La Grande Guerre
d'un futur Goncourt (2)

Prix Goncourt 1927, Maurice Bedel a raconté
la guerre de 14-18 à laquelle il a participé
au jour le jour. 

21. Quand la neige s'invite à la guerre

En novembre 1915 en Alsace, Maurice Bedel et son régiment font face à des conditions météorologiques extrêmes. L'infanterie connaît un court répit.

Le 22 octobre 1915, Bedel notait dans son Journal : « On active fébrilement les travaux pour l'hiver. Le câble aérien de Retournemer au Hohneck est achevé. Le tunnel du Hohneck est percé. Les routes sont terminées. L'hiver peut venir. » Mais c'était sans compter sur la neige !

Les premiers flocons tombent fin octobre et en novembre, les routes sont coupées, les lignes téléphoniques brisées, les tranchées comblées et les canons enfouis sous la neige.
« La neige doucement obstinée barre les routes à mesure qu'on les ouvre. Et les travaux que nous élevions naguère contre l'ennemi, c'est contre elle aujourd'hui que nous les dressons. »

Un vieux sergent barbu a dû faire fondre sa barbe

Il en va ainsi des fils barbelés, ceux-ci, initialement utilisés par les fermiers des ranchs américains, sont apparus sur le front au printemps 1915 pour servir d'obstacles devant les tranchées ; désormais, ils retiennent la neige, que les hommes ont ôtée « péniblement à la pelle et à la pioche », sur les bas-côtés de la route afin d'ouvrir la voie au ravitaillement.
Sous la violence du vent, qui soulève et « rabat la neige en nuages de farine », le traîneau tiré par huit chevaux apporte des vivres. « Les chevaux roulent, se relèvent, retombent sous des tourbillons de poussière blanche, le traîneau culbute de trous en bosses. »
Au bout de huit jours, les hommes remplacent les bêtes : « La nourriture arrive tirée sur de petits traîneaux attelés de dix, douze hommes. » De même, il faut aller chercher les obus « au Collet, à mi-chemin entre Retournemer et le Hohneck. On ne peut en charger qu'une vingtaine par traîneau. » Parfois un des traîneaux se brise et les obus dévalent les pentes et se perdent dans deux mètres de neige.
Le froid, qui atteindra -15° le 28 novembre, multiplie les scènes tragi-comiques : « Un vieux sergent barbu a dû faire fondre devant le feu sa barbe qui ne formait plus qu'un bloc qu'on aurait pu casser au marteau. » Lors d'une longue et belle cérémonie, Bedel reçoit la croix de chevalier de la Légion d'honneur des mains du général de Berckheim et, dans l'accolade finale « les glaçons de leurs moustaches se heurtent. »

Bedel skie et fait de la luge

Mais le froid peut aussi avoir de terribles conséquences : « Dans le brouillard et dans la tempête, le Hohneck est infranchissable. Deux chasseurs y sont morts, ensevelis dans la neige, tués par le froid. »
Si la neige renforce l'impression d'emprisonnement : « La neige poussée par le vent a bloqué les portes de la baraque, montant sous ma fenêtre jusqu'à 1 m 50 », elle suspend provisoirement les dangers et permet même de nouvelles distractions. Bedel, ancien chasseur alpin, skie et fait de la luge, alors que les Poilus s'adonnent aux jeux de cartes. « Tuer le temps et ne pas se faire tuer, tel est le dernier mot de la vie courante dans les tranchées en 1915. »
Toutefois, le haut commandement, après l'échec de la deuxième offensive en Champagne décide de ménager l'infanterie et de faire donner davantage l'artillerie : « Par de savants et quotidiens arrosages, on laisse à penser à l'ennemi qu'une attaque d'infanterie se prépare. Il concentre des réserves et quand celles-ci sont massées le tir commence. »

Les ennemis terrifiés

Ainsi, le 30 novembre, le Bois Noir, que traversent des tranchées allemandes, est pilonné : « Par cette neige qui calfeutre les vallées sonores on dirait la pétarade d'un inoffensif feu d'artifice. Notre batterie envoie, pour son compte, cent cinquante obus allongés. Pour moi qui étais habitué à être aux premières loges de ces drames de la tranchée, le spectacle est nouveau de voir ces hommes qui, la pipe à la bouche, la farce aux lèvres, placent tranquillement leur obus et leur gargousse dans le canon, tirent posément leur coup à la minute sans rien savoir et sans rien voir du but qu'ils atteignent. On leur a donné des chiffres, on leur a commandé un obus à la minute et par pièce et ils accomplissent leur besogne, l'esprit ailleurs, l'âme indifférente. Et tout là-bas à cinq ou six kilomètres, derrière le Hohneck, leur geste déchaîne la panique, jette les ennemis terrifiés dans leurs mauvais trous de terre, coupe des bras, des jambes, tranche des carotides, ouvre des ventres… »

22. Décembre 1915, le temps de la mélancolie

La guerre s'enlise dans les tranchées boueuses en ce Noël 1915. Maurice Bedel a vécu l’année " la plus rude " de sa vie.


A lire les pages du Journal de Maurice Bedel consacrées au mois de décembre 1915, on constate que le moral de leur auteur suit les fluctuations météorologiques : il a, probablement comme la majorité des hommes, « les nerfs à vif ».

Ce mois avait pourtant bien commencé : le 1er décembre, Bedel apprend que Boulanger, que l'on croyait mort, est prisonnier à Trèves : « Et voici que j'ai quelque effort à faire pour évoquer l'image de Boulanger vivant. Depuis un mois, Boulanger dormait, pour moi, dans la craie lamentable d'un boyau, en Champagne. Je suivais les ravages du temps, de la pluie, des rats sur le pauvre visage de ce jeune mort. Il est vivant ! Il me faut le ressusciter. »
Bedel aimait la compagnie de ce saint-cyrien, violoniste et très féru de littérature. « Le lieutenant Boulanger connaît bien Kipling, Péguy, les Tharaud. Lit Les Cahiers de la quinzaine. »

" Tristes ripailles dans ces ruines puantes et inondées "

