L'après attentats de Paris : des pubs de l'armée envahissent vos fils d'actu

Enquête sur une stratégie de recrutement 2.0

À coup de publicités dissimulées sur le réseau social Instagram, jusque par SