La Grande Guerre
d'un futur Goncourt

1. Derniers jours de paix pour Maurice Bedel

A quelques jours du déclenchement de la Grande Guerre, Maurice Bedel, résident de Thuré, profite de l'été. Plus pour longtemps.

L'été 1914 est resté dans les mémoires pour avoir été un très bel été. Résident régulier de Thuré depuis qu'il a épousé Marguerite Lecomte dont les parents possèdent la demeure de La Génauraie, le médecin-psychiatre, qui a édité son premier recueil de poèmes en 1913, choisit de passer juillet à Thônes en Haute-Savoie, chez son oncle d'Orbigny.

Des jours heureux, les derniers, que le couple passe en balades. « On est heureux », résume Maurice Bedel le 9 juillet. Quelques jours auparavant, pourtant, le 28 juin, l'archiduc François-Ferdinand a été assassiné. Mais l'information n'arrive pas à ses oreilles. Il est vrai que le couple a d'autres préoccupations. « Marguerite caresse certains espoirs qui paraissent devoir être légitimes », écrit le romancier, futur prix Goncourt.
Même le 14 Juillet, la fête n'est pas ternie par la tension internationale qui monte. « Journée chaude, gaie, tricolore. On tire des pétards depuis 5 h du matin. Et pour fêter la prise de la Bastille chaque chalet savoyard arbore à son balcon fleuri un petit drapeau tricolore. »
Le 18 juillet, ils assistent au passage du Tour de France.
Ce n'est que le 26 juillet que Maurice Bedel semble prendre la mesure des événements internationaux. « La tante me reçoit ce matin, le visage bouleversé, la voix hachée : " as-tu vu dans le journal, cet ultimatum de l'Allemagne à la France ? " » Mais il semble encore minimiser l'approche de la guerre. « La guerre ? Eh bien, on verra. Quand il faudra marcher, on marchera. » Le 27 juillet, il n'est plus possible d'ignorer l'effervescence. « Eh ! Mais les événements se précipitent et les braves gens aussi… sur les journaux. […] Dans ce trou de montagne que creuse encore notre impatience d'informations, on sait peu de choses. C'est insupportable. »

" Quand il faudra marcher, on marchera "

Un « trou » que le couple quitte le lendemain, direction Paris. « L'Allemagne mobilise, nous aussi. » Il quitte son oncle et sa tante. « Peut-être les quitté-je pour toujours… »
Le 29, il gagne Châtellerault et La Génauraie. Il en repart trois jours plus tard. Le 1er août, un télégramme lui donne l'ordre de rejoindre le 2e bataillon à Épinal. Il ne sait pas encore qu'il part pour quatre longues années de guerre.

2. Bedel, témoin de l'enthousiasme du départ

Le 1 er août 1914, Maurice Bedel quitte Thuré pour se rendre à Épinal. En route pour quatre ans de guerre.


On est le 1er août 1914. A 6 h du matin, à Thuré, Maurice Bedel reçoit la petite feuille bleue qui lui ordonne de rejoindre au plus vite, en tant que médecin aide-major, le 170e régiment d'infanterie cantonné à Épinal.

La Marseillaise, " c'est hurlé, c'est gueulé. C'est pénible "

Quelques effets jetés dans une valise et le voilà parti ! Châtellerault-Paris, Paris-Nancy-Épinal.
Départ gare de l'Est à 17 h 30. Premières impressions, auditives : la foule entonne La Marseillaise. « C'est hurlé, c'est " gueulé ". C'est pénible. La marche est scandée du cri : " A Berlin ! A Berlin ! " On entend les bouteilles aller se briser sur les voies latérales. »
Sous le soleil d'août, l'excitation est à son paroxysme. Les hommes se grisent de vin autant que de chants,La Marseillaise, mais aussi des « romances sentimentales, des chansons de café-concert ». Et lorsque le bruit court que des Allemands ont fait une première victime, les cris « A Berlin ! A Berlin ! » reprennent. « Du sang a coulé : les voici ivres de sang… Parce qu'ils n'ont plus de vin à boire. »
Les cris, les vociférations et l'odeur de vin l'agressent mais cela n'altère en rien ses facultés d'observation. Dans son compartiment les âges, les sentiments et les armes se mélangent : un canonnier de 38 ans, deux polytechniciens,« d'un entrain endiablé, un médecin lugubre et tout entier abandonné à la peur, et un jeune sous-lieutenant de Dragons insouciant, au teint rose, qui va à la guerre comme à une chasse à courre. »
Bedel constate que, depuis deux jours, réservistes et même territoriaux ont été appelés avant la mobilisation générale, proclamée dans l'après-midi de ce même jour. Il se félicite de « l'interminable file de wagons de cinq ou six autres convois ». Les civils, eux-mêmes, semblent vouloir se transformer en gardes nationaux. Leur tenue, certes hétéroclite, ne prête pas à rire : « Ils sont, le fusil à la main, d'une gravité, d'un sérieux émouvant. »

" Les employés font la toilette des quais "

Dans l'agitation qui mêle hommes, chevaux et munitions en gare de Toul, Bedel relève le « détail frappant : les employés font la toilette des quais, les arrosent et les balaient. » « Bon signe », ajoute-t-il.
Bedel serait-il victime de la même illusion que ces milliers d'autres emportés vers leur destin tragique dans un train surchauffé ?
Ni soumis à la peur, ni insouciant, il se veut seulement un témoin.

3. Premières désillusions

Dans les Vosges, Maurice Bedel est aux premières loges pour assister à la déroute française. L'enthousiasme de la mobilisation est terminé.

Le 10 août, à Deyvillers où il est depuis le début de la guerre, Bedel écrit : « Il fait un temps magnifique. Pas un nuage. Comment se croire en guerre ? […] Pourtant, voici un important passage de voitures d'ambulances. Elles se rendent à Saint-Dié. »

" Des blessés passent à pied. Ils meurent de faim. "

Le passage de voitures d'ambulances n'augure rien de bon. Le 11 août, il apprend – sans confirmation – que l'avance en Alsace subit de terribles contre-chocs. On parle d'un bataillon du 149e complètement anéanti (1).
Effectivement, du 19 au 23 août, l'offensive française en Lorraine subit un important échec, suivie d'une contre-offensive allemande en Alsace et en Lorraine. Les Français ont perdu en une semaine 140.000 hommes. Les troupes allemandes entrent à Bruxelles le 20 août (2).
Le 24 août, à Deyvillers, Bedel note que le général Dubail, commandant de l'armée des Vosges, bat en retraite.« Des convois passent pendant la nuit, transportant des blessés vers l'arrière. Des blessés passent à pied. Une très grande quantité, des coloniaux surtout, sont blessés à la main gauche. Ce sont des auto-mutilés (3) sans aucun doute. Sur la plupart se voit la pigmentation caractéristique de la poudre. Ils meurent de faim. »
Lunéville est aux mains de l'ennemi. Liège a depuis longtemps succombé. L'exode des habitants de Baccarat commence, lugubre…

" Des bandes d'émigrés traversent Deyvillers "

Le 25 août, toujours cantonné à Deyvillers, il dessine et écrit : « Tout l'après-midi, des bandes d'émigrés traversent Deyvillers. Ils arrivent de Baccarat et des environs. Ils fuient les atrocités, l'incendie, le viol, la fusillade. Ce sont des théories de femmes et d'enfants. Que d'enfants ! Ils sont deux, trois par petite voiture. Sur la capote on a placé le ballot de linge. Les femmes ont mis sur elles ce qu'elles ont de plus beau et le spectacle est saisissant de ces filles et de ces vieilles femmes traînant dans la poussière des routes leurs robes de soie et leurs souliers vernis. Tout ce monde-là est haletant de terreur. »
Le premier mois de guerre s'achève, la retraite et l'exode entachent le bel optimisme du départ. Mais, jusqu'ici, Bedel n'a soigné que des civils…

(1) Au col de Sainte-Marie, le 149e a perdu 600 hommes sous des tirs d'artillerie. (2) Du 8 au 26 août, batailles dites des frontières qui se soldent par un repli général des armées anglo-françaises et belges. (3) Dès l'été 1914, Joffre avait donné des instructions impitoyables pour lutter contre les désertions et auto-mutilations. Les hommes sont alors contraints aux tâches les plus dures ou les plus dangereuses. La plupart des fusillés pour l'exemple le furent en 14-15.

Chantal Verdon

4. Maurice Bedel curieux de la bataille

Éloigné des batailles de l'été, Maurice Bedel visite le front et y découvre déjà les horreurs de la Grande Guerre.

Le mois d'août n'a pas apporté les résultats escomptés : l'incursion sur Mulhouse est sans lendemain, les batailles de Morhange et Sarrebourg tournent à la catastrophe. Le 2e bataillon du 170e R.I., auquel appartient Bedel, est toujours cantonné à Deyvillers, à l'est d'Epinal, sur la route de Rambervillers. Il n'a pas encore essuyé l'épreuve du feu.

L'inaction et l'absence d'informations poussent Bedel à agir. Succombant à son insatiable curiosité, il enfourche sa bicyclette et, sous « un soleil de feu », parcourt les 22 kilomètres qui séparent Deyvillers de Rambervillers où le canon tonne.

" Une odeur épouvantable arrive jusqu'à moi. Le bois d'Anglemont doit être un charnier. "

Observateur avisé, il remarque qu'une voiture destinée au transport des pianos Erard a été utilisée pour acheminer les vivres, il dessine « l'autocar P.L.M. (1) transportant des blessés » ; quant aux blessés recueillis sur la ligne de feu, les brancardiers les déplacent « au moyen de brancards montés sur deux roues de fer ». A Rambervillers, les bombes et le pillage ont fait leur œuvre. « L'effet des obus est curieux : une jolie petite villa entourée naguère d'un petit jardin qu'on imagine fleuri de roses, d'asters, de géraniums, domine maintenant une énorme excavation… »
Bedel ne s'attarde pas : « Comme on m'a dit qu'à Anglemont il y a 7.000 cadavres ennemis, je prends la route de Baccarat et je m'oriente vers le tragique village. Une odeur épouvantable arrive jusqu'à moi. Le bois d'Anglemont doit être un charnier. »
Confiant sa bicyclette aux artilleurs, il décide de gagner les tranchées de l'infanterie du 149e, 500 m plus loin. « Au milieu des obus qui pleuvent sans cesse, j'ai l'impression d'être bien seul ! » Il rejoint dans sa tranchée le lieutenant Petitjean, étonné de voir arriver un médecin sous « le vacarme des obus ». Malgré ce bruit infernal, des hommes dorment dans cette tranchée ! Pourtant les conditions de vie sont détestables : « La viande avancée et le pain moisi » provoquent la dysenterie. Le 149e a payé un lourd tribut. Cependant, c'est la fierté du devoir accompli qui domine dans la bouche du lieutenant : « Il me raconte le travail prodigieux qu'a fourni le 149e depuis le début de la campagne. »
Deux heures plus tard, Bedel quitte la tranchée sous l'orage d'artillerie en concluant. « Après 8 jours de combat on doit être devenu complètement stupide. »
Ainsi du bataillon, seul le médecin a vu le feu !

1. Paris-Lyon-Marseille. Ces réquisitions annoncent celles des fameux taxis de la Marne, le 6 septembre.

5. Bedel, médecin militaire en pleine action

Sur le front de l'Est, Maurice Bedel soigne ses premiers blessés. Et découvre la désolation d’un champ de bataille.

Le 24 septembre, le 2e bataillon du 170e RI est chargé de « déloger l'ennemi » à la sortie de Merviller (Meurthe-et-Moselle). Bedel, abrité derrière un talus, écrit dans le vacarme des shrapnells (1).

« Je vois nos hommes qui grimpent, un à un, à quatre pattes ou en rampant, une pente nue qui conduit à une crête également nue. A peine les premiers troupiers arrivent-ils au sommet de la crête qu'une fusillade enragée commence. Que de coups de feu pour si peu d'hommes ! »
Les premiers blessés se replient afin de se faire soigner : « Arrive un homme sanglant : il a les lèvres et une partie du nez emportés… Horrible !…. Et d'autres… et d'autres. Tous, je les connais. Ce sont les troupiers du bataillon, les braves types qui blaguaient encore hier. »

Un rempart de fumier pour protéger les blessés

Désirant s'approcher au plus près de la ligne de feu, Bedel repère la ferme du « Moulin-Neuf » où il emmène six brancardiers et deux infirmiers. Mais, alors qu'il panse des blessés, les obus commencent à pleuvoir sur le bâtiment.« Que faire ? Une idée : j'amène les blessés sur les brancards dans la cour de la ferme, et, avec l'aide des infirmiers j'élève un rempart de fumier entre eux et les éclats d'obus. D'un côté, ils se trouvent protégés par la maison, de l'autre par ma barricade. Et je m'étends auprès d'eux en attendant que cela finisse. »
Au bout de deux heures, le tir de l'armée ennemie se raccourcit et tous peuvent rejoindre Merviller. Cependant, Bedel souhaite repartir avec les hommes choisis parmi les braves vers Reherrey où la 5e compagnie est très éprouvée ; mais l'intensité des shrapnells les oblige à faire demi-tour. Dans une grange, il improvise un poste de secours : « Quel sera le résultat de cette interminable journée ? Déjà j'ai pansé une cinquantaine de blessés, la plupart blessés par des balles et le plus souvent aux cuisses. Quelques-uns ont reçu des éclats d'obus, des balles de shrapnells : ils ont d'énormes plaies qui saignent abondamment. L'un d'eux m'est amené avec la cuisse gauche sectionnée, la jambe droite brisée en plusieurs endroits. Il ne survivra pas. »
Jusqu'à deux heures du matin, Bedel soigne sans répit. « Et puis, plus rien. Le canon s'est tu. Dans le foin, auprès de moi, l'un des blessés gémit : il a le pied tout froid par suite de sa blessure. Comme je n'ai rien pour le réchauffer, je lui prends son pied dans mes mains et c'est ainsi que j'arrive patiemment à le réchauffer. Et à tous les autres qui se plaignent, qui m'appellent, je dis, comme les mamans à leurs enfants : « Ce n'est rien, ce n'est rien… » Ils me croient, et ils attendent le lever du jour. »

" Couchés sur les fleurs il y a aussi des hommes "

Le lendemain, Bedel parcourt à cheval le champ de bataille. « Ici c'était hier un champ où il pleuvait une pluie de mort ; aujourd'hui c'est une jolie prairie fleurie de colchiques et marquée ici et là de bouquets d'osier. Hélas, couchés sur les fleurs, perdus sous les osiers, il y a aussi des hommes. Ils sont immobiles, les poings serrés, les bras levés vers le ciel, le sac sur le dos… » (2)

(1) Shrapnells : obus contenant des billes de métal. (2) Bilan de l'attaque : 30 morts, 60 blessés.

6. Sur l'Aisne : des planqués aux sacrifiés

Le front évolue en ce début novembre 14. Maurice Bedel quitte la Lorraine pour l'Aisne. Et continue ses découvertes.

Le 5 novembre, après 38 kilomètres de marche dans la boue et sous une pluie fine, 16 heures de chemin de fer et 12 nouveaux kilomètres dans la boue, voici le 170e R.I. à Courmelles dans l'Aisne, dispersé dans trois villages, en réserve générale d'armée.

« L'ennemi occupe la rive droite de l'Aisne, où il est solidement retranché dans des carrières. Ces carrières donnent du fil à retordre à nos artilleurs. » Bedel tente d'apercevoir l'ennemi : « Comme Anne, ma sœur Anne, je suis monté sur la haute tour du château de Berzy et comme elle, je n'ai rien vu… »

Des gens " très propres, très astiqués "

Pour occuper leur inaction, Bedel et Plaisant, le porte-drapeau, vont, le 7, à Villers-Cotterets où ils observent avec ironie les « planqués » de l'arrière : « Ensemble de gens très propres, très astiqués, qui se promènent dans les rues en fumant des cigares et en disant des gaudrioles. Parmi eux, avec nos chaussures boueuses, nos vareuses usées, de quels paysans du Danube n'avions-nous pas l'air ! Mais j'aime mieux ma boue que leur cirage. »
Toujours curieux, il se rend le lendemain à Missy, où « entre les occupants des tranchées adverses il s'établit des rapports bien curieux. Je ne parle pas des interpellations qui se lancent d'une tranchée à l'autre, des " Bonsoir, Kamarad ", ni des " Ça va, les Boches ? " Il y a entre Français et Allemands une sorte de convention tacite qui donne le loisir à un individu de chaque parti de quitter sa tranchée quand le " besoin " s'en fait sentir : on ne lui tire pas de coups de fusil. Par contre, si l'on en voit deux, on tire dessus.

" Les habitants ont des burnous, des turbans et ne parlent pas français "

Voilà comment on se fait la guerre quand on commence à être las de la guerre ! Les haines s'éteignent et d'obscures sympathies s'éveillent entre ces hommes qui mènent la même existence de privations et de sacrifices. »
Toujours un brin aventurier, il profite du brouillard pour approcher des lignes d'infanterie ennemies. Il découvre à Sermoise une sentinelle marocaine : « Impossible d'entrer en pourparlers : elle ne sait pas un mot de français et sa baïonnette est menaçante. Heureusement, l'adjudant-chef de poste vient à [mon] secours. Je tire mon kodak de ma poche et aussitôt voilà mon Marocain qui éclaire son noir visage d'un large sourire et se met devant moi l'arme au pied. » […] Un autre mime une attaque : « Le voilà qui s'agenouille, place six cartouches entre ses dents, quatre entre les doigts de sa main gauche et met en joue ; ce gaillard-là à lui seul a chargé l'autre jour une tranchée occupée par vingt Allemands : il en est revenu avec la cuisse traversée d'une balle en déclarant à un adjudant qu'il avait dû reculer devant " tous les couteaux à viande " qui étaient sortis de la tranchée à son approche. »
Bedel retournera dans ce village « où les habitants ont des burnous, des turbans, et ne parlent pas français. Les Marocains qui cantonnent là sont déjà tous mes amis : quand ils me voient arriver, je les entends crier : " Toubib, toubib ! "… »

7. Sur les bords de l'Aisne Bedel dans les tranchées

Désormais dans l'Aisne, Maurice Bedel fait comme ses camarades et s’enterre dans les tranchées, dont il est le témoin.