On imagine la joie des siens lorsqu'ils apprennent qu'il est vivant. Hélas, celle-ci sera de courte durée : le 31 décembre, Bedel reçoit « la triste nouvelle de la mort de Boulanger, succombant à ses blessures, là-bas à Trèves, isolé au milieu des ennemis… »
Le cas de Boulanger n'est pas unique. Nombre de soldats furent portés disparus, les corps pulvérisés ou ensevelis ; d'autres cadavres, trop déchiquetés, ne purent être identifiés ; mais des blessés, dans la confusion des combats, furent emmenés prisonniers. Après la guerre, en l'absence de corps, certaines mères, épouses ou fiancées refusèrent de croire à la mort de leurs disparus.
Bedel prend de plus en plus conscience de la fragilité de la vie humaine et de l'enlisement de la guerre : le 18 décembre, le général de Berckheim lui demande de l'accompagner à Metzeral où il va inspecter les batteries avancées. « Au moment où nous arrivons aux ruines de Steinabrück ; une marmite passe au-dessus de nous en jet de vapeur et vient percuter juste au petit pont où, deux minutes auparavant, le général, la main sur mon épaule, m'expliquait : " Comment voulez-vous, mon petit ami, que nous réussissions en 1916 une offensive qui a échoué en 1914 et en 1915, avec de bonnes troupes… " »
Devant les ruines d'une filature, un chasseur en sentinelle. « C'est un gosse dont le casque est troué et défoncé, la pèlerine boueuse. A l'instant même où il nous présente les armes une marmite frappe un des murs de la maison devant laquelle il est. Il ne sourcille même pas. »

Pas le cœur à réveillonner

Pourtant, vaille que vaille, les traditions se maintiennent : les artilleurs fêtent leur patronne, Sainte Barbe, dans l'ivresse. « C'est aussi la Saint-Nicolas et les petits Vosgiens sont dans le ravissement. Des compères, à la nuit tombante, sont venus les ébahir de leur barbe blanche et de leur hotte, véritable corne d'abondance, où dominent les soldats de carton et les canons de bois. »
25 décembre : Noël. « Toute la nuit et toute la journée, il a plu. Et je ne connais rien de plus mélancolique que la pluie tombant sur la neige. A minuit, les Allemands ont manifesté en tirant quelques salves de 105 et de 130 sur Metzeral où ils supposaient probablement que l'on faisait ripailles. Tristes ripailles dans ces ruines puantes et inondées ! Non, cette année, nous n'avions pas le cœur à réveillonner. Trop de misères à la longue tuent jusqu'aux traditions les plus chères. »
Le 31 décembre, Bedel fait le bilan de l'année : « Le front est au 31 décembre 1915 ce qu'il était au 31 décembre 1914. Pour moi cette année aura été la plus rude que j'aie vécue. […] Que de pierres noires ! Tant d'amis disparus à jamais, mon régiment anéanti. […] Et cependant le sourire de Christiane domine ce charnier »

23 - L'incroyable histoire des chiens de l'Alaska


Maurice Bedel évoque dans son journal les deux cents chiens d'Alaska voués, dans la neige vosgienne, au transport du ravitaillement ou des blessés.

De retour de permission à la mi-janvier, Bedel ne rejoint pas Schmargult mais la Schlucht où on lui confie désormais le service médical des batteries dispersées sur un front de 4 km entre la Schlucht et le Taneck.

Chaque matin, prenant ses skis, il va « soigner les valets de chiens du chenil du capitaine Moufflet. Il y a là deux cents chiens de l'Alaska et du Labrador que nous utilisons pour notre ravitaillement, pour le transport de mes blessés et… aussi pour le sport pur. Rien n'est agréable comme le traînage par chiens. C'est un art que de conduire un de ces teams rapides de huit à douze chiens, tirant au galop de course un long et souple traîneau canadien, c'est un art dans lequel, dès aujourd'hui, j'ai fait mes premiers pas. »

Chevaux et mulets n'étaient plus efficaces

La lecture de ces quelques lignes surprend : comment ces chiens se retrouvent-ils dans les Vosges ? Une production d'Arte et Radio Canada, diffusée en 2012, répond à la question.
L'hiver 14-15 avait été particulièrement rigoureux et les chevaux et mulets ne purent correctement ravitailler les hommes ni secourir les blessés. Le capitaine Louis Moufflet, né en 1869, militaire de carrière au 62e bataillon des Chasseurs alpins, avait posé un congé sans solde en 1911 pour aller exploiter une mine d'or en Alaska. En 1914, il reprit du service et, devant les désastres causés par la neige de l'hiver, il se dit que les traîneaux canadiens eussent été beaucoup plus efficaces. Le plus difficile était de réussir à convaincre l'état-major… Pourtant le ministre de la Guerre Millerand et le général Maud'huy, commandant la 7e armée, approuvèrent le projet. Ils confient donc au capitaine Moufflet et au lieutenant Haas une mission secrète : acheter 400 chiens et 40 traîneaux pour former les sections d'équipages canins d'Alaska (SECA).
Alors commence une stupéfiante aventure : Moufflet part pour le Québec à la recherche de chiens d'attelage et Haas va en Alaska chercher des chiens de tête ; il y retrouve Scott Allan, l'homme qui parle aux chiens comme d'autres à l'oreille des chevaux.
Ce dernier négocie auprès des Indiens l'achat de 102 chiens de tête, la confection de harnais et de traîneaux. Ils leur font traverser en train le Canada. A Montréal, ils retrouvent le capitaine Moufflet qui a réuni 336 chiens d'attelage. Mais du temps s'est écoulé et les glaces menacent le Saint-Laurent.

Le Président passe les chiens en revue

Pas un commandant ne veut prendre à son bord cette meute. Il ne reste plus qu'un bateau, le Pomenarian, que ces temps de guerre ont sauvé de la démolition. Son commandant accepte de mettre les chiens dans la cale, pour Allan, il n'en est pas question : ses chiens doivent rester sur le pont car, privés d'air vif, ils seraient malades. Il s'engage à leur faire garder le silence.
Malgré les tempêtes et alertes aux sous-marins, les chiens, répartis dans des caisses à claire-voie enchaînées sur le pont, arrivèrent le 5 décembre 1915 au Havre. Seuls 4 chiens périrent écrasés lors d'une tempête.
Une centaine de chasseurs alpins vont apprendre à connaître les chiens, les atteler, les diriger. Hommes et bêtes sont convoyés en train dans les Vosges, dont la moitié à la ferme du Tanet.
Le 23 janvier, le Président de la République les passe en revue. « Le brouillard est épais. […] Je me tiens devant un team avec le capitaine Moufflet. Un cinématographe est là, bien entendu. Nous avons les pieds gelés. […] Le Président passe devant nos braves toutous, devenus silencieux et sages, demande des tuyaux sur leur utilité au général de Villaret, et daigne nous adresser un sourire au capitaine Moufflet et à moi en nous saluant à la russe. »

24 - Calme au col de la Schlucht déluge de feu sur Verdun

Le 21 février, les Allemands ouvrent un feu roulant sur Verdun. A 150 km de là, Maurice Bedel sent la terre trembler.

Bedel, toujours responsable de la santé des artilleurs et des valets de chiens d'Alaska, fait la tournée des postes à ski. Au même moment, les Allemands préparent l'offensive sur Verdun.

