Dans les corons du Sancerre

Un samedi soir au camping,
avec des vendangeurs.

Au Flower camping de Saint-Satur, logent les vendangeurs. On y croise des Espagnols, des Bulgares, des Hongrois, des gens du voyage, et des vacanciers. Un village dans le village, une Tour de Babel, ou une auberge espagnole ? Des corons, version 2016.

Samedi soir à 19 heures à l'entrée du camping de Saint-Satur, il y a un peu plus d’agitation que d’habitude. Un bus immatriculé en Bulgarie est garé sur le bas-côté, un chien monte la garde, nonchalamment.

Il n'y a pas grand monde qui travaille le lendemain, et il flotte comme une ambiance de fête. Des hommes passent, avec un pack de bières sous le bras. D'autres, une canette ouverte à la main, toujours en saluant la patronne. En bulgare.

La patronne, c'est Ericka Frétard, gérante du camping, et accessoirement, « capitaine » du port. Le sourire pendu aux lèvres, malgré la fatigue, elle materne les quelque deux cents saisonniers installés dans des tentes, des bungalows, ou des caravanes.

« Les vendanges tardives, c'était pas prévu », se désole-t-elle. Ses deux saisonniers habituels étant arrivés au terme de leur contrat fin septembre, elle termine la saison un peu sur les rotules, obligée de mettre la main à la pâte pour nettoyer les sanitaires, en plus de tout le reste.

À l'entrée du camping, elle m’accueille derrière son comptoir. En face, un frigo avec vin, jus d’orange et bières, juste à côté d’un rayon collé contre le mur : sur les étagères, quelques denrées de base. Au-dessus, inscrit en lettres capitales rouges, sur une pancarte noire : ÉPICERIE.

« Les vingt mobile-homes sont loués, avec 80 Bulgares et 12 Espagnols, détaille-t-elle, en sortant un plan du camping. Il y a cinq grandes toiles de tente toutes équipées occupées par 30 Espagnols. Et dans la partie camping, une quinzaine d'emplacements accueillent les gens du voyage. »

"Je sais que je peux leur faire confiance"
Ericka Frétard, la gérante du camping, et son chien Luigi

Luigi, l'imposant Golden Retriever, se met à aboyer, malgré ses allures d’ours en peluche. Une voiture s’arrête devant la barrière. « Bonjour, je peux avoir le code ? – Vous venez voir qui ? – Mon cousin. – Vous savez dans quelle rangée il habite ? –Non. – Vous tournez à droite, et c’est tout au bout. »

Ericka connaît tout le monde. Ils sont une soixantaine de gens du voyage, deux grandes familles. « Ce sont les mêmes depuis trois ans, je sais que je peux leur faire confiance et ils connaissent les règles. La première année, il y a eu une bagarre générale. Je suis rentrée dans le tas, et j'ai hurlé. Avec ma taille, j’arrive à m’imposer, je n’ai pas peur. Et depuis, ça se passe très bien. »

Dix autres emplacements sont occupés par des gens du Nord, de Picardie, ou de Normandie. Et des touristes continuent à arriver, le plus souvent pour une nuit.


Le camping vit à l'heure des vendanges. Ericka connaît la trame par cœur. À 6 h 30, tout le monde ou presque est debout. Les plus vieux klaxonnent, pour faire sortir les plus jeunes du lit. Cinquante Bulgares partent en car, les autres en voiture. Les Espagnols ont des minibus, mis à disposition par les vignerons. Les gens du voyage ont leur voiture personnelle, et certains partent même à pied. Direction le parking du supermarché, point de ralliement général.

« À 7 h 30 je suis tranquille, le camping est vide, plaisante la gérante. Même si certains reviennent par fois manger à midi. »

Seuls les Bulgares sont des travailleurs détachés. « La Fenix Team, l'ancienne agence Multipro », précise Ericka. La boîte d'intérim franco-bulgare s’occupe de tout. La machine est rodée depuis déjà un moment.

« Quelqu'un de l’agence vient les premiers jours pour voir si l’installation se passe bien, et aider à la traduction. Deux ou trois parlent un peu français, mais c’est pas évident. »


Un Bulgare vient s'asseoir à côté de nous, une bière à la main. Il commence à nous parler, vraisemblablement en bulgare , mais personne ne comprend. Finalement, il se tait, mais reste, attentif, un peu éméché. « Lui , c’est un sketch, rigole Ericka. Il vient tout le temps me parler, mais il sait que je comprends rien. » D’autres arrivent, voulant acheter des jetons pour la machine à laver.