Il ne faudrait pas croire que les affrontements sont quotidiens en ce mois de décembre 1914, le troupier se livre à des travaux de terrassement et doit apprendre la patience. C'est en effet le tournant de la guerre qui devient guerre de position et voit les deux camps s'enterrer.

« Nos troupiers creusent, creusent. Le plateau de l'Arbre de Bourges devient une cité dédaléenne. Les kilomètres de fil de fer s'ajoutent aux kilomètres de fil de fer […] Sur la colline, en face, il est probable que la journée se passe, au fil des minutes semblablement monotones… » Le froid et la pluie rendent ces opérations de plus en plus difficiles.

Le bataillon à Berry

Le 12 décembre 1914, le bataillon se déplace à Berry, petit village situé à 5 km au sud-ouest de Vic-sur-Aisne.
« Pour atteindre aux tranchées de feu il faut, une fois passée la carrière de la compagnie de réserve, suivre un boyau indéfini, taillé dans le calcaire blanc, zigzaguant comme un serpentin déroulé. Les balles et les obus se croisent en sifflant au-dessus du chemin. On leur oppose une totale indifférence. Au bout de 800 m, on débouche dans un chemin creux […] C'est là la tranchée qu'occupe le bataillon. »
Bedel souligne l'humour dont font preuve les troupiers en baptisant les abris précaires qu'ils ont creusés tout au long de ce chemin. « Chaque homme, à peu près, a sa maisonnette ; à peine y tient-il à quatre pattes, à peine y tient-il étendu. Elle est faite de terre, de planches, de branchages. Elles portent un nom : " L'antre Pau " (*), "Villa des Roses ", " Maison à louer " ».

Dans les colis réservés aux troupiers, des chandails, des cache-nez

Ces hommes occupent leur temps à écrire et lire – lorsqu'ils ont assez d'instruction pour le faire –, à décrotter leurs brodequins, à raccommoder leurs vêtements, à jouer aux cartes, à tailler des objets dans du bois ou dans les douilles d'obus. L'arrivée du courrier est très attendue, les familles ou les marraines de guerre aident à remonter le moral des hommes en envoyant des colis : « Ils proviennent de l'initiative isolée et chacun d'eux est destiné à un seul et même troupier : on y trouve des chandails, des passe-montagnes, des cache-nez, des chaussettes, des gants… On y trouve aussi des ceintures de flanelle où sont brodées de naïves inscriptions : Bonne nuit, Retour, Espoir, Joffre, Amitiés, Courage… On y trouve encore des paquets de tabac, des pastilles de miel " pour si vous êtes enrhumé ", des briquets, du chocolat, quelquefois un brin de buis, une feuille de laurier… Toujours une carte postale où sont tracées des lignes naïves et charmantes : " Petit soldat de France, je t'envoie de tout mon cœur de Française mes vœux de victoire… ", " Mon cher soldat, ayez patience et courage et répondez-moi si vous avez reçu mon petit colis… "
C'est bien touchant ! »

(*) Jeu de mots sur le général Pau qui avait remporté de belles victoires en Alsace au tout début de la guerre. Bedel héritera de son magnifique cheval blanc qu'il surnommera Altkirch en hommage à son précédent propriétaire.

8. Le Noël tragique de Maurice Bedel

Noël n'apporte aucun répit aux poilus. Sur le front de l’Aisne, le médecin futur Goncourt voit défiler les soldats ensanglantés.

Bedel, dans son poste de secours de Berry, proche de Vic-sur-Aisne, vit une nuit de Noël mémorable. Le 24 décembre 1914, vers 17 h, dans la campagne enneigée, des coups de feu claquent.

Alors, par cette belle nuit de Noël, « commence un défilé sanglant d'hommes meurtris… Celui-ci n'a plus qu'un pied ; au bout de sa jambe un moignon fait de chair, de sang et de boue : il est mort, un éclat d'obus dans la tête ; son portefeuille est bourré des lettres d'une fiancée et la photographie de cette dernière la montre jolie avec un petit air mélancolique ; derrière la photographie : " Si je meurs, envoyez le portrait et les lettres à Mademoiselle X à Loches. "
Celui-là m'est amené, le ventre largement ouvert par un éclat d'obus… L'intestin sort. Le pauvre garçon n'a qu'un mot : " A boire… A boire !…. " Il va mourir.
Cet autre, un gros homme du Midi, sapeur du génie, revenait du travail de sape la pelle sur l'épaule : une balle dans la poitrine lui ouvre l'artère sous-clavière : il meurt en arrivant.
Quel défilé dans cette jolie nuit claire, cette nuit de Noël ! »

Un chant qui s'élève vers les étoiles

A 23 h, les brancardiers reviennent de la tranchée avec le corps du sergent Delhoume. « Une boîte à mitraille lui a enlevé la calotte crânienne comme on lèverait un couvercle, et ce garçon qui sort de l'École Normale de Limoges, est là, inerte, sans trace de cerveau. » De part et d'autre des tranchées, les hommes sont conscients que cette nuit est sacrée, dans de nombreux endroits une trêve fut respectée ; mais lorsqu'un fusil claque, les mitrailleuses se font entendre. Cette nuit-là, sur ces bords de l'Aisne, le sentiment patriotique l'emporte sur le sens du religieux.
A minuit, alors que la fusillade continue, « des tranchées allemandes s'élève, sur l'accompagnement du fifre, le Deutschland über alles… Et tel est l'orgueil de ce peuple qu'en l'honneur de l'enfant divin il ne trouve rien de mieux à chanter que cet hymne de vanité exécrable. Et tout de même c'est très grand ce chant qui s'élève des tranchées vers les étoiles… Je suis bêtement ému de l'écouter… Il est grave, il s'accompagne du son léger du fifre et de la tambourinade des fusils… Et près du chemin creux, d'où je l'écoute, je vois étendus sur la terre gelée quatre cadavres dont l'immobilité, la pâleur et les plaies sanglantes sont comme une muette protestation contre l'hymne germain. »

9. " L'affaire de Crouy " laisse Bedel circonspect

Le mois de janvier 1915 est marqué par l'échec de la bataille de Crouy, au nord-est de Soissons. Bedel se trouve toujours à Berry, près de Vic-sur-Aisne.

Le 8 janvier, alors que Bedel se réjouit de sa journée « écoulée sans tué, ni blessé dans son secteur », le général Berthelot, à quelques kilomètres de là, lance ses divisions sur l'éperon 132.

Un bataillon de chasseurs à pied et un de tirailleurs marocains réussissent à atteindre le sommet de la crête. Les Allemands reculent et perdent deux lignes de retranchements. Le lendemain, les artilleries allemande et française se livrent un duel destructeur. Malgré la pluie incessante et la boue (« Et quelle boue ! Jaune, grasse collante. »), les Français poursuivent leur avance. Dans la nuit du 11, le cours de l'Aisne déborde, la force du courant risque d'emporter les ponts de bateaux : les renforts ne peuvent traverser…

" Ça ne va pas du tout à notre droite. On craint pour Soissons. Il faut conserver l'éperon 132 "

Le 12, les Allemands contre-attaquent, ils redescendent sur Crouy d'où ils mitraillent les Français qui se replient à mi-pente. Le 13 janvier, Bedel note : « à notre droite, au nord-est de Soissons, il se passe des choses sérieuses. Nous avons pris des tranchées qu'ils ont reprises, que nous avons reprises, qu'ils ont reprises et finalement nous avons perdu du terrain. » Le 14, « ça ne va pas du tout à notre droite. Le premier bataillon (1) est parti pour Crouy, transporté par camions automobiles. On craint pour Soissons, qui est à quinze cents mètres du combat. Il nous faut à tout prix conserver l'éperon 132. »

" Crouy est notre premier insuccès "

Le 15, le bilan est alarmant : « Nous avons perdu les plateaux que nous tenions au nord de Crouy, de Bucy-le-Long et de Montcel. Quant à l'éperon 132, il nous faudra beaucoup de monde pour le reprendre/…/ Et maintenant nous voilà le bec dans l'eau… de l'Aisne. » Bedel déplore la perte des batteries d'artillerie et le fait que les renforts envoyés ne soient pas intervenus.
Le bilan humain est extrêmement lourd : « Crouy est notre premier gros insuccès depuis septembre. Nous y avons laissé six mille hommes (2.000 prisonniers, 1.000 tués, 3.000 blessés) et vingt-six canons. Nous avons perdu toute la rive droite de l'Aisne, de Soupir à Soissons. Nous conservons difficilement Soissons qui est bombardé furieusement à coups de 210. Les Allemands font autour de ce succès, une fanfare retentissante, comparant la bataille de Crouy à la bataille de Saint-Privat. (2) »

Il faut trouver un bouc émissaire

Comme de raison, il faut trouver un bouc émissaire : Joffre limogera Berthelot. Mais Bedel reste plus circonspect, il nuance : « cet insuccès serait dû, dit-on, à l'obstination qu'a mis le général Berthelot à refuser des renforts. Le général Berthelot a été l'un des admirables organisateurs de la victoire de la Marne, qu'il prépara aux côtés du général Joffre… »

1. Ce bataillon a assuré la retraite des troupes en tenant les têtes de pont à Vénizel sous les bombardements « Le bataillon se replie à son tour. Il doit opérer ce mouvement par une passerelle complètement couverte par l'inondation. Pour en reconnaître l'emplacement un sergent, tout équipé, sac au dos, se jette à la nage dans la rivière et à tâtons cherche les planches de la passerelle. Les hommes franchissent l'Aisne avec de l'eau jusqu'à la poitrine. Les plus petits en ont jusqu'au menton. » 2. La bataille de Gravelotte-Saint-Privat du 18 août 1870 entraîne l'encerclement de Metz. Le général Bazaine avait refusé l'envoi de renforts.