Il fréquente le capitaine Moufflet, mais surtout le lieutenant Haas qui est de sa génération : le 9 février, il écrit :« Avec un traîneau à chiens que tantôt Haas, tantôt moi nous conduisons, nous avons fait cet après-midi un parcours d'une vingtaine de kilomètres […] voilà un sport à la fois élégant et brutal fort bien approprié à cette guerre des Vosges. »
Le 11 février, alors que les chutes de neige se multiplient, on lui donne quatre équipes de skieurs norvégiens pour la relève et le transport des blessés. « Ils sont là seize jeunes gens vigoureux, élégants et souples, tous hommes du monde, amis fervents de la France, dont la plupart parlent la langue. »

" Dans ma cabane, nous fumons, nous dissertons art moderne "

Très vite, dans la tourmente de neige, ils révèlent leurs qualités : « Ils vont chercher les hommes gelés, les enveloppent dans de chaudes couvertures, les étendent sur leurs brancards-skis et fonçant dans la bourrasque les transportent rapidement aux ambulances du Collet. Walther Halvorsen, Per Krohg et Johannessen, qui sont chefs d'équipe, me sont déjà des amis chers. Les deux premiers sont peintres et étudient à Paris […] Johannessen est aliéniste. »
Bedel renoue avec la mâle camaraderie des premiers temps de guerre : « Je cultive avec Krohg, avec Halvorsen, les griseries du ski, après quoi, les cheveux lourds de glaçons, les joues fouettées par le froid, les lèvres paralysées, nous rentrons dans ma cabane, nous fumons, nous dissertons art moderne et littérature ibsénienne. »
Après la guerre, ils se retrouveront. Bedel fera, sur leur demande, des conférences sur la peinture française, à Oslo. Et, de ce voyage, il rapportera les éléments de son premier roman, « Jérôme 60° latitude nord », qui lui obtiendra le Goncourt en 1927. Cette amitié perdurera puisqu'on peut voir, à la Genauray, un portrait de Bedel peint par Per Krohg.
Tandis que Bedel goûte aux joies du ski, à 150 km de là se joue un nouveau drame : les Allemands ouvrent un feu roulant sur Verdun le 21 février. Le lendemain, Bedel note dans son Journal : « Pendant toute la nuit et toute la matinée, nous avons entendu une très violente canonnade à notre gauche. »

La canonnade de Verdun

Le surlendemain : « La canonnade de notre gauche… c'est la canonnade de Verdun ! L'attaque allemande sur Verdun s'accomplit avec un déploiement d'artillerie inouï. A 150 kilomètres du champ de bataille, la terre tremble, l'air est lourd de bruit. Nous vivons dans l'angoisse des grandes heures, mais pas une minute la confiance ne nous abandonne. […] Mais quel acharnement !
De jour et de nuit depuis le 21, le canon gronde. Nous reculons pas à pas. Nous cédons les villages maison par maison. Il n'est pas possible que nous reculions ainsi jusqu'à Verdun. Quoi qu'on en dise je compte sur la zone des forts pour arrêter ce torrent de deux ou trois cent mille hommes. »

Des pertes " inouïes "

Le 27 février, Bedel écoute des dépêches de la Tour Eiffel : « L'attaque allemande semble enrayée, après des pertes " inouïes " (style du communiqué). Pour le moment on se bat sur un front très restreint entre Douaumont et la côte du Poivre, à 8 kilomètres de Verdun. »
Le 28, à 21 h, afin d'éviter le départ d'une division allemande sur Verdun, les batteries françaises se mettent en action. « C'est la batterie Salvert (Altenberg) qui ouvre le feu : ses 75 aboient avec rage et crachent sur Stosswihr. Nos 120, de Montabey, grondent à leur tour, puis nos 155 du Taneck. Le concert devient tumultueux. Peu à peu, toutes les pièces du secteur de Metzeral jusqu'au Linge se mettent à hurler, tonner, sonner. » Le vacarme s'amplifie et les flacons de révélateur pour développer ses photos dansent sur leur planche…
Le lendemain, il croit faussement que la bataille de Verdun s'achève alors qu'elle ne fait que commencer : « Au loin, là-bas, vers les champs de bataille tragiques de Verdun, le roulement s'est ralenti. Les Allemands sont mâtés. Verdun est sauvé. »

Chantal Verdon

25 - Mars 1916 au col de la Schlucht

" Alors qu'à Verdun, c’est l’Enfer au-delà de toute imagination, en Alsace, c’est le Paradis, un Paradis couvert de duvet d’ange ", raconte Bedel en mars 1916.

Toujours sensible à la beauté de la nature et aux joies sportives, Bedel goûte pleinement l'instant. Le 4 mars, dans le traîneau conduit par Haas et tiré par neuf chiens, tous ses sens sont à la fête : « La neige est bonne, elle crépite, elle porte admirablement et nous volons dans la descente de la vallée de la Moselotte. Les chiens sont au galop de course, nous traversons les villages à folle allure. »

Les deux compagnons retrouvent les chasseurs alpins qui « font cuire des pommes de terre dans des cendres rouges. Au-dessus de fagots allumés, le café fume ».
Quelques jours plus tard, au Collet, il dîne en compagnie des Norvégiens : « Au milieu de la table une vaste bassine contient le vin, chacun y vient de temps en temps plonger son verre et l'emplir. » L'heure est aux chants et à la musique…

De la musique avant toute chose

« Dès la viande, tout ce monde-là se met à fumer et à chanter. Ah ! les beaux chants du Nord, graves, religieux que Per Krohg accompagne sur son accordéon. Le whisky apparaît bientôt et cette apparition donne le signal de chants plus débraillés […] Mortensen, qui se battit contre les Anglais dans les rangs boërs, nous danse un pas zoulou, le pas du poignard. Le torse nu, éclairé de deux seules bougies posées à terre, pendant que tous l'accompagnent d'un refrain monotone… »
Le 17 mars, après le déjeuner, dans la fumée des cigares et des pipes, Loedlein joue au piano « Le Printemps de Grieg ». Ce piano a été extrait de la villa Hartmann par des officiers d'infanterie venus rejoindre la popote. « A nous Chopin, Mendelssohn et La Veuve Joyeuse ! »
Bedel, à travers des onomatopées, tente de rendre compte des sons lors d'un bombardement : « Ce tonnerre a chassé les mésanges et les pinsons qui m'égayaient depuis deux jours de leurs fraîches chansons. Mais j'ai le vrombissement des éclats qui font vrrrrffftt ! vrrrrffftt !…. Ploc ! Comme ces gros bousiers qui volent aux soirs d'été et qui viennent briser leur vol maladroit contre les grillages des jardins… »
Le brassage des populations permet de découvrir de nouveaux rythmes : « Le grand Barker fredonne une chanson nègre. »
Le danger n'est jamais totalement absent. Le 8 mars, Bedel entend dans son dos l'essoufflement d'une grosse marmite et l'explosion formidable d'un 150 en plein dans l'ex-popote du chalet Hartmann… « Toute la forêt autour de ma cabane semble avoir été secouée par la main d'un géant : les arbres, ce matin, lourds de neige, ont été débarrassés en un clin d'œil de leur manteau douillet […] Et je vais revivre dans le beau vacarme des obus et dans l'incertitude " excitante " (dans le sens anglais) du lendemain. »
Le 12, un nouveau marmitage donne lieu à un jeu de trompe-la-mort sur la route menant à la Schlucht. « D'abord, on attend que quatre ou cinq obus soient tombés afin d'établir la régularité de leurs arrivées. Si deux minutes s'écoulent entre deux éclatements, on en conclut qu'on a deux minutes pour franchir la zone dangereuse. »
Les tirs de batteries s'intensifient et deux servants sont « tués par l'éclatement prématuré d'un obus dans la pièce. La pièce a été elle-même complètement brisée. (Il a été tiré 15.000 obus aujourd'hui sur Stosswhir). »

