Des geôles d'Assad à l'exil en France

Les femmes syriennes témoignent

Elles s'appellent Wejdan, Fidaa et Douha. Elles sont syriennes et outre leur nationalité, elles partagent un autre point moins commun. Quand on additionne leurs années de détention, elles ont passé, à trois, treize ans dans les geôles de Bachar al-Assad, le dictateur syrien.

Elles n’ont pourtant pas l’air de criminelles, réunies à la mairie de Metz à l'invitation du Zonta Club et du Comité d'aide humanitaire au peuple syrien pour témoigner.

Wejdan Nassif et Douha Al-Ashour, respectivement écrivaine et journaliste, frôlent la quarantaine. Elles papotent, tranquillement, échangent quelques sourires et un petit rire sur une blague de leurs traductrices. Leur aînée Fidaa consulte ses notes d’un air grave, sourcils froncés comme une vieille dame autoritaire. Avant, elle était gynécologue. Aujourd’hui, elle baille, enlève ses lunettes avant d’ausculter d’un œil clinique la petite foule réunie ce soir pour les écouter.

La présidente du Zonta Club, Marie-Anne Radek, ouvre le bal en présentant ses invitées, puis rappelle sobrement quelques chiffres : 45 ans de dictature, 4 années de guerre, 250 000 personnes tuées, 8 millions de déplacés, 4 millions de réfugiés en exil. Les derniers bavards présents se sont tus.

"L'exil, c'est ne pas savoir si on est content de soi, de ses choix."

Derrière ses lunettes rondes, Douha entame la conférence. Son phrasé syrien retentit dans la salle. La journaliste lit en arabe des extraits de son témoignage, ceux de ses années passées en exil. Il faut attendre un temps que la traductrice prenne le relais.

Elle raconte l'histoire d'Anna, la fille d'une amie, arrêtée par le régime pour avoir manifesté. "C'était un bonheur, pouvez-vous l'imaginer ?" interpelle-t-elle la foule. Ce bonheur, c'est celui de savoir la jeune femme vivante. Tous n'ont pas eu la même "chance", raconte la journaliste. Lors d’une manifestation, un opposant au régime a offert une rose à un soldat, calquant son geste sur l’iconique photo d’une militante pacifiste contre la guerre au Vietnam. Il a été abattu. Des étudiants en architecture ont, eux, été exécutés sur le toit de leur université pour avoir contesté le régime.

Les frères et sœurs de Douha ont aussi partagé quarante ans de prison, et ceux qui ne sont pas derrière les barreaux ont interdiction de quitter le pays ou de travailler. Leur principale faute ? Être communiste et manifester trop souvent.

Face à un pouvoir chaque année plus sanguinaire, Douha a pris la tangente vers l’Europe, espérant de meilleurs lendemains. “Ce fut un déchirement d’être chassée”, un exil semé de danger et de culpabilité, “celle d’avoir abandonné mes amis”, regrette-elle. La journaliste a longtemps hésité à s’exprimer sur la Syrie. “En ai-je le droit ? Suis-je légitime ? ” Il lui faudra un temps avant d’en trouver les réponses.

"La perte du pays est la mère des pertes. Quand tu prends le chemin de l'intégration, tu as l’impression de trahir ton pays, ta famille."

Douha passe alors un an dans un centre pour réfugiés à Paris. “Il m’a été douloureux de constater que les Syriens sont les réfugiés qui ont le plus peur.” Cette crainte, c’est celle de s’exprimer sur la piètre qualité de la nourriture servie aux exilés, la longueur des démarches administratives. Et toujours, lancinante, cette mémoire qui fait souffrir. “L'exil, c'est ne pas savoir si on est content de soi, de ses choix”, se lamente-t-elle. “La perte du pays est la mère des pertes. Quand tu prends le chemin de l’intégration, tu as l’impression de trahir ton pays, ta famille.

De la famille, il lui en reste encore. S’il est dur de communiquer avec celle restée en Syrie, Douha continue d’échanger des messages et des dessins à ses neveux dispersés en Allemagne et en Angleterre.

Les interrogations fusent encore, obsédantes : “qu'attendent les Français de nous ? Est-ce qu'un individu peut se contenter d'un seul pays ?" Certains des expatriés qu’elle fréquente n’arrivent pas à oublier la guerre civile qui fait rage en Syrie, et ne veulent ou ne peuvent alors s’intégrer. “L’exil est-il un passage ou un lieu où on s’installe ?” La question reste en suspens. Douha semble avoir choisi de témoigner pour continuer à lutter.

Mais les exils ont d’autres côtés”, reconnaît-elle, “des systèmes démocratiques basés sur une constitution et une société civile.” Ce qui frappe la Syrienne dans le comportement des Français, ce sont leurs sourires et leur calme. “La maladie, la faim, la guerre, les tyrannies, c'est derrière eux, après l'avoir durement gagné”, explique-t-elle. “Nous aussi nous aurons nos sourires, que nous payons aujourd'hui."

"Je me souviens de l'odeur de la sueur. Des émanations de peur et de mort. Des cris."

Fidaa égrène son témoignage d'un débit lent. Elle ressemble à une grand-mère, celle de n’importe qui avec ses rides et ses pauses entre chaque phrase. "Syrienne sans protection, mon histoire n’est pas unique. Il ne me reste que des histoires effrayantes." Son premier passage derrière les murs grillagés date de 1982. À l'époque, une tentative avortée de putsch par les Frères musulmans contre Hafez al-Assad fait envoyer des milliers de supposés opposants politiques en prison. Parmi eux, une jeune médecin, Fidaa. Elle est incarcérée dans un centre de renseignement. C’était une école pour filles, mais dans le troisième sous-sol, il n’y a plus que des salles d’interrogatoire et des cellules. Elle signe les aveux que les gardes lui tendent sans les lire. La voix de la vieille dame reste stable, le visage se crispe.