Les Bulgares viennent depuis 2012, et représentent une manne indispensable pour le camping. « Les saisonniers ont un forfait spécial, car on sait que ça ne gagne pas des cents et des mille dans les vignes. »

«Ça ne gagne pas des cents et des mille dans les vignes »

Des difficultés avec certains vignerons, il y en a eu dans le passé. « Certains les entassaient dans des dortoirs, sans aucune intimité, et il y a déjà eu des problèmes en fin de contrat pour se faire payer. Moi, j'ai reçu une visite de l’inspection du travail l’année dernière, et on a été félicité. Maintenant, dès que j’entends parler d’un problème, je leur donne les coordonnées de l’inspectrice du travail. »

Les soirs, en semaine, chacun mange chez soi. Les odeurs de barbecue envahissent le camping, mais à 22 heures, la barrière se ferme, et tout le monde va se coucher. Certains vont en bord de Loire, même s'ils peuvent consommer de l’alcool intra-muros. « Jusqu’à un certain point. Si ça tourne en beuverie, ils vont dehors ! »

Mildent, Bulgare, est ingénieur dans son pays. Et cuisinier à l'occasion.

Samedi soir, donc. La nuit s'est installée. Tout paraît calme. Direction le quartier des Bulgares, les mobile-homes. De la musique traditionnelle commence à résonner. Sur la terrasse d’un bungalow, trois Bulgares sont assis. Sur la table, bières et tabac. Ils ne parlent ni français, ni anglais. Russe, certainement. L’un d’entre eux me fait signe le suivre, et m’ emmène vers un autre bungalow. Celui de Dantcho et sa femme. Il baragouine trois ou quatre mots de français, le dialogue n’est pas évident.

Lui et quelques-uns viennent de Karnobat, me raconte-t-il, une petite ville de 20.000 habitants proche de la frontière turque. Un coin de la Bulgarie connu pour… ses vignobles.

D'ailleurs, en Bulgarie, il est aussi ouvrier agricole, dans les vignes, mais pas pour le même salaire. Ils viennent tout juste de finir de manger, en dessert, yaourt, évidemment. Chez les voisins d’en face, c’est la fête. Musique traditionnelle serbe à fond. Tout le monde se connaît. Pas de photo, car il ne veut pas de problème, me fait-il comprendre. Le froid commence à traverser les vêtements.

« On a du se réinventer »
Estela et Cristian, Argentins vivant à Grenade.

Une enclave espagnole dans le quartier bulgare

Qu'à cela ne tienne. Direction le quartier espagnol. En fait, plutôt une enclave dans le quartier bulgare, sorte de Gibraltar. Seuls deux bungalows ne sont pas occupés par les travailleurs de l’est. Il faut dire qu’ils s’y sont pris tôt.

Estela m'accueille avec son mari à bras ouverts. D’ailleurs, ils ne sont pas vraiment Espagnols, mais Argentins. De San Miguel de Tucumán, dans le nord, mais installés depuis plusieurs années à Grenade, en Andalousie.

Ils sont six à l'intérieur, un peu à l’étroit, mais au chaud. Et tout équipé. « J’étais déjà venu l’année dernière, au domaine Alphonse Mellot, ça s’était bien passé, donc on est revenus cette année à six. On a fait un convoi de deux voitures depuis Grenade », me raconte-t-elle.

Les Espagnols, à la différence des Bulgares, se débrouillent tout seuls, sans boîte d'intérim. Ils sont embauchés directement par les vignerons, et ne sont donc pas détachés. Tous sont de Grenade, et se connaissent. Les plus jeunes sont les fils de ses copines, ou des amis des amis. « Los mejores », plaisante David, la quarantaine, dans un éclat de rire général.

Pablo, Cristian, Juan-Luis, Manuel, Jose Maria et David ont fait la route depuis Grenade.

Estela avait une boutique de chaussures en plein centre de Grenade, mais la crise est passée par là. « On a dû se réinventer pour gagner notre vie », explique-t-elle dans un français quasi-parfait, appris à l'Alliance française.

Son mari Cristian sort parfois pêcher le soir, sur les bords de Loire. « Pesca deportiva », précise-t-il, en exhibant une photo d'un énorme poisson sur son smartphone. No kill.

Estela avoue sa préférence pour les gros domaines, « plus sérieux. On voit la différence avec certains autres. Ici, on est bien traités, et payés ».

Les plus jeunes, tout juste la vingtaine, sont un peu désabusés, mais lucides. Pablo a 22 ans. En Espagne, pour lui, l'horizon est bouché. « Dans la région de Grenade, il y a 30 % de chômage, à Cadix, 32 %. Et en Espagne, les chefs nous exploitent totalement, on est mal payés, et c’est très dur. J’ai déjà passé deux mois sans avoir de salaire. Ici, au moins, on nous traite comme des êtres humains. »

En cinq ans, David n'a travaillé que huit mois. « Il y a du boulot trois mois dans l’année en Andalousie, pour le ramassage des olives. Après plus rien. Il n’y a pas d’industrie dans le sud, l’Espagne est vraiment coupée en deux. »

« Il y a du boulot trois mois dans l'année en Andalousie, pour le ramassage des olives. Après plus rien. Il n’y a pas d’industrie dans le sud, l’Espagne est vraiment coupée en deux »

« Nous, on rentre à Grenade dès que c'est terminé, poursuit Estela. On a un petit commerce en ligne, les vendanges c’est un bonus. Mais les garçons, eux, ils veulent rester, et chercher du travail en France, dans n’importe quoi. »

La veille, un Espagnol de Cadix, Francisco, a fait une crise cardiaque. Il a dû rentrer précipitamment à Barcelone pour se faire soigner. « Tout le monde était inquiet, on est comme une famille, tous très solidaires », enchaîne Estela.