10. Quand Maurice Bedel se fait portraitiste

Février 1915, le colonel Pichoud, " trop vieux ", est remplacé par le lieutenant-colonel Naulin. Bedel en profite pour croquer quelques portraits d'officiers.

Notre Pichoud va nous quitter. Aucun colonel de l'armée française ne savait mieux jurer que lui !…. Mais c'était un brave homme. Il a passé sa matinée accoudé à la table à laquelle j'étais assis, sanglotant, la tête entre ses mains, balbutiant à travers ses sanglots :

- « Mon pauvre petit Bedel !…. Mes pauvres enfants !…. Mes soldats !… Ah ! quitter mes soldats… »

En effet, il est trop vieux.
Toujours curieux, Bedel cherche à en apprendre davantage sur le nouveau colonel auprès de son ami Plaisant :« Le régiment a fait une acquisition de la meilleure qualité. Officier d'état-major chez Joffre, d'abord, ensuite chez Foch, le colonel Naulin a 44 ans, a été… colonel dans l'armée péruvienne, a passé très brillamment les concours de l'Ecole de guerre, se pique d'être très parisien, d'avoir fréquenté les couloirs du Temps (1) et Eugène Tardieu (2) ; à l'état-major Foch il faisait partie du 2e bureau (renseignements). »
Après 45 jours de tranchées, le bataillon se retrouve au repos à Courtieux, sur la rive gauche de l'Aisne ; le général de Villaret (3) y effectue une inspection tatillonne : « Aucune capote n'était assez bien brossée, aucun sac assez bien astiqué, aucun fusil assez bien dérouillé, aucun cantonnement assez bien balayé, pour cet homme élégant, mince et charmant.

Le général Joffre au " ventre magnifique "

Hier, notre colonel est venu : il sait se mettre avec une agréable désinvolture au-dessus de la boue, du cirage et de la rouille. Il grogne, pour la forme. » (4)
Le 11 février, à Taillefontaine, Bedel relate la venue du général Joffre : « Sur le plateau de Mongobert, dans un site admirable, par un joli temps d'alouettes et de demi-soleil, le général Joffre passe en revue la division que nous formons avec les tirailleurs et les zouaves. Très impressionnant spectacle. En pleine guerre, à quelques kilomètres du front, assister à une remise de décorations, à une revue, à un défilé avec drapeaux, tambours et clairons, voilà qui est sans précédent dans l'histoire des guerres modernes. Le général Joffre, le képi très enfoncé sur ses gros sourcils, le ventre magnifique sous son manteau bleu passe devant la mer de nos baïonnettes. Il s'arrête devant un troupier de la 5e compagnie, lui demande si la soupe est bonne, selon le cliché vieux comme le petit caporal, puis continue d'un pas rapide sa course devant tous ces hommes frémissant d'émoi de se sentir sous ses regards. »
La Bruyère aurait-il su mieux peindre de tels Caractères ?

(1) Le Temps, journal tiré à 30.000 exemplaires en 1914, tourné vers l'actualité internationale. (2) Eugène Tardieu, chroniqueur à l'Echo de Paris, deviendra un reporter en temps de guerre. (3) Le 27 décembre 1914, de Villaret avait adressé une note sur l'hygiène qui avait fait sourire Bedel et tous les Poilus vivant dans la boue des tranchées : « Pas d'ongles en deuil » Cela veut-il dire : « Ne perds pas la main droite au combat afin que la gauche n'ait point à prendre le deuil ? » (4) Bedel n'aura qu'à se féliciter d'avoir un tel chef : le 6 février, son ordonnance, « l'excellent Mauvais [lui] demande l'autorisation d'aller voir son beau-frère, soldat au 35e, cantonné à 1.500 m d'ici. » Il revient encadré de baïonnettes car on l'a pris pour un espion. Bedel le fait libérer, mais est condamné à son tour à 15 jours d'arrêts. Le lendemain : « Le colonel Naulin a fait lever la punition portée contre moi par le colonel Pollacchi. Cela m'a appris comment dans l'armée les supérieurs sont responsables des fautes de leurs inférieurs. Au fond c'est fort bien compris. Et puis c'est tellement nécessaire. »

11. Parenthèse en Champagne pour Maurice Bedel

A la fin du mois de février 1915, Maurice Bedel et sa division arrivaient en Champagne où les habitants leur réservaient un accueil extraordinaire.

Le 24 février, toute la division s'embarque à La Ferté-Milon. Bedel y a une pensée pour Racine, alors que la véritable tragédie les attend du côté de Perthes-lès-Hurlus. Mais comme le dit Bedel : « On verra ça demain ».

Le lendemain, il jouit « d'un magnifique lever de soleil sur des collines couvertes de vignobles, poudrées de neige. A [ses] pieds, Epernay. Plus loin, la Champagne ondule mollement. »
« L'accueil des Champenois, écrit-il, est unique dans l'histoire de notre campagne. C'est un accueil franc, rieur, enchanté. C'est à qui logera soldats ou officiers. Les draps les plus blancs sont sortis des armoires, les cheminées sont garnies de sarments qui flambent joyeusement…
Et surtout, ah !, surtout, les caves se dégarnissent de leurs meilleures bouteilles. Le vieux vigneron chez qui nous installons notre popote nous offre des bouteilles de derrière les fagots… Il les a posées sur la table, religieusement, respectant la poussière sacrée qui les recouvre. »

La fête se prolonge trois jours, le champagne coule à flots

La fête se prolongera trois jours, le champagne coule à flots : « Infanterie, tirailleurs marocains et algériens, zouaves. Tous ont le teint vermillon, l'œil allumé… » Le trajet entre Aÿ et Athis demandera un peu plus de temps que prévu ! « Sept heures pour faire douze kilomètres… »
Le paysage change et Bedel retrouve son ironie : « Plus de vignes. De la craie. Plus de sourires dans les villages. Des moues. Athis, village dans la plaine, larges rues, larges portes, larges granges, idées étroites. »
Ils parviennent le 1er mars à La Veuve, sur la route de Châlons à Reims.
« Un pays peut-il s'appeler la Veuve ! Oui, il le peut. Celui-ci est plat, blanc, mal bâti, rachitique et punaiseux – pouilleux, quoi. La Veuve ! Il y fait froid, sale, il y fait un vent qui coupe les lèvres, il y fait triste comme dans les quartiers lépreux de la zone militaire de Paris. Des bouchers militaires ont vécu là pendant six mois. Dans les cours, dans les ruelles, dans les granges on marche sur des ossements, des quartiers de viande pourrie… La Veuve ! Oui, un pays peut s'appeler ainsi et porter bien ce nom. »
Les troupes se concentrent et, malgré le décor déprimant, les amis de Bedel ont un moral étonnamment positif, ils espèrent participer au combat qu'ils souhaitent héroïque : « Nous sommes prêts, archi-prêts. Les fusils sont brillants comme des sous neufs, les cartouchières sont garnies et les pieds sont graissés. » Mais la partie est annulée et ils repartent pour une nouvelle destination, Saint-Etienne-au-Temple : « Le cantonnement est très inconfortable. C'est la misère. Les troupiers couchent sur de la poussière de paille envahie par les poux. Les jardins sont des charniers où achèvent de se décomposer des quartiers de viande et des déchets de pommes de terre. Et il pleut… »

La naissance de Christiane

Et pourtant ce sera en ces lieux que Bedel apprendra une grande nouvelle : « 8 mars 15 h 30. Ouvrir un journal dans un village incendié, sur la route de Perthes-les-Hurlus… et soudain, par un caprice du regard, tomber sur cet entrefilet des mondanités : " Le docteur Bedel, actuellement sur le Front, est avisé de l'heureuse naissance de sa fille, Christiane ". Christiane, plus tard je te dirai pourquoi j'ai pleuré ce jour-là en lisant le journal… »
Et le champagne de couler à nouveau en l'honneur de cette naissance !