La camarde joue des tours

Parfois, la mort frappe de la manière la plus absurde. Ainsi, le 16, alors qu'ils photographient un groupe de prisonniers allemands : « Autour d'eux, nous prenons des poses avantageuses. Trois appareils sont braqués sur le groupe… Quand, formidable, sans crier gare, une marmite de 150 arrive, percute sur le toit d'un bâtiment voisin et parmi la fumée, la poussière, les éclats qui sifflent, c'est un sauve-qui-peut instantané, une ruée vers la porte de la cave où Boches et Français se poussant, se bousculant, se piétinant, s'engouffrent en une seconde. Jamais je n'ai vu sous les obus un spectacle aussi comique. Un homme qui crânait dans le groupe, devant les objectifs, est resté, sidéré, au milieu de la place et nous le voyons se traîner vers nous à quatre pattes en claquant des dents… Hélas ! Tout n'est pas comique dans l'aventure : la marmite a tué un homme du 39e d'infanterie et en a blessé cinq, qui, par-dessus le toit du bâtiment frappé, nous regardaient faire de la photographie. […] J'ai gardé la fusée de l'obus mélodramatique. C'est la première que je prends la peine de ramasser : elle évoquera pour moi un tableau caractéristique de cette guerre. »
Alors qu'il reçoit des nouvelles du 170e, une fois de plus cruellement décimé à Douaumont, il converse avec un jeune prisonnier. « Je lui fais lire un article du Matin où l'on donne des chiffres sur les pertes allemandes devant Verdun. Il lit, hoche la tête et ses yeux s'emplissent de larmes. Son opinion est que ni les Français, ni les Allemands ne doivent songer à percer le Front. »

26 - Approvisionner les troupes sur les pentes vosgiennes

L'approvisionnement des troupes, sur des reliefs difficiles d’accès et sous le feu de l’ennemi, est une difficulté majeure, décrite par Maurice Bedel.


Au Tanet, les chiens de traîneau transportent les blessés ; au creux du lac de Schiessroth, les mulets vont jusqu'aux tranchées apporter vivre et munitions. Le 3 avril 1916, Bedel est nommé médecin du camp d'Omezon, dans la forêt, près du lac de Schiessroth.

Le rôle des mulets

« En raison du bombardement quotidien de l'endroit et de la proximité des tranchées de première ligne, on a constitué ici un petit poste de secours que j'occupe avec deux infirmiers et deux brancardiers-muletiers. […] Schiessroth c'est, blotti, dans un creux sauvage, un coin étrange de la ligne de feu, un coin où l'on fait du pain pour les tranchées de Metzeral, un coin où aboutit le câble du Hohneck, point de mire des canons ennemis… »
Au camp d'Omezon, « une boulangerie alpine avec ses six fours et ses cent vingt mulets fabrique chaque jour, en dépit des bombardements les plus violents, six mille rations de pain, c'est-à-dire quatre mille pains. »
La mention des mulets indique que ceux-ci étaient utilisés pour le ravitaillement. Des photos montrent des cuisines roulantes acheminées par des mulets sur des sentiers forestiers.

Le câble transbordeur

Les dessins de Bedel le prouvent également. Alors qu'il était encore à Schmargult, Bedel notait que « les vivres dans des sacs de toile et le vin dans des petits tonneaux sont montés de Gérardmer au Hohneck par le tram à vapeur et le tram électrique, lequel est bombardé chaque jour. Du Hohneck, le tout nous est apporté à dos de mulet, à la nuit tombante […], l'heure où les mulets, lourds des fardeaux les plus divers, s'acheminent qui vers Gaschney, qui vers Metzeral. Et les braves bêtes vont silencieusement, sous les projecteurs de l'ennemi, à pas prudents, en sabots de velours. »
Le tramway du Hohneck permit de hisser canons et nourriture jusqu'à son sommet ; mais il fut, lui aussi, copieusement bombardé. Il semblerait que le général de Pouydraguin eut l'idée du « câble » entre Retournemer et Mittlach en passant par le Hohneck… Ce dernier fut percé et une station électrique installée dans le tunnel.
La sortie de ce tunnel était munie d'une porte blindée qu'on ouvrait la nuit pour faire passer les bennes. Les travaux furent conduits pendant l'automne 1915. Bedel écrit le 18 décembre 1915 : « Au déclin du jour, quand nous franchissons le Hohneck, le général de Villaret, suivi d'un groupe brillant, descend d'une motrice pavoisée de drapeaux et vient inaugurer le câble aérien de Retournemer au Schiessrothweiher. »
Le câble transbordeur est la cible des Allemands qui tentent d'empêcher l'approvisionnement en armes et en nourriture. Ainsi le 4 avril : « Soixante-dix marmites attaquaient le câble et à la vingt-sixième ce dernier fut brisé… »

Les mulets, victimes de la folie des hommes

Le camp d'Omezon est, le 26 mai, copieusement bombardé : « Une concentration de tir sur la partie est du cantonnement vient rapidement à bout des baraques qui s'y trouvent : les hommes ont eu le temps de s'enfuir à la première marmite, mais leurs sacs, leurs vêtements, leurs armes sont pulvérisés. […] Des mulets qu'on n'a pu détacher à temps gisent dans des mares de sang, les intestins au vent, la langue pendante, l'œil vitreux ; d'autres qui sont blessés ont un regard morne vers le sang qui coule de leurs plaies, résignés, ils attendent le coup de revolver du vétérinaire. »

27- Bedel commente la presse en temps de guerre

Dans la relative tranquillité des forêts vosgiennes, Bedel lit avec avidité, mais non sans esprit critique, les articles des correspondants de guerre.