Il devait prendre un train direction Bourges, et attendre quatre heures dans la nuit un bus pour Barcelone. Finalement, c'est Ericka, la gérante, qui l’a emmené avec sa voiture, à minuit. « Je n’allais pas le laisser attendre dans le froid alors qu'il vient d’avoir une crise cardiaque. » Matrone.

« Peu importe, on est payé au smic »
François et Yannick, 55 ans.

Direction les sanitaires, lieu de vie de tout camping qui se respecte. Plusieurs personnes font la vaisselle, et sur une table, François et Yannick , 55 ans. Canettes de bière, rouleuse à tabac, et lampes frontales.

« Vous parlez français ? Ben oui, on est Français ». Logique. Moniteur de ski à La Plagne en Savoie, c'est la première année qu’ils se lancent dans les vendanges, « pour un complément de salaire ».

Ils arrivent tout droit du Bordelais. « Avant j'étais artisan, je faisais de la peinture sur corde, mais j’en ai eu marre, j’ai tout arrêté. J’ai passé le permis poids lourd, mais je ne trouve pas de travail », avoue Yannick.

Eux font partie d'un groupe d’une trentaine de personnes, tous Français, à part un Chilien. Ils sont embauchés par une certaine Madame Claire, prestataire, et vont de vignes en vignes avec l’équipe. « Peu importe, on est payé au smic », lâche Yannick, laconique à souhait.

Ils se sont fait embaucher le plus simplement du monde, en répondant à une annonce Pôle Emploi. Dans l'équipe, une dizaine font du camping sauvage, en camion. Demain c’est repos. « On a prévu de se faire un petit resto en bord de Loire. » Si tout va bien, ils sont là pour trois semaines.

Il fait définitivement nuit. Et froid. En passant près des bungalows, je revois les deux premiers Bulgares, toujours en train de boire l'apéro, mais cette fois, celui d’après manger. Un bout de viande grillée traîne sur la table. Une photo ? « No problème. Un whisky ? »

Bourbon aromatisé, bol de cacahuètes et saucisson bulgare que Milen, 44 ans, tranche juste pour moi. Ils viennent de Lovetch. Todor aussi. Il a 63 ans.

Sur la terrasse d'un mobile-homme, avec Milen, Todor, et Veseline.

« En Bulgarie, ma femme est chef d'un salon de coiffure, et moi, je suis ingénieur dans les ponts. C’est difficile de travailler là-bas, c’est très mal payé, et il y a la mafia », raconte Milen dans un français plus qu’approximatif, en me montrant des photos de sa ville, sur une tablette, un brin nostalgique. Le WiFi est gratuit, mais lent.

Il y a deux semaines, ils étaient à Roanne, à ramasser des tomates dans une serre, par 55 °C. Vidéo sur smartphone à l’appui, que me montre Veseline, 23 ans, qui s’est joint à nous.

« J’étais en vacances sur la plage, en Grèce, quand la boîte d’intérim m’a appelé pour venir en France », essaye d’expliquer Milen.

Une partie de l'équipe des 35 vendangeurs andalous, venus d'Algodonales.

Dans le quartier espagnol

Dans le quartier espagnol, sous les tentes équipées, il y a tout un groupe qui vient de la province de Cadix. Plus précisément d'Algodonales, 5.000 habitants, à l’extrême sud de l’Espagne. Là où le chômage fait des ravages. Ils sont trente-cinq, et travaillent aussi au domaine Alphonse Mellot.

Ils ont formé leur équipe au village, et sont montés par leurs propres moyens, me raconte Geronimo, déjà croisé au détour d’une vigne. Ils se sont d’ailleurs noués d’amitié avec les Grenadins, qu’ils ont déjà invité à manger au retour. Et inversement. La solidarité andalouse.

« Il n'y a pas assez d'eau chaude pour tout le monde dans les douches, on est obligé de se laver à l’eau froide », crie Pedro à qui veut l’entendre.

Ce soir, ils sont dehors, sous une toile devant la tente, assis sur des chaises de camping, en train de boire des bières. Et de bien se marrer, bruyamment, comme dans n'importe quel bar à tapas de Séville, Grenade, ou Cadix. Avec le fort accent andalou d’Antonio, ses histoires, et son rire. Demain, ils ne travaillent pas.


Reportage : Romain Beal