12. Bedel découvre la tragédie

Le village et la butte de Mesnil-lès-Hurlus, situés au cœur de la Champagne pouilleuse, constituent dès l'automne 1914, une position âprement disputée.

A partir du 10 mars, les troupiers du 170e Régiment d'infanterie sont soumis à des marches épuisantes dans la boue et sous la neige : Somme-Tourbe, Laval-sur-Tourbe, pays de désolation aux bivouacs indescriptibles, dans le bruit incessant des canons… Ils croisent des prisonniers prussiens « conduits par des hommes crayeux », des hommes relevés des tranchées « troupeau tragique, terrifiant d'hommes aux têtes hirsutes, aux vêtements - aux loques - blanchis par la boue blanche des tranchées champenoises. » Certains survivants leur disent : « Faites demi-tour… N'y allez pas… C'est une boucherie… »

Dans la nuit du 12 au 13 mars, la marche nocturne est particulièrement pénible : « Sur le chemin, un soldat assis contre le talus a l'air de dormir, je lui demande ce qu'il a, il ne me répond pas. Une balle vient de le frapper dans le front. Il est mort. » Ils parviennent enfin à Mesnil, « l'entrée de l'Enfer ». Bedel y découvre dans une baraque le poste de secours général, « entassement d'hommes poussiéreux, sanglants, qui crient, qui gémissent, qui implorent : trois médecins à la mine hâve, épuisés, anéantis de fatigue, leur donnent des soins. » Sans prendre de repos, Bedel part, avec son infirmier Cobigo et huit brancardiers, occuper le poste de secours de la tranchée d'attaque. L'un d'eux tombe, touché d'une balle dans le front. « La balle en entrant a fait un petit bruit sec comme quand on perce avec le doigt une mince couche de glace. »

Certains endroits inondés de diarrhées

Dans le boyau qui mène au bois de la Truie, la boue se transforme en mastic. « Gros effort à chaque pas pour extraire les pieds de cette pâte. " Heureusement ", des cadavres, laissés là exprès, forment un plancher mou sur lequel on marche avec la satisfaction de n'avoir plus d'effort à faire. » Bedel n'oublie aucun détail trivial : cadavres à« la tête écrasée par les souliers », cadavres encombrants « jetés de préférence dans ces petits culs-de-sac qui sont les WC de la tranchée », « certains endroits, où les troupes ont stationné quelque temps avant de donner l'assaut, sont inondés de diarrhées… La peur, l'affreuse peur. » En cours de route, il rencontre un Marocain dont la main est à moitié sectionnée : « Je m'agenouille auprès de lui. Il arrive un percutant d'assez gros calibre qui éclate à quelques mètres : mon Marocain a la joue, l'oreille et une partie du cou tailladées par un éclat. Ma capote est trouée. Pas ma peau. Mais ça m'a étourdi. Le déplacement de l'air est abrutissant. Je reviens à Mesnil en traînant mon blessé qui hurle en implorant Allah et en perdant tout le sang de son corps. »

Blessé au bras gauche

La terrible journée est loin de s'achever. Vers 15 h, le régiment est engagé. « Je pars à nouveau avec une douzaine d'infirmiers et brancardiers par le même chemin que précédemment. » Soudain, la panique s'empare d'une compagnie voisine. « Les Allemands poursuivent-ils donc ? Je sors mon " Journal " de ma musette… Je sors mon revolver de son étui. Est-ce la déroute ? Quelle contagion dans la panique ! Et cette panique engouffrée dans les boyaux jonchés de cadavres est particulièrement tragique. » Bedel s'étonne d'être passé à travers les balles, il« soigne des blessés de toutes sortes de régiments ; quel mélange ! Quel désordre ! Dans tous les coins de la tranchée des moribonds râlent. »
A Mesnil, où il arrive à la nuit des marmites tombent et font d'horribles massacres. Bedel y apprend la mort de beaucoup de ses amis, « pour prendre, en somme, un étroit fossé de 200 m de long ! »
A 20 h, sur l'ordre du colonel, il repart aux tranchées d'attaque. « Je n'ai pas fait deux cents mètres que je reçois une balle dans le bras gauche. C'est comme un cruel coup-de-poing et le sang qui coule fait une agréable chaleur qui atténue bien vite la douleur. Je ne dis pas ce qui vient de m'arriver à mes hommes. » Il revient au poste de secours où il se fait panser.
Nous sommes bien « au pays de la tragédie qu'aucune imagination n'avait jamais prévue. »

13. Des soldats fusillés pour l'exemple

Le 3 avril 1915, Maurice Bedel assiste à l'exécution de quatre soldats français, fusillés pour avoir refusé l’horreur. Récit.

Dans l'enfer des Hurlus, au mois de mars, la liste des blessés et des morts s'allonge. Le 17, Bedel reçoit un éclat d'obus au mollet gauche, alors que les trois troupiers qui le précèdent « sont décapités, écartelés, tordus sur eux-mêmes. » De ces scènes d'horreur indicible, certains redescendent fous, d'autres s'automutilent espérant échapper à l'insoutenable ; en réalité ils s'exposent au conseil de guerre et encourent la peine de mort.

Après avoir été relevé des tranchées le 23 mars, Bedel assiste avec 6.000 hommes à une terrible cérémonie, le 3 avril 1915, à Saint-Amand-sur-Fion. A l'écart du village, dans une prairie encaissée, se dressent quatre poteaux, au pied d'un talus.

Le quatre hommes vont être passés par les armes, ils sont dignes

Sous la pluie fine et froide, l'attente dure… Le camion apparaît, « se hisse péniblement sur l'herbe grasse jusqu'au niveau de la ligne des poteaux. L'arrière est ouvert et laisse voir en compagnie de huit gendarmes quatre pauvres types en capote, le képi sur la tête. Ils n'ont pas des têtes de révoltés. […] Ils sautent l'un après l'autre, mêlés aux gendarmes, du haut de l'automobile. Ils sont solides sur leurs jambes, dociles comme des moutons, silencieux. L'aumônier arrive jusqu'à eux, il ne peut articuler une parole. Ils se dirigent, chacun entre deux gendarmes jusqu'au dernier des quatre poteaux. A ce moment les tambours et les clairons battent et sonnent. Le commandement de " Présentez armes ! " retentit dans les bataillons et une haie de baïonnettes se hérisse soudain devant le lieu du supplice. »
Les quatre hommes, appartenant aux 174e, 72e, 127e et 8e RI, vont être passés par les armes. Ils sont dignes :« L'un d'eux demande à un gendarme, en désignant un des poteaux : " C'est ma place, celle-là ? ". On les adosse au piquet, lentement. On les agenouille. Le plus jeune ne pose qu'un genou à terre. Avant de recevoir le bandeau sur les yeux, il peut apercevoir un groupe de soldats qui, la pelle et la pioche à la main, attend dans un coin pour l'ensevelissement.
Un soldat se détache de chaque peloton, noue posément un large bandeau blanc sur les yeux de chaque homme. Il se retire, en même temps que les gendarmes, sur la pointe des pieds… Tout cela dure très longtemps, est fait avec une horrible lenteur, un calme inouï. Pendant que les gendarmes se retirent, les deux rangs des pelotons se rapprochent jusqu'à quatre ou cinq mètres des condamnés. " Feu ! " Une énorme détonation. Quatre corps qui s'effondrent. Un cri. Un seul. Et puis quatre coups de revolver, dits " coups de grâce "… »
La brigade entière va défiler devant ces corps éclaboussés de sang. « Je regarde ces morts. Je pense au motif de leur exécution : mutilation volontaire. J'évoque l'enfer des Hurlus… Est-ce bien de sang-froid qu'ils se sont mutilés ? Ils étaient fous. Mais quelle leçon pour les spectateurs terrifiés de ce matin. C'est l'excuse de cette lente et sinistre cérémonie à laquelle on a eu tort de faire assister notre drapeau. »

14. Maurice Bedel entre deux combats

Le mois d'avril a été celui du répit pour Maurice Bedel et ses compagnons du 170 e régiment d’infanterie. Et d’un bref retour à la Genauraie à Thuré.

Après l'enfer de Mesnil-Les-Hurlus et avant celui des Eparges, Bedel et les survivants du 170e connaissent un répit à Saint-Julien, près de Courtisols, à 15 km de Châlons.

