le deuxième des trois volets du projet initié par Emma Crews et Céline Agniel. Il se déroulera au musée Sainte-Croix.


Le 10 janvier 2017. L'enthousiasme et l'effervescence impulsés lors du premier volet du projet (*) porté par la comédienne et danseuse Emma Crews ainsi que par la metteure en scène Céline Agniel (compagnie têteAcorps) sont intacts. Après le premier volet « Mon corps, ma cage #1 » livré, devant un public fourni, sous les piles du pont de la pénétrante le 17 juin 2016, la suite se déroule au musée Sainte-Croix. Cette seconde performance reposera à nouveau sur le travail effectué lors d'ateliers suivis par des femmes victimes de la traite humaine et des bénévoles de l'association « Les ami-e-s des femmes de la Libération » ou de Poitiers-Sud qui accompagnent les prostituées de Poitiers, bien souvent d'origine nigériane et ne parlant pas le français, dans de nombreuses démarches.

Espace archaïque

Pour ce deuxième temps sur les trois prévus dans le projet, Emma Crews et Céline Agniel ont utilisé la même trame ; du travail sur l'improvisation à la fois dans le mouvement mais aussi dans l'écriture du spectacle. « Le premier épisode parlait de la relation à soi, dans le second, il s'agit de la relation à l'autre, observent les deux porteuses du projet. La nouveauté est la présence des hommes sur le plateau qui renvoie aux questionnements sur la loi. En juin, la loi [NDLR : visant entre autres à pénaliser les clients et à accompagner les victimes] venait d'être votée. Aujourd'hui, les décrets d'application sont tombés mais rien ne change. »
Sur cette « scène » atypique, il y aura aussi de nouvelles têtes. « Gift et Miranda ne seront pas là. Toutes les deux sont sorties de la prostitution, raconte Emma Crews. L'une travaille, l'autre est enceinte de 8 mois. Mais d'autres ont participé aux ateliers et certaines seront là. » Là dans un espace, le groupe, qui s'est également enrichi de quelques étudiants du Conservatoire, va jouer accompagné d'un guitariste et d'une chanteuse. « Nous avons choisi le musée Sainte-Croix qui est un lieu intermédiaire entre la rue et le TAP pour le dernier volet. C'est un espace très archaïque avec ses pavés qui rappellent la rue et ancré par rapport à la représentation de la femme… objet », explique Céline Agniel. « Et puis nous savons que dans les musées, 95 % des femmes sont représentées nues et 5 % seulement sont des artistes ; ce sont des lieux sexistes, précise Emma Crews. Et aussi, Brett Bailey a présenté ici son spectacle "Exhibit B" sur la trait des êtres humains et l'esclavage." Un autre lien. Un autre écho. 

(*) Ce projet est soutenu par le fonds de dotation InPACT (Initiative pour le partage culturel).

lesamisdesfemmes
delaliberation@gmail.com
ou site : www.lafl.fr

Les filles de la Libération 
sur la scène du Tap

Le 13 janvier dernier, deux représentations du deuxième volet du projet avaient été données dans les différentes salles du musée Sainte-Croix.

Le projet théâtral " Mon corps, ma cage " se poursuit, à Poitiers, avec plusieurs femmes victimes de la traite humaine. Avec le Tap.

Le 16 février 2017. Egrenés et répétés à plusieurs reprises au cours du deuxième volet du spectacle « Mon corps, ma cage », les chiffres sont éloquents et font froid dans le dos : en 2013, 433 Nigérianes sont arrivées sur les côtes italiennes ; l'année suivante, elles étaient plus de 1.700 ; en 2015, les autorités en comptabilisaient plus de 5.000 ; enfin, à la date du 30 septembre 2016, on en dénombrait très précisément 7.768. Cette progression exponentielle cache une sordide réalité : près de 80 % de ces femmes sont vouées à se prostituer dans les différentes villes d'Europe où elles vont échouer, au bout de ce cruel voyage.

Certaines, privées de papiers, le feront sous la contrainte physique. D'autres s'y résoudront pour payer le passeur – aux tarifs exorbitants – ou pour que leur famille, restée au Nigeria, ne soit pas menacée. Et d'autres encore arpenteront le trottoir dans le maigre espoir d'offrir un avenir meilleur à leurs enfants. C'est ce qu'ont appris les dizaines de spectateurs qui ont pu suivre l'une des deux représentations de ce projet théâtral impliquant des prostituées et des adhérents de l'association Les ami-e-s des femmes de la Libération.

Une chanson du duo Iloveyourass

Dans le hall du musée Sainte-Croix de Poitiers, la pièce commençait par un débat télévisé sur la prostitution. Le public était ensuite invité à descendre au sous-sol, pour découvrir des saynètes sur le quotidien des « filles de la Libé ». Enfin, juste avant le final collectif, le duo poitevin Iloveyourass a livré un intermède musical particulièrement émouvant.
« Dans ce spectacle, il est question de la prostitution, plutôt que des prostituées,souligne la metteure en scène Céline Agniel, de la compagnie têteAcorps. C'est, avant tout, un projet artistique : il ne s'agit pas de racoler le public. Ce sont des femmes en situation très difficile, victimes de la traite humaine. L'idée, c'est de témoigner, mais on n'a pas envie de les replonger dans tout ça chaque semaine. Pendant nos ateliers théâtre à la M3Q, l'important est de rire et de jouer. »
Le premier volet, en juin 2016, avait rassemblé une demi-douzaine de prostituées et autant de comédiennes. Elles avaient donné un spectacle en plein air, à la nuit tombée, en bas de la rue de Montbernage, sous les hautes piles de béton de la très symbolique « Pénétrante ». « Ce premier volet était centré sur la relation à soi, rappelle Céline Agniel. Le deuxième évoquait davantage la relation à l'autre, avec l'arrivée de quatre hommes. Le troisième volet parlera de la relation au monde : ce qu'on pourrait partager en terme d'utopie, ce qui nous réunit en tant qu'êtres humains. »
Après deux nouvelles semaines de résidence artistique, début juin, ce troisième volet est présenté, le 16 juin, sur la scène du Tap. Comme un symbole d'émancipation et d'élévation : du trottoir jusqu'au plateau de la Scène nationale.