La crédulité de Maurice Bedel, affichée au début de la guerre, a rapidement fondu : il se défie désormais des communiqués et des articles de presse.

Le 27 mai 1916, il commente, non sans ironie, les articles de Marcel Hutin, dans L'Écho de Paris des 24 et 25 mai qui relatent la reprise du Fort de Douaumont sur les Allemands, puis sa perte le lendemain : « 24 mai - Dans un élan magnifique nos troupes ont repris le fort de Douaumont […] 25 mai – Furieuses attaques de deux divisions bavaroises sur les ruines du Fort de Douaumont - Il fallait s'attendre également à une réaction puissante des armées du Kronprinz pour chercher, coûte que coûte, à rentrer en possession de ce qui, selon leur expression, fut le fort Douaumont… L'ennemi en essuyant des pertes effroyables a réussi à rentrer en possession du fort en ruines[…] »

" L'appétit sanguinaire du public "

Bedel se livre alors à un commentaire de texte féroce : « Hier, nous avons pris le fort de Douaumont ; aujourd'hui nous avons perdu ce qui fut le fort de Douaumont. Quand c'est nous qui prenons le fort, nos pertes sont légères, on doute même qu'il y ait eu des blessés… Quand ce sont les Allemands qui le prennent, c'est en essuyant des " pertes effroyables ". Le journaliste a toujours flatté l'appétit sanguinaire du public. Depuis que l'ennemi subit des pertes " inouïes, colossales, insensées, formidables ", on s'étonne qu'il reste un soldat dans l'armée allemande. Après chacun de nos échecs il y a toujours un télégramme d'Amsterdam à l'Agence Central News " mandant que 39 trains chargés de blessés allemands venant de la région de Verdun ont traversé hier la ville de Luxembourg " ».

Entre censure et propagande

Déjà en avril, au retour d'une marche éprouvante dans l'horrible charnier de la cote 830 entre Mittlach et Metzeral, il notait le décalage entre l'effrayante réalité et les titres, tous optimistes, des journaux de l'avant-veille :
- Les Russes s'emparent de Trébizonde
- M. Wilson prend une attitude énergique
- Des troupes russes débarquent à Marseille
- Pas d'attaque sur Verdun
- Les Allemands meurent de faim. Cette information relevait du bourrage de crâne, du moins à cette date, car cela deviendra réalité en fin de conflit.
- Émeutes à Berlin… 1832 tués, 3.605 blessés. […]
- Notre confrère L'Homme enchaîné est suspendu pour huit jours
Clémenceau avait créé en 1913 L'Homme Libre. Ce journal, censuré dès le début de la guerre parce qu'il luttait contre la propagande, devint L'Homme enchaîné.
La censure interdisait aux journaux la publication de toute nouvelle de guerre qui n'aurait pas été communiquée ou visée par « le bureau de presse » du ministère. Lorsque Clémenceau devint Président du Conseil il ne supprima pas la censure mais il l'allégea jusqu'au 12 octobre 1919 où elle fut abolie.

" Moi, j'avale d'un trait un quart de gniole "

L'ironie de Bedel semble faire place à la révolte quand il relève « cette étrange aberration de la presse qui veut que nous allions avec joie, ivresse et impatience à l'assaut. »
Son journal témoigne de la conversation qu'il a eu, un soir d'avril 1916, avec ses compagnons de popote et qui montre combien la réalité est différente : « Moi, avoue le brave et héroïque capitaine C. des chasseurs. Moi, à chaque affaire je me saoule jusqu'à ce que la mort m'apparaisse comme une chose aimable et désirable. J'étais toujours ivre en allant à l'assaut.
- Moi, ajoute le brave et héroïque lieutenant N. des chasseurs. Moi, j'avale d'un trait un quart de gniole cinq minutes avant l'heure fixée pour l'attaque.
- Mais, tenez, au Linge, nous confie C., les hommes de mon bataillon reçurent un mélange d'éther et de rhum analogue à celui des Boches. J'en pris pour ma part une large rasade et… voilà pourquoi je fus cité à l'ordre de l'armée. »
Le 1er juin 1916, Bedel recueille les paroles d'un capitaine qui témoigne du moral des troupes. « Révolte contre le commandement, révolte contre les artilleurs qui lui tuent du monde, révolte contre les politiciens, révolte contre la boue, contre les croix de guerre, contre l'indifférence des civils, contre tout… »

28- L'attaque du Bois Noir


Bedel, en ce mois de juillet 1916, nous relate un fait d'armes, caractéristique dans son déroulement, de la guerre des tranchées des Hautes-Vosges.

Bedel s'aventure dans les ruines de Metzeral, visite les tranchées de l'Altmattkopf. Certes, une balle perdue claque de temps en temps, mais depuis des jours la situation est relativement calme.

Le 4 juillet, Bedel observe des faits avant-coureurs d'une attaque prochaine : « Des monceaux d'obus s'accumulent autour de la batterie de 155. » Les mulets apportent des torpilles dans un va-et-vient incessant.

L'artillerie prépare le terrain

« A 18 h 30, les quatre-vingts volontaires qui se sont présentés pour la besogne s'apprêtent à quitter la tranchée. Ils sont commandés par un très-brave, le lieutenant Régnier. » Deux précautions ont été prises : « Ils ont enlevé le numéro de leur régiment écussonné sur leur capote afin que l'ennemi ignore qui les attaque » et « au bras gauche, on leur a cousu un large brassard blanc afin que les observateurs d'artillerie puissent suivre leur progression. »(Trop de troupiers sont morts précédemment sous les tirs de leurs camarades !)

Bedel, derrière un créneau, observe l'assaut

L'artillerie française a bien anéanti les deux premières lignes de tranchées allemandes, mais à l'intérieur du bois, les ennemis avaient creusé des abris profonds, taillés dans la roche ou parfois maçonnés, d'où ils surgirent : « Les premiers qui sortirent furent tués à coups de grenades. » Les autres préférèrent mourir sur place plutôt qu'être faits prisonniers.

De lourdes pertes

Et Bedel de conclure : « L'opération, en résumé, nous coûte quarante hommes et deux officiers et… ne nous apprend rien. Était-il utile de la tenter ? Je ne crois pas. Alors, pourquoi, après deux ans d'expérience, s'obstiner dans ces erreurs ? Je vous le demande, ô Joffre, ô Castelnau ? »

29 - Août 1916, Maurice Bedel demande à servir au Maroc


Après une permission, Maurice Bedel revient le premier août 1916 dans les Vosges… et demande à servir au Maroc !