Depuis le début de la guerre, Bedel n'avait connu qu'une permission de 24 heures pour se rendre, le 31 mars, à Troyes. Les 14-15 avril, il obtient une nouvelle permission : cette fois-ci, il va pouvoir rejoindre Thuré : « Paris. 9 h du soir. Pas de lumières. Pas de voitures. Les boulevards, avec un bec de gaz tous les cent mètres, sont lugubres. Le Champ de Mars est un grand trou noir.
9 h 50 - je monte dans le rapide de Bordeaux. Personne dans le train. J'attends à Saint-Pierre-des-Corps le train de 6 h pour Châtellerault. A la Genauraie à 9 h. Christiane, centre d'une foule d'émotions.
Départ de la Genauraie à minuit. Train rapide, vide. »

Le temps du " repos agréable printanier, pacifique "

Le lendemain, à Paris, croisant trop de jeunes gens qui échappent à l'enrôlement, il éprouve de la gêne et le désir de rejoindre au plus vite le régiment.
Alors que les troupiers s'entraînent au lancement des grenades, les sous-officiers et officiers peuvent profiter d'instants de liberté. Bedel constate que par ces temps de guerre l'on « soigne son manger, son boire et son dormir. » Marcel Plaisant, « qui s'y entend singulièrement, adapte à chaque plat nouveau un nouveau vin (Pouilly, Saint-Estèphe, Moulin-à-vent, Corton). » Le cuisinier Munier « active la cuisson des rognons sauce-vin ». Ils font des acquisitions « chez le pâtissier, chez le marchand d'escargots, chez le libraire, chez le marchand de tabac. »
Ceux qui le peuvent essaient de rejoindre leur épouse et même, parfois, de la ramener au cantonnement ; ainsi le capitaine Gresser, malgré les consignes et à la barbe des gendarmes, réussit à amener avec lui sa femme « blottie dans le fond d'une victoria sous la capote baissée ».

" A l'ombre des branches d'un pommier "

En ces jours d'avril, les notations sur la nature émaillent son texte : « A l'ombre des branches d'un pommier, Plaisant me lit sa relation des derniers combats. » 26 avril : « La journée s'est écoulée, très belle sous le soleil […] Il fait un temps merveilleux. En quelques jours les hêtres se sont couverts d'un feuillage tendre dans lequel se joue le soleil. »
Autre sujet de réjouissance : recevoir la récompense de ses exploits guerriers : le général Langle de Cary, « devant le front des troupes décore de la Légion d'honneur notre jeune Magnonaud et de la Médaille militaire le vieillard Geier, engagé volontaire de 64 ans, nommé sergent sur le champ de bataille de Mesnil. Magnonaud a vingt ans ; que c'est beau la Croix sur cette jeune poitrine ! »
Bedel apprend de la bouche du colonel Pollachi qu'il est cité à l'ordre de l'Armée. « C'est un grand bonheur », écrit-il.
Le 20 avril, « par un temps superbe, à la lisière d'une forêt de pins parfumés, le colonel, devant le front du régiment, épingle sur la poitrine de Roederer la Croix de la Légion d'honneur. Comme c'est beau. Quelles bonnes larmes, nous versons tous ! »
Pourtant une question court sur toutes les lèvres : « Iront-ils aux Eparges ? A Verdun ? »
« Et toutes ces hypothèses agitées par Plaisant et Gresser nous amènent régulièrement le premier à des anecdotes délicieuses et le second à de vastes et bienfaisants éclats de rire. »
Jusqu'au 26 avril Saint-Julien sera le temps du « repos agréable, en simplicité, en farniente, printanier, pacifique ».

15 - Au coeur de la terrifiante bataille des Eparges

Les Eparges évoquent les attaques et contre-attaques en pleine forêt dans les premiers mois de 1915 sur une crête bordée par la tranchée de Calonne.

Maurice Bedel arrive, dans la nuit du 1er mai, au croisement de la Tranchée de Calonne et de la route de Mouilly aux Eparges. Au petit matin, il découvre le sinistre tableau : « Joli, l'horizon ! Nous sommes en plein charnier. Chaque buisson cache son cadavre. Cadavres de fusiliers marins allemands, cadavres de zouaves, cadavres de Marocains. Sous l'ardent soleil de ces jours derniers, la décomposition a vite marché et l'odeur qui se dégage de ces fraîches verdures, de ce tapis de muguet et de pervenches est intolérable. »

Bedel occupe un poste de secours avancé, à 300 mètres de la ligne d'attaque, gourbi précédemment occupé par Gautier, médecin des zouaves. Le poste de secours principal se trouve 500 m plus bas : « J'expédie un blessé de la 8e compagnie. Comme le bombardement du sentier met en danger les brancardiers qui le portent, il les supplie : " Je vous dis de me laisser là et de fout' le camp… Moi je ne suis plus un homme, je ne sers plus à rien… Laissez-moi là et allez vous mettre à l'abri. " Les autres, bien entendu, ne s'arrêtent pas. L'un d'eux reçoit un éclat aux reins. Mais le blessé arrive quand même au poste de secours. » Cependant, l'intensité des combats est inouïe et beaucoup de blessés ne peuvent être immédiatement secourus : « On m'amène des Marocains trouvés râlant dans les bois, tombés là depuis trois jours. »

Une balle derrière la tête en regagnant son abri

Les obus détruisent les abris faits de rondins et de branchages : ainsi le sergent-major Frayard a la tête « écrasée entre deux rondins comme une noix entre les deux branches d'un casse-noix. » Pourtant c'est le seul refuge possible. « Un des plantons cyclistes du colonel, trop curieux, se penche à l'ouverture de son gourbi pour " voir éclater les marmites ". Il a la tête emportée à quelques mètres de là. »
Sous le marmitage incessant, il règne dans le poste, « un grand silence angoissant. Mes brancardiers, mes blessés se taisent, figés par la terreur. » Bedel trouvera toutefois le sommeil avec « comme couverture quelques capotes de zouaves à l'odeur âcre de sang. Comme oreiller(s), la musette garnie de boîtes de conserves et de boîtes de pellicules Kodak. » Autre danger : « les écureuils », Allemands perchés dans les branches des arbres et qui visent toujours la tête : « Je vois arriver le capitaine Lefolcalvez, la tête entourée de linges sanglants. Il marche soutenu par Denis, son fidèle cycliste. Il vient de recevoir à la nuque une balle tirée par un " écureuil ". On m'apprend que le capitaine Charpentier vient d'être tué dans les mêmes circonstances. »
L'usage de la « cervelière », distribuée aux troupes au printemps 1915, assure une protection toute relative et provoque, faute d'un ajustement sur mesure, des maux de tête. « Le sol est jonché […] d'un nombre incalculable de ces calottes d'acier protectrices que l'on distribua il y a quelques jours aux troupes. »
Dans la nuit du 4 au 5 mai, Bedel, après avoir une fois de plus pansé un blessé, regagne son abri « (reçoit) une balle derrière la tête ». Elle frappe violemment l'os occipital, sans le briser. Hémorragie. Nausées. Vertiges.

16 - Bedel de la blessure à la convalescence

Blessé dans la nuit du 4 au 5 mai 1915, au cours la terrifiante bataille des Eparges, Maurice Bedel est évacué vers l'hôpital Saint-Nicolas de Verdun.

Malgré ses pertes d'équilibre et sa vue brouillée, Bedel marche au milieu d'autres blessés se servant de leur fusil comme d'une canne et regagne, 5 kilomètres plus loin, les tentes de l'hôpital ambulant par la tranchée de Calonne.

Son pansement une fois refait, il est hissé dans une auto avec plusieurs autres blessés en direction de l'hôpital Saint-Nicolas de Verdun. « A peine dans la chambre qui m'est affectée, je suis saisi par un diligent infirmier, déshabillé, débotté ; mes jambes sont plongées dans un bain de pieds, savonnées, lavées, essuyées, séchées… On me place dans un lit… On m'apporte un pot de tisane. On baisse le gaz. La sœur s'éloigne sur la pointe des pieds. Et voilà. »

" Les Poilus blessés reçoivent la visite de leur femme "

Dans la salle Michel Lévy, réservée aux blessés atteints à la tête, il reçoit des soins « dévoués » de Mlle Levieux, qui a été l'une de ses élèves de la Société de Secours.
Le 8 mai, il prend un train sanitaire. « On nous monte dans un spacieux wagon comportant seize couchettes. On nous glisse entre des draps bien blancs et l'on vient nous annoncer que nous partirons ce soir à 7 h pour Contrexéville. » Il s'y retrouve dans un palace transformé en hôtel. « Bon hôpital, spacieux, clair, confortable. Nourriture excellente. Large fenêtre donnant sur des lilas et des pommiers en fleurs. Je me lève pendant une heure, le temps de voir le jardin tourner autour de moi dans une folle ronde de seringas, de lilas et de giroflées. »
Le lendemain, ne pouvant supporter d'être « cloué au lit », il profite de l'absence du médecin-chef pour jouir de l'ombre d'un pommier. Il consigne dans son journal la moindre anecdote : « Les Poilus blessés reçoivent la visite de leur femme. L'un d'eux est dans le jardin, assis sur un banc entre sa mère et son épouse. Soudain à une fenêtre apparaissent deux Allemands en traitement à l'hôpital : " Oh ! les cochons de Boches ", s'écrie la vieille qui est d'Aurillac. C'est vrai tout de même qu'ils ont une tête de cochon, regarde-s-y Marie.
- Oui, s'exclame Marie, c'est bien ça, une tête de cochon.
Et elles ne se départissent pas d'un grand sérieux. »
Il écoute les commentaires autour des communiqués qui se veulent optimistes : « On reprend l'espoir d'une trouée, on navigue sur un océan de rêves… oui, mais… si l'on se reporte aux spectacles de Mesnil, des Eparges ! Le rêve se voile de gris… »
Le 13, au matin, on le remet dans le train. A Mirecourt, il a la joie de croiser Cordonnier, qui, à peine guéri, rejoint le régiment. Bedel ignore qu'il le voit pour la dernière fois !
A Neufchâteau, autre rencontre dans une salle d'attente confinée. « Mon compagnon de geôle est le jeune lieutenant Genevoix, du 106e, agrégé des lettres. Il a le bras gauche mi-arraché. Comme moi, il a été blessé à la tranchée de Calonne. »
Le train, marqué de la Croix-Rouge, repart vers 20 h et se dirige vers Lyon. Et tout le long de la ligne, à chaque arrêt, ils seront nourris et fêtés. « Il y a dans le train trois cents Poilus qui n'en ont jamais tant vu, aussi bien en tasses de café au lait qu'en paysages variés. »