À sa deuxième arrestation pour manifestation, elle retrouve le même sous-sol. Son mari a moins de chance, il est conduit à la frontière jordanienne et abandonné. “Je me souviens de l’odeur de la sueur. Des émanations de peur et de mort. Des cris.” Le visage de la vieille dame s’effrite de larmes en se remémorant les tortures subies. Elle reprend la lecture. On ne comprend pas la langue, mais on en saisit l’horreur avant même que sa traductrice ne fasse son office. “Je ne parlerai pas des 11 000 martyrs, documentés par les photos que les Syriens gardent pour retrouver leurs proches.

"Il y avait soixante-dix prisonnières pour vingt lits."

En février 2007, elle retourne une fois de plus dans le centre de renseignement, avant d’être expédiée à la prison de Douha. “Il y avait soixante-dix prisonnières pour vingt lits”, décrit-elle. Fidaa a partagé le sien avec une quinquagénaire pendant trois ans. “Les tortures, les passages à tabac et les violences étaient quotidiennes.” Elle évoque à demi-mot les viols des prisonnières. La gynécologue dénonce les "procès à but lucratif ", où la culpabilité ne dépend que de la taille du porte-monnaie. La corruption des juges n’est pas un scandale, certaines prisonnières entretiennent des relations avec les gardes et les magistrats en échange de réductions de peine. Le masque sévère s’est fendu. La voix a perdu son calme.

Elle est libérée le 16 juin 2010. “Ils m’ont jeté dans une rue de Damas en me menaçant de mort, de mort si je recommençais.

Quelques mois plus tard, la révolution a commencé.

Au printemps 2011, les Syriens sortent dans les rues et scandent “la mort et pas l’humiliation !” “Ils savent que le salut passe par ce sacrifice”, explique Fidaa. “Ils pensaient que leurs portables allaient les protéger en retransmettant les informations”. La déception perce dans le ton. “Toutes les armes ont été utilisées contre le peuple, y compris l’arme chimique, devant le monde entier.” Amère, elle constate que “aujourd’hui aussi, ce même système traite avec le régime”.

"En mars 2011, prononcer le mot liberté avait un goût magique, l'ouverture d’une nouvelle ère."

Wejdan entame son discours d'un filet de voix pressé, s’en excusant aussitôt. "Nous les Syriens, dès qu’on a une occasion pour parler, les mots se bousculent sous nos lèvres", lâche-t-elle avec un petit sourire gêné. “Comme vous le voyez, nous en sommes toutes les trois témoins des horreurs que subissent les nôtres.

En mars 2011, prononcer le mot liberté avait un goût magique, l’ouverture d’une nouvelle ère.” Mais les protestataires ont vite déchanté. Aux manifestations, Bachar al-Assad répond par les arrestations, les balles réelles et les chars battant le pavé. “Après un an, nos rues étaient pleines de photos de cadavres.” Les sourcils de l'écrivaine se froncent quand elle reprend la parole. Les yeux sont tristes quand ils décollent de son texte vers le public.

Pour se rappeler de ses proches, elle leur a écrit une lettre à chacun et en a fait un recueil. Ce soir, elle nous en lira quatre. Comme une incantation, elle répète “Salam”, tant dans son sens de “bonjour” que de “paix sur toi” en entamant sa lecture.

La première est destinée à une grand-mère qu’elle connaît. Celle-ci a perdu ses fils et en garde les enfants.“Que cette guerre s’arrête, je ne veux pas perdre mes deux petits-enfants”, priait-elle.

Salam à toi, Samira Khabil”, continue-t-elle, “Salam à toi. Ils veulent qu’on partent Samira, ils veulent qu’on parte en avion avec un aller simple et qu’on ne revienne jamais.” La jeune femme a été enlevée par ceux qui se prétendaient révolutionnaires, mais ne l’étaient pas. Ils étaient Daech. “Salam à toi, je te prie.

Une nouvelle photo s’affiche, surmontée d’un nom, celui de Lana Maradni. Wejdan fredonne une comptine à son égard. Activiste humanitaire détenue aujourd’hui par le régime, elle est accusée d’avoir donné des livres scolaires aux enfants des rebelles, mais surtout d’être la fille de ses parents, qui comme tant d’autres arpentent depuis longtemps les couloirs des prisons syriennes. “Vous avez voulu écrire l’avenir de la Syrie, telle que vous la vouliez. Salam à toi.

Un portrait remplace le précédent, le ton s’accélère. Faten Rajab tricotait des drapeaux de la révolution. Quand elle posait ses aiguilles, c’était pour recoudre les blessés. “On m’a dit qu’on t’avait exécutée. Je ne veux pas croire à ta mort.” Wejdan voudrait entendre la vérité de sa bouche. “Tu devras nous raconter beaucoup de choses. Sois bien, mon amie de Douma.” L'écrivaine achève alors sa lecture par une ultime prière.

                                              "Salam pour la Syrie.

                  Salam à toutes les femmes syriennes vêtues de la robe de l’espoir.

                                   Salam à tes fils partout dans le monde.

                                            Salam à tous les martyrs.

                         Salam à tous les cœurs qui ont supporté la peine."

Fidaa pleure, Wejdan sourit timidement, Douha reste impassible. La conférence touche à sa fin.

Photographie et infographie par Romane Mugnier.