Le contexte

Les chasseurs ont été remplacés par un régiment de Méridionaux à l'esprit peu belliqueux et qui, en tout état de cause, n'ont plus l'armement suffisant pour attaquer. « Je trouve, en rentrant, mon secteur occupé par une brigade de réserve méridionale. Perpignan défend avec quatre mille hommes, le terrain que défendait, avant la Somme, la 47e division avec douze mille chasseurs. Les muletiers eux-mêmes sont désignés pour aller défendre telle et telle tranchée en cas d'attaque. Je ne vois plus un canon aux emplacements habituels. »

Bedel, a compris qu'ici la guerre de tranchées s'enlise : les hommes ne peuvent qu'attendre un pilonnage de l'armée adverse. Cette attente, cette inaction relative lui pèsent. Il désire un peu plus d'action. Il désire aussi se retrouver lui-même, la perte de ses compagnons d'armes, l'attitude outrageusement optimiste de l'arrière, l'horreur des scènes vécues l'incitent à changer d'univers.

" Il gît là, à mes pieds, sur le plancher ensanglanté de mon poste "

« Et puis on ne veut plus de moi sur le front, où je sers comme volontaire depuis mon retour d'août 1915. On trouve que " j'en ai assez fait ". Et mes camarades du 170e et ceux du 14e alpins, ils n'en ont pas assez fait, eux ? […]Alors, que faire ? Aller couler des jours sans histoire à Langres ou à Montauban tandis que les autres Français souffrent et meurent dans les tranchées nauséabondes ? Non, mille fois non !…. J'ai demandé à servir au Maroc. J'aime encore mieux, quelque étrange que ce soit, aller me battre contre mes anciens frères d'armes, contre mes compagnons bronzés des Hurlus et des Eparges, que me débattre au milieu des petits conflits de médecin à médecin, de pharmacien à officier gestionnaire, d'infirmière des Femmes de France à infirmière de la Société de secours. »

La situation au Maroc

Rappelons que le Maroc est alors en partie sous protectorat français ; en 1905, l'empereur Guillaume II avait essayé de maintenir les intérêts allemands en s'opposant à ce protectorat. Le traité de Fès, en 1912, détermine l'influence de 10 pays européens, dont la France, sur le Maroc. Le commissaire-résident général du protectorat français est Lyautey qui souhaite étendre l'influence française à travers le Moyen Atlas, et ce, malgré l'opposition des tribus berbères zayanes.
Dès 1914, Lyautey envoie en France deux régiments de marche de chasseurs, lesquels participent à la bataille de la Marne. Le retrait de troupes pour le front français, les attaques des Zaïans - soutenus par les puissances centrales - rendent difficile la pacification dans le Moyen Atlas.

Une fin du mois d'août agitée

Les bombardements font rage de l'autre côté de la Fecht : « Imaginez le kiosque à musique de Châtellerault recevant une centaine de locomotives à raison d'une toutes les deux minutes. Et nous ne répondons pas ! Avec quoi répondrions-nous ? Avec des canons ? Où sont-ils ? Avec des crapouillots ? Le 253e et le 215e ont bien trop peur de tirs de représailles. Alors on ne répond pas et on a l'air stupidement pleutre. C'est froissant. »
Bedel reprend alors sa triste besogne : « Parmi les blessés d'aujourd'hui, un homme du 253e a les deux yeux enlevés, un bras brisé et la mâchoire démolie. Éclats de torpille. Il gît là, à mes pieds, sur le plancher ensanglanté de mon poste. Il gémit avec son accent méridional si tragique en la circonstance : " Ah !….Ah !…. Hélasse !…. Monsieur le doqueteurre !…. Enlevez-moi cette bannnde de dessus mes yeux que je voie un peu clair !…. Enlevez-moi cette bannnde, monsieur le doqueteurre !…. " C'est infiniment triste… Il faudra bien cependant qu'il apprenne qu'il n'a plus d'yeux, cet enfant du Midi, cet ami du soleil… »

Une bonne nouvelle

Le 28 août, à 15 heures, Bedel apprend que « La Roumanie a déclaré la guerre à l'Autriche ».
« Ce bruit vient de se glisser comme un murmure dans les lignes. Un ravitailleur l'a rapporté de Gérardmer… Puis un agent de liaison de la brigade, essoufflé, ruisselant de sueur et de pluie, jette en passant devant mon poste… " La Roumanie marche !…. "
Alors, le bruit prend de la consistance. De ruisseau qu'il était, il devient torrent. […] Aussitôt une pancarte énorme est dressée au-dessus de la tranchée et annonce brutalement à l'ennemi cette nouvelle si grave pour lui. […] Alors, la joie est unanime, bruyante, délirante. »
Cette déclaration de guerre aura-t-elle l'effet escompté ? Septembre apportera-t-il une réponse positive à la demande de Bedel ?

30- En route vers le Maroc


En septembre 1916, Maurice Bedel quitte la tranchée pour rejoindre le Maroc et le 3 e Bataillon de tirailleurs, toujours comme médecin.

Le 2 septembre 1916, à Schluchtmatt, Bedel apprend qu'il a obtenu sa nomination pour servir au 3e Bataillon de tirailleurs Marocains, toujours en tant que médecin.

Les adieux à la vie de tranchée

« Moi, si las de vos pauvres cadavres aplatis, de vos créneaux et de vos sacs à terre, moi si découragé de ce long, de cet interminable piétinement devant un réseau immuable de fils barbelés, me voilà donc le cœur serré de vous quitter. » Dans une longue anaphore Bedel salue l' « enfer » de la tranchée, où il a laissé une part de son humanité :
« Enfer, tu m'as élevé au-dessus des misères.
Hélas ! Tu m'as élevé également au-dessus de la pitié.
Et cela, Enfer, je ne te le pardonnerai jamais. Je sors de tes flammes amoindri de toute la sensibilité que j'y ai perdue.
Puisse le ciel serein, sous lequel je pars me recueillir avant de rentrer de nouveau auprès de ma compagne blonde et de ma fille aux yeux bleus, me rendre un peu de cette candeur de vivre et de cette ivresse de sentir sur quoi s'étayait ma RAISON D'ÊTRE. »