Laurent Favreuille

" Mon corps, ma cage #3 " : 
clap de fin de l'aventure

22 personnes, dont quatre musiciens, participeront à cette dernière performance théâtralisée. La troupe est en résidence au TAP, pour la seconde fois, pendant 15 jours.

Trois spectacles en un an. Le travail effectué par Emma Crew et Céline Agniel avec des victimes de la traite humaine est colossal. Dernier volet au TAP.

Le 9 juin 2017. La performance théâtralisée du premier volet « Mon corps, ma cage #1 » s'est déroulée sous le pont de la Pénétrante au mois de juin dernier. Lieu hautement symbolique pour y dénoncer les violences infligées aux femmes, souvent d'origine nigériane, victimes de la prostitution organisée à Poitiers et ailleurs. En janvier, le deuxième temps « Mon corps, ma cage #2 » se proposait d'inviter le public au musée Sainte-Croix pour une autre performance dans un lieu intermédiaire entre la rue et les scènes du TAP où se jouera l'ultime volet « Mon corps, ma cage#3 ».

Déambulation sur les trois niveaux du TAP

Chaque lieu répond aux trois objectifs que s'était fixées la metteure en scène Céline Agniel (compagnie « têteAcoprs ») et la comédienne Emma Crew, toutes les deux très impliquées dans cette aventure. Elles sont accompagnées par de nombreux bénévoles qui, pour certains, montent aussi sur scène. « Il y a trois niveaux dans ce projet : la relation à soi, la relation à l'autre et enfin la relation aux autres. Même si tout cela s'entrecroise. L'idée, ici au TAP, est de repartir des bas-fonds, du noir, vers la lumière. Le spectacle sera donc une déambulation sur les trois niveaux de ce lieu,précise Céline Agniel. Et à travers les trois volets, comme le précisait le TAP dans la présentation de ce spectacle, c'est comment questionner nos aspirations communes sur " notre rapport au corps, à la sexualité, notre relation à l'autre, à l'étranger et à l'exclusion ". »
« D'ailleurs, nos idées de départ collent parfaitement à ce lieu,poursuit Emma Crew. Ça fait un plaisir fou. C'est une expérience à tous les niveaux avec toutes les équipes du TAP. On nous a vraiment ouvert les portes. »

17 femmes dans les ateliers

Les deux artistes constatent aussi des progrès dans la sensibilisation à la cause. « Nous sentons que des liens se tissent entre les habitants et les victimes de la traite humaine. » Depuis le lancement du projet soutenu par le fonds de dotation InPACT (initiative pour le partage culturel), la députée Catherine Coutelle et l'association « Les ami-e-s des femmes de la Libération », une loi a été adoptée en avril 2016. Elle laissait entrevoir des avancées pour les victimes de la traite humaine. Sur le terrain, Emma Crews, très impliquée à travers l'association « Les ami-e-s des femmes de la Libération » qu'elle a initiée, constate les freins dans la mise en place des parcours pour sortir de la prostitution. « Certaines des femmes qui participaient aux deux premiers volets ont été emmenées dans les rafles [NDLR : destinées à démanteler les réseaux de prostitution]. » D'autres sont parties pour être protégées. « On a créé encore plus de précarité pour ces femmes car il n'y a pas de réponse adaptée pour le moment. Depuis le début du projet, 17 femmes à 90 % excisées sont passées par l'atelier de théâtre (*). Elles seront cinq pour ce troisième volet. »
L'aventure menée depuis des mois est avant tout humaine. C'est bien là l'essentiel.

(*) Les ateliers se sont déroulés une fois par semaine à la M3Q, en dehors des répétitions sur les lieux de spectacle.


A savoir

Quelle suite donner au projet ?

Sans l'investissement personnel d'une poignée de bénévoles bilingues de l'association « Les ami-e-s des femmes de la Libération », le projet « Mon corps, ma cage » n'aurait pas vu le jour. Il n'aurait pas pu voir le jour non plus sans l'accompagnement de la compagnie de théâtre « têteAcorps ». Que va devenir ce travail qui permettait à des femmes victimes de la traite humaine de s'exprimer autrement, dans un climat de confiance toujours renouvelé ? Emma Crew et Céline Agniel y travaillent. « Nous avons filmé tous les spectacles et nous voudrions, avec cette matière, réaliser un petit documentaire pour nous en servir de teaser. L'idée serait de reformater les trois événements pour en faire un seul que nous pourrions "vendre" dans divers lieux, ailleurs qu'à Poitiers. »
La nouvelle forme pourrait mettre en scène deux personnes de la troupe, mélangeant théâtre et projections vidéo. « Si nous pouvions faire tourner ce spectacle, nous entrerions dans une sphère plus professionnelle. Une part reviendrait à ces femmes victimes, en tant qu'auteurs ou comédiennes. » Les deux porteuses du projet ont eu un contact intéressant avec un théâtre anglais : le « Royal&Derngate » à Northampton. Le rendez-vous hebdomadaire sera maintenu « sans forcément à visée de création théâtrale », précise Céline Agniel. Les jeunes du conservatoire, déjà impliqués, pourraient prendre le relais. A suivre…