Retour vers Thuré

A Lyon, à la gare des Brotteaux, les officiers occupent « une salle à manger fleurie d'iris et de tulipes où sur une nappe blanche les attendent jambon rose et bouillon gras… » Puis on le « dépose dans une jolie villa au milieu des jardins du quartier du Point-du-Jour. »
Le 15, il rencontre le capitaine et Madame Le Folcalvez ! qui lui donnent des nouvelles du régiment : la 8ecompagnie, commandée par Roederer et Plaisant, a été faite prisonnière le 5, au matin. Du bataillon, il reste 270 hommes et deux officiers. Hartmann a une balle dans la poitrine. « Et notre pauvre et délicieux petit Magnonnaud, si heureux de sa Croix, a été tué d'une balle dans la poitrine ! J'en ai pleuré. »
A la fin de mai, les vertiges disparaissent. « Il me reste une tache rouge devant l'œil gauche : elle fait un huit monumental qui s'interpose entre la beauté des choses et moi. »
Il peut quitter Lyon pour Thuré.

17 - Maurice Bedel en convalescence à Thuré

Parti de Lyon le 28 mai, Bedel arrive le lendemain à la Genauraie pour une convalescence de trois mois. Il est frappé par le syndrome du survivant.

Bedel reprend son « Journal du temps de paix », délaissé depuis août 1914. « Et si aujourd'hui, par un beau soleil, au chant des oiseaux et devant les sourires de Christiane, j'ouvre ce cahier pour rendre de la vie à ses pages endormies, c'est parce que l'autre cahier, celui de la guerre, est momentanément fermé. »

A la Genauraie, il peut jouir de ces « mille riens minuscules », offerts par la nature généreuse de ce mois de juin et de la présence de sa jeune épouse, « jeune femme blonde qui nourrit un enfant blond sous les vastes branches d'un arbre centenaire. »
Pourtant, le syndrome du survivant ne tarde pas à le frapper.
Le 8 juin, il écrit : « Je voudrais être ici. Je n'y suis pas. Je suis là-bas, sur les pentes ravagées d'un plateau célèbre. Je suis blanc de la boue de L'Artois, dans les boyaux de Notre-Dame de Lorette. » Comment vivre sans culpabilité « alors que (ses) frères de guerre, jetés dans la mêlée sanglante vivent les minutes étroites des tranchées bombardées ? »
La correspondance devient le lien privilégié pour rester en contact avec ses compagnons : « Les lettres de Gresser, de Cordonnier sont le festin de ma journée. »
Bedel a conservé ces lettres, qui nous montrent combien son humour était apprécié : « Revenez-nous bien vite, mais avec vos deux yeux sains, nous avons rudement besoin de vous car nous commençons parfois à devenir moroses. » (Cordonnier 31 mai)

" Trois blessures ça vaut bien la Croix ! "

Le colonel Naulin lui annonce, le 29 mai, qu'il l'a proposé pour la croix de la Légion d'honneur… « Inutile de me remercier : trois blessures, ça vaut bien la Croix ! Et vous pourrez au moins dire que vous ne l'avez pas ramassée dans l'antichambre d'un ministre ! »
Son ex-infirmier, Cobigo, lui écrit : « Vite, j'ai fait le héraut et tous les visages s'épanouissaient. Et Cordonnier d'ajouter :
- Ah ! Vous savez, Bedel est décoré !
– Chic alors !
Voilà comment s'abordent aujourd'hui les vieux du 170. Vous ne vous imaginez pas quel souvenir sympathique vous avez laissé chez tous ici.
Mais les nouvelles du 170e ne sont pas toujours aussi bonnes, la bataille continue du côté de Notre-Dame de Lorette et la liste des victimes s'allonge.
Le 23 juin, Bedel écrit : « Hélas ! mon pauvre ami Cordonnier est tué […] Tous ces jours-ci, il m'écrivait, me disant son désespoir d'être blessé et de ne pouvoir commander sa compagnie. Car il avait eu le dos largement entamé à Notre-Dame de Lorette et avait refusé de se laisser évacuer. Au premier assaut, encore souffrant, le dos à vif, il est mort […] Je le pleure de tout mon cœur. Le même petit mot hâtif de Gresser m'apprend la mort de Vaudon, commandant la compagnie de mitrailleuses, de Quenault, mort en chantant la Marseillaise, de mon cher et admirable petit Cobigo, qui ne me quittait jamais sur les champs de bataille, actif comme une fourmi, dévoué comme un saint-bernard. Quelle désagrégation de notre groupe si uni du début de la campagne ! »

18 - Bedel poursuit sa convalescence à Thuré

Blessé en mai 1915, lors de la terrible bataille des Eparges, Maurice Bedel continue de se soigner chez lui, à la Genauraie à Thuré.

Quel contraste entre les lettres du front et la vie paisible à la Genauraie !

Le docteur Fournereaux, le supérieur de Maurice Bedel, lui écrit, le 5 juillet, de Notre-Dame de Lorette : « Vous vous imaginez facilement combien nous avons été attristés et désemparés par la mort de Cobigo. C'est une grosse perte pour le service de santé du régiment ! Hier, cela a été le tour de Charlet, un brancardier de votre bataillon, qui avait adopté les médecins et s'occupait de nous avec un dévouement et une bonne humeur inlassables. »

Le 20 juillet, une carte de Gresser lui donne quelques précisions sur la mort de Cordonnier : « Non, Cordonnier n'est pas resté entre les lignes, mais il a dû être pulvérisé par un obus ou enterré par d'énormes marmites… » Pour rendre hommage au disparu « un long boyau porte le nom de boyau Cordonnier. J'ai fait faire – d'après l'idée des hommes de la section de Cordonnier - les étiquettes portant : Officier du 170e mort au champ d'Honneur le 16 juin ».

De tristes nouvelles du Front

Ce courrier nous permet de pressentir comment des mères pouvaient réagir à l'annonce de la disparition de leur fils. Le 26 juillet Gresser confie à Bedel : « Madame Cordonnier mère est vraiment remarquable. Quel beau courage, quelle grandeur d'âme ! Si vous lisiez ses lettres, vous en seriez ému aux larmes ! »
Bedel, de son côté, a rendu visite aux parents de Roederer qui est prisonnier avec Plaisant. Gresser lui confie : « Je n'ose pas écrire à Roederer et à Plaisant de crainte que la moindre anicroche puisse gêner leur correspondance avec leur famille. Madame Roederer mère m'écrit comme à un grand ami : j'en suis très honoré et très touché. »
Des liens se tissent, indéfectibles : dans la correspondance de Maurice Bedel on retrouve, parmi d'autres, une lettre du 15 février 1937 du commandant Boby, dont voici le début : « Mon bien cher camarade,
Je crois inutile de me rappeler à votre souvenir pas plus que de faire revivre le vôtre : les camarades officiers ou hommes, de Mesnil, de Lorette, des Eparges, ont vécu si intensément, si tragiquement à mes côtés qu'une évocation du passé fait se dresser instantanément devant mes yeux leur image inoubliable. »
Aux deuils du régiment, s'est ajoutée la mort de son oncle d'Orbigny, lequel lui avait tenu lieu de père depuis 1901. Il l'avait initié aux longues marches en montagne et à l'observation des fleurs et des insectes. Le baptême de Christiane rompt la noirceur des jours. Il a lieu en l'église de Thuré, le 19 juillet.

Décoré à la caserne de Châtellerault

« Par le plus joli temps de grillons, de coquelicots et de blés mûrs, Christiane se fait baptiser dans la petite église de Thuré. De cette petite cérémonie rustique et naïve ; je retiens surtout le sourire un peu inquiet avec lequel Christiane reçoit l'huile sur le cou et le sel sur la langue, et le relief que fait, dans les prières marmottées, son joli nom latin : Christiana… Christiana […] Assistaient à la cérémonie quelques araignées, les statues des bonnes vierges peinturlurées et un sacristain de douze ans, joli comme un ange de Raphaël. »
Trois jours plus tard, il a la joie de recevoir la Croix de guerre, des mains du colonel Hamonneau, lors d'une cérémonie officielle, dans la cour de la caserne de Châtellerault, « devant des troupiers qui tous ont été au feu. Après que les clairons et les tambours eussent ouvert le ban, le colonel Hamonneau s'est avancé vers moi, a lu d'une voix de tonnerre ma citation à l'ordre de l'armée et " au nom du Président de la République " m'a épinglé la Croix sur ma poitrine, à la gauche de ma Légion d'honneur. Après quoi clairons et tambours ont fermé le ban et la foule s'est dispersée. »

19 - Maurice Bedel fait son retour aux armes

Après sa convalescence, Maurice Bedel retourne sur le Front. Début septembre 1915, il est affecté en Alsace, avant le début de la bataille de Champagne.

Bedel, à peine guéri, ne songe qu'à rejoindre ses camarades de combat.

Il reprend le train : Paris-Nancy-Epinal et, le 30 août, se heurte à une première difficulté : retourner sur le Front et rejoindre le 170e RI semble compliqué. « Bon ! me voilà fixé. Il va falloir lutter contre les règlements, creuser des tranchées, tendre des réseaux barbelés contre les Circulaires, attaquer les articles n° 1, 2, 3, 4… comme autant de corps d'armée. Allons-y ! »
Le 6 septembre, il apprend enfin qu'il rejoindra « un groupe vosgien où figurent des éléments du 170e. » Ce même jour, au hasard d'une rue, il rencontre le Saint-Cyrien Hartmann, « Hartmann maigri, l'air encore délicat, Hartmann laissé pour mort à la tranchée de Calonne une balle dans la poitrine. De quels liens sommes-nous donc unis, camarades de combat, pour qu'une telle émotion nous empoigne à la vue l'un de l'autre ? »

Alsace, " ce nom merveilleux "

Le 10, il foule avec bonheur le sol alsacien, objet de la revanche : « Alsace ! Ca y est ; je l'ai mis dans mon journal ce nom merveilleux : Alsace ! Je suis en Alsace. Je regarde, là en bas, Munster. J'ai à ma droite le Rheinkopf, à ma gauche, le Kastelberg. Que voilà de rudes noms, doux à prononcer ! »
Il peut voir les ruines de Metzeral, village de la vallée de la Fecht, lieu de violents combats en juin 1915 et, au loin, le Linge, « ce fameux Linge dont la crête est passée en trois mois quarante-cinq fois de main en main », qui domine la vallée de Munster où se déroulent du 20 juillet au 16 octobre de terribles assauts. Les bataillons de chasseurs s'y succèdent et paient le lourd tribut de 17.000 morts sans obtenir le résultat escompté par Joffre.

" La Grrrrande Offensive était commencée depuis hier "

Bedel devient le médecin des artilleurs du secteur Honeck-Kastelberg-Rheinkopf. Il vit dans une étable-fromagerie (« chaume ») de Schmargult qu'il partage avec quatre officiers d'artillerie coloniale, en particulier avec « le lieutenant Charruey, officier de Marine démissionnaire qui a vécu au Brésil, au Pérou, à Madagascar, au Japon, et finalement à Saïgon où il résidait avant la guerre. » Ce bourlingueur ne peut que lui plaire et devenir un compagnon d'aventure. Ils sont sous le commandement du général de Berkheim dont Bedel apprécie immédiatement l'affabilité et bientôt le côté sportif !
En ce mois de septembre les Vosges sont belles et calmes, seule la crête du Linge est la proie des massacres et bombardements. Le 16, il note : « Ce matin j'ai fait le tour de mes postes. Je suis le chemin qui va du Hohnek au Rheinkopf par Breitsouzen. C'est charmant. C'est du tourisme. »
Le dimanche 26, venant célébrer la messe, l'abbé de Larminat, aumônier de la division de chasseurs « a surgi du brouillard, sa barbe dégoûtante de pluie, son vaste béret sur l'oreille, ses souliers boueux. »
Il apporte une grande nouvelle : Joffre a déclenché la deuxième bataille de Champagne, en attaquant simultanément en Artois avec des moyens matériels considérables : « La Grrrrande Offensive était commencée depuis hier matin, déjà les Anglais progressaient, déjà, dans le Nord, nos troupes prenaient tranchées sur tranchées… »
Cette offensive sera-t-elle celle de la victoire ?

20. Bedel en Alsace : illusion et réalité

Pour la plupart des Français, reprendre l'Alsace aux Allemands concrétisait la revanche sur l’humiliation. Mais qu’en pensaient vraiment les Alsaciens ?



Bedel a de l'Alsace la vision colportée par Jean-Jacques Waltz, dit Hansi, né en 1873, élevé dans l'amour de la France par son père qui l'envoie étudier à Lyon.

Hansi, auteur de « Mon Village », dont les dessins se retrouvent encore aujourd'hui sur les tasses, plateaux ou torchons des boutiques pour touristes, a peint l'ambiance colorée du village idyllique alsacien. Le dimanche 3 octobre, Bedel descend passer la journée dans le village de Wildenstein, en haut de la vallée de la Thur.
« De belles prairies très vertes où paissent des vaches noires, un lac artificiel alimentant une usine, et c'est Wildenstein qui vous offre l'accueil de ses maisons blanches. Je crois entrer dans le " Village " de Hansi. Ce sont les mêmes toits élevés couverts de petites lames de bois arrondies, les mêmes façades blanches où s'ouvrent des fenêtres fleuries de géraniums et de fuchsias, les mêmes rideaux bien blancs derrière les vitres bien propres. »

" Les filles regardent curieusement le Français qui passe "

Bedel est sensible à l'hygiène, à la rigueur et à l'efficacité allemandes : « On sent dès l'entrée en Alsace la main administrative de l'Allemagne. Je remarque le bon entretien des bornes kilométriques et leur lisibilité. »
Cependant, Bedel éprouve rapidement l'impression d'être un étranger, bien que parlant l'allemand, il ne saisit pas un mot du « charabia incompréhensible », du « jargon » employé par les habitants : « Personne n'entend le français sauf le facteur et la cabaretière. »
La curiosité dont il est l'objet, d'abord flatteuse quand il s'agit des enfants qui découvrent ses décorations, devient gênante quand « les filles sur le pas de leur porte regardent curieusement le Français qui passe. »
Lucide, il comprend que les gosses qui le saluent imitent gauchement le salut militaire : « Ça a l'air d'une leçon apprise : il faut flatter le vainqueur ! » Et quand ; « au milieu d'une prairie une douzaine de gamins, entourant un très vieux bonhomme qui bat la mesure, ânonnent la Marseillaise ; » il prend conscience que l'amour de la France ne survit que chez les anciens. Et de conclure : « Non, vraiment, on ne se sent pas chez soi en Alsace. Il y a de la gêne dans nos rapports avec ces gens-là. L'accueil manque absolument de rondeur, à défaut d'enthousiasme. Et cependant on me dit que la vallée de la Thur est très française de cœur. Qu'est-ce donc dans la vallée de la Fecht ! »
Pourtant, Bedel ne se départit jamais de la compassion. Son œil averti découvre sur le buffet d'une salle à manger une photo représentant un grand diable d'uhlan, le fils de la maison, enrôlé par l'Allemagne. « On est, bien entendu, sans nouvelles de lui depuis un an. Triste. »

Des villages subissent les tirs des deux côtés

De même, il note le 15 octobre : « La batterie de 95 de Schmargult tire sous la direction de Georges Spitzmuller, romancier-feuilletoniste-librettiste et… capitaine d'artillerie. Elle bombarde le joli village de Mühlbach, entre Munster et Metzeral. Ah ! Détruire ces objets qui sont le régal de notre gourmandise patriotique ! Pour Spitzmuller, Alsacien, quel drame intime ! »
Ceux des Alsaciens qui n'ont pas été enrôlés par les Allemands, parce que trop vieux, sont obligés de travailler pour les Français : « Je vois les habitants mâles du village travailler à la route qui suit la Fecht de Kolben. Des abris de bombardement jalonnent cette route. C'est curieux, ces non-combattants travaillant sous les obus… »
Certains villages, situés sur la ligne de front, subissent les tirs des deux côtés et, comme celui de Metzeral, sont totalement anéantis : « En me dissimulant de rocher en rocher, je parviens à proximité d'Altenhof, sorte de faubourg de Metzeral. Pas un bruit, pas une voix. Ce village tout brisé, tout brûlé est mort. Et pourtant qu'il devait être joli […] Alentour tout est séché par l'incendie, par le canon, par le piétinement de la troupe. Seul le beau torrent continue bruyamment son cours impétueux. »
Alamans, Vandales, Huns se sont tour à tour engouffrés dans la plaine d'Alsace. Guerre de trente ans, Traité de Munster, Traité de Francfort… montrent combien cette terre a été âprement disputée entre la France et l'Allemagne et combien ses habitants ne pouvaient qu'aspirer à la paix et à une certaine autonomie.