Un vieux palmier poussiéreux s'élève comme une protestation

« Le départ de Schiessroth, la traversée de Paris, les adieux de la Genauraie, l'embarquement à Bordeaux, tout cela file et défile dans ma mémoire avec la rapidité et les sauts brusques d'un film. »
Sur le « Martinique », il s'est retrouvé un peu lui-même. « Quatre jours de mer, cela calme les nerfs et berce l'imagination. Belle traversée sans sous-marins ni mines flottantes » Il arrive à Casablanca le 14.
L'impression première ne semble guère en faveur des occidentaux : « Tout est gâté par une énorme grue qui travaille à la jetée du port futur. […] Casablanca, c'est la future Alger de l'Atlantique avec cette différence que le quartier neuf se construit en dehors de la ville arabe et sans contact avec elle. Casablanca a déjà ses grands cafés illuminés, ses Tziganes, ses cinématographes, ses Nouvelles Galeries, sa haute et basse galanterie, ses hôtels modernes. Dans un terrain vague, un vieux palmier poussiéreux s'élève comme une protestation contre l'envahissement de la laideur au pays de la Beauté intacte »
Le lendemain, il rejoint Rabat, après huit heures de voyage en train Decauville. « Huit heures de bleds, de palmiers nains et d'asphodèles, de poussière rouge, de longues caravanes de chameaux, de troupeaux de moutons bruns et de chèvres noires, de troupes de bourricots que chevauchent majestueusement des burnous blancs. »

Rabat

« Quel miracle de blancheur ! C'est le Versailles du Maroc, la ville des grands seigneurs et des belles demeures. Je loge dans l'ancien palais du Ghâzi, ma chambre donne sur un adorable patio de mosaïques, royaume étroit de la fraîcheur où s'étale un énorme aloès, un aloès, enfin, qui ne soit pas en zinc. »
Direction Meknès.
« Pour aller vite au Maroc il faut voyager en draisine. La draisine est une automobile sur rails qui dévore le bled. On tient quatre sur deux banquettes. On n'arrive pas toujours au but, les déraillements étant fréquents aux endroits les moins indiqués, virage sur un ravin, passage d'un oued. L'instrument va vite, c'est l'essentiel, à travers ce désert de feu qui sépare Rabat de Meknès. Partis de Rabat à 7 h, nous sommes à Meknès à 4 h du soir. »

Meknès

« Ville d'argile, ville rose qui meurt, qui s'évanouit en poussière. »
Il y assiste à une entrée solennelle du sultan Moulay-Youssef : « Il y avait devant la magnifique grand'porte de Meknès une admirable lumière noyant dans ses flots d'or la foule blanche des curieux, […] il y avait, juchées sur les terrasses des maisons d'argile, la foule également blanche des femmes aux you-you gutturaux et assourdissants. »

Rencontre avec le sultan Moulay-Youssef

« En grande tenue, gantés de frais, nous arrivâmes, une cinquantaine d'officiers, devant une petite porte de terre battue, envahie par les herbes et par une théorie de nobles vieillards vêtus de blanc, assis tout alentour, et devisant à voix basse. Leurs voiles très fins et très blancs ne faisaient que ressortir davantage la lèpre des murs et le délabrement des armements. Nous suivîmes des couloirs entre deux haies d'esclaves aux bonnets rouges pointus et nous débouchâmes sur une étroite terrasse de mosaïque, dominant un vaste jardin abandonné de figuiers, d'orangers et de bassins sans eau […] Moulay-Youssef – c'est l'interprète qui nous le dit - se dit honoré de nous recevoir. Il ajoute que la joie inonderait son cœur si son palais était en meilleur état. Il insiste sur le délabrement où il a trouvé sa bonne ville de Meknès et demande au gouvernement de la République de remettre un peu de plâtre ici et là dans ses murs fissurés […] Cette réception m'a rempli de tristesse : j'avais assisté à la fin d'un empire. […] En somme, ce palais en ruines est bien le décor désirable pour cette sinistre réception des vainqueurs par le vaincu. »
Il rejoint son bataillon, le 26 septembre, à Aîn-Leuh, après 85 km à cheval, sous l'assaut du soleil et des mouches.

31 - Bedel confronté à la soif et aux coutumes marocaines

Affecté au Maroc, Maurice Bedel est confronté en ce mois d'octobre 1916 aux affres du désert et apprend à connaître la culture locale.

Le Maroc offre à Bedel des paysages nouveaux, des situations inédites. En homme aguerri, il surmonte les difficultés et se laisse guider par son sens développé de l'observation et son respect d'autrui.

La soif… Quel drame !

Le 1er octobre 1916, une colonne part pour reconnaître la région de l'Aguelman Sidi-Ali : onze heures de marche épuisante ! « La soif… Quel drame ! Quelle révolte de tout l'être. Avoir soif, c'est renoncer à vivre. Notre soif a commencé dès la sortie de la forêt de cèdres d'Aïn-Leuh que nous avons traversée dans un nuage de poussière rouge. […] Pendant cette traversée, je suis médecin de l'arrière-garde, c'est dire dans quel nuage j'avance. Mon cheval gris et moi-même sommes bien vite changés en figures de pain d'épices. »

" A partir de midi, les tirailleurs de la flanc-garde tombent comme des mouches "

En deux heures, les réserves d'eau des bidons sont épuisées : il faut donc renoncer à boire jusqu'à ce soir. Afin de protéger la colonne de mulets portant vivres et munitions à travers la plaine, les tirailleurs algériens marchent à flanc de montagne dans un terrain très accidenté. Bedel les accompagne. « A partir de midi, les tirailleurs de la flanc-garde tombent comme des mouches et c'est à coups de cravache qu'il faut les relever. Un des capitaines brise sa grosse canne sur le dos de l'un d'eux. Tout homme abandonné derrière la colonne est pris, supplicié et tué par les Marocains : c'est l'excuse de notre brutalité envers ces malheureux assoiffés. »
La chaleur, vers midi devient intolérable. « Malgré le cheich blanc qui m'enveloppe la tête, j'ai les lèvres en sang et le nez et les joues brûlés à vif. »
Enfin, la vallée de l'oued Guigou se dessine à leurs pieds. « Alors c'est comme une résurrection des courages : de l'eau ! de l'eau ! C'est à deux heures encore d'ici mais on voit les hommes hâter leur marche, les yeux, des yeux d'hallucinés, fixés sur ce petit serpent d'argent qui s'allonge tout là-bas. »

Une tornade sur le camp

Le 10 octobre, un orage menace. « Soudain, une petite colonne de poussière s'élève près de l'entrée du poste, elle s'amplifie, se grossit, et gonfle en se déplaçant vers la droite atteint l'emplacement de la 10e compagnie des Marocains. Tentes, burnous, papiers sont absorbés, arrachés et montent dans un fol tourbillon à 50 m en l'air. » Rire général. « Mais la tornade en sa valse infernale descend lentement sur nos tentes. Je ris moins. La tornade pille, arrache, broie, déchire les guitounes sénégalaises mes voisines. Un brusque écart la dirige vers moi. Mes hommes, moi-même, nous nous cramponnons aux cordes de ma tente […] A 20 m de mon gourbi, la colonne tourne et se dirige vers le marabout du colonel Colombat. Je recommence à rire. »

Us et coutumes

Bedel, quand vient l'heure du repas, se plie aux nombreuses ablutions, aux longues séances de thé et, comme un ethnologue, note tous les gestes accomplis et les ustensiles utilisés : « Le meskîn vient, avant toute chose, laver la main droite de chaque convive : il pose devant chacun de nous, et l'un après l'autre, un bassin de cuivre - le tâss - destiné à recevoir l'eau que la boukarah (aiguière) déverse sur notre main. […] Cette cérémonie terminée, le repas commence. […]
Le premier plat est délicieux : ce sont les boulfef, brochettes de foie et de poumon de mouton grillées. Chaque aiguillette (qui est une tige de bois pointue) porte cinq ou six petits morceaux de foie ou de mou enveloppés dans de la graisse. Un jeune voisin, pendant que nous mangeons, s'occupe de la confection du thé : j'aime la grâce de chacun de ses mouvements. Avec la metarka - marteau spécial - il taille dans un pain de sucre de larges morceaux que l'on ne croirait jamais voir entrer dans la petite théière d'étain, où ont déjà été introduites une poignée de thé et une poignée de menthe fraîche. […] Nous buvons du thé en humant bruyamment le liquide brûlant et en poussant un " hhha ! " de satisfaction après chaque gorgée. Cela est convenable et même poli. »

32 - Maurice Bedel découvre une autre guerre

Au Maroc, il s'agit de poursuivre la « pacification » contre les « dissidents » marocains, - que d'aucuns pourraient appeler « résistants » -, qui ne veulent pas du protectorat français.

Privation du bétail

Afin d'obliger les tribus berbères à rendre les armes les officiers tentent de les isoler : « Chaque caravane doit indiquer au poste sa provenance et sa destination. Ce matin, Schwartz a saisi une centaine de moutons qui passaient par là, venant de chez les Aït Youssi dissidents. C'est ainsi que s'opère le blocus des dissidents qui, ne pouvant plus vendre dans les villes leurs troupeaux et leurs récoltes, finissent par se soumettre. »

Une guérilla

Attaques subites, escarmouches exigent, de part et d'autre, d'être sans cesse sur le qui-vive, mais alors qu'en France le pilonnage de l'artillerie réduit le poilu à devenir de la chair à canon, au Maroc « nous voyons l'ennemi… En France, on ne le voyait que pendant les combats. Ici, on le voit, on le voit fort bien. Je prends ma jumelle : à cinq mille mètres, trois fines silhouettes de cavaliers se découpent sur le ciel bleu, vers l'ouest […] Ce sont les hassas (sentinelles) des Aït Abdi qui, chassés de l'Ari Haian par le froid, viennent faire paître leurs troupeaux tout près de Timhadit. Il y aurait une belle razzia à faire […] cinq mille moutons paissent là. Mais nous attendons pour demain un gros convoi qui vient nous ravitailler de Meknès. Nous n'exciterons pas l'ennemi. »

L'attaque du poste de Tarzout

Les postes avancés risquent des attaques venues des cavaliers berbères. Bedel recueille le témoignage d'un combattant de juin 1916 au poste de Tarzout nouvellement installé sur lequel déferla une harka forte de 4.000 hommes : « Dès le premier jour sur cent vingt hommes, trente-cinq étaient hors de combat, les mitrailleuses s'enrayaient, un des deux canons de 90 culbutait et dévalait la pente de la colline. Cela se passait le 16 juin. Dans la nuit du 16 au 17, le capitaine de Saint-Martin, commandant alors le poste, organisa la défensive avec murs de pierres et sacs d'orge et - démuni de T.S.F. et de projecteurs - put faire savoir à Almis sa situation désespérée.

" Malgré les you-you des femmes, le mordant des Marocains s'affaiblit "

Almis prévint Aïn-Leuh et la colonne commandée par Poeymirau se mit en marche, le 17 au petit jour. Pendant ce temps, la petite garnison tenait bon. Les mitrailleuses avaient été réparées. Le canon avait pu être remis en batterie. On tira à mélinite sur les retranchements de l'ennemi, organisés à 800 m. Malgré les you-you des femmes, le mordant des Marocains s'affaiblit. Le canon les démoralisait en détruisant leurs organisations et en leur tuant beaucoup de monde. Cependant, dans la nuit du 17 au 18, ils parvinrent jusqu'au réseau de fils de fer, qu'ils coupèrent par endroits avec de gros ciseaux à tondre les moutons. Les Sénégalais du poste se défendirent alors à coups de rochers, lançant d'énormes blocs sur les assaillants. La garnison diminuait, s'épuisait. Pas de médecin, les blessés mouraient faute de soins. Pas d'eau, on mourait de soif. Enfin le 18, la voix du canon de la colonne se fit entendre. Par une marche forcée de 70 kilomètres, Poeymirau arrivait à temps pour sauver Tarzout du plus horrible des destins. »

La nécessité de protéger les convois

Le but de Lyautey, malgré le retrait d'une partie des troupes pour le front français, consistait à étendre l'influence française à travers le Moyen Atlas. Il réorganisa ses forces disponibles en créant des groupes mobiles qui protégeaient les postes avancés et les convois : Timhadit le 9 novembre. « La longue file des araba chargées de vin, de farine, de fils barbelés, d'obus, de cartouches, voire d'argent en billets et douros (araba du payeur), est arrivée cet après-midi, flanquée d'un escadron de spahis commandé par le capitaine Denis. »
L'armée française s'appuie sur les « partisans » du protectorat. « Les espions à la solde de Mimoun (et par conséquent de la France) pensent que les Aït Abdi profiteront de la faible escorte du convoi arrivé aujourd'hui d'Ito pour l'attaquer demain au retour. » Le lendemain, le convoi repart : « A cause des bruits alarmants qui circulent, l'escadron Denis avait été renforcé ce matin par les moghaznis du poste et par deux cents partisans recueillis chez les Aït Arfa. Un vif clair de lune inondait le bled de ses clartés laiteuses quand nous partîmes à 3 h ce matin. Les partisans filèrent devant nous, en avant-garde. Les spahis et les moghaznis couvrant nos flancs et nos derrières. »
Au fur et à mesure de la progression française les travaux d'infrastructure se font, comme Bedel le relate le 30 novembre : « En hâte, avant le gros de l'hiver, on achève la piste qui reliera Aïn Leuh à Lias. À mi-chemin entre le camp et ce poste, un ou deux cents travailleurs campent au sommet d'une colline : c'est le camp Dollet, du nom du capitaine de la Légion qui dirige les travaux. »
Le dépaysement apportera-t-il l'apaisement que Bedel recherche pour atténuer le traumatisme des mois de guerre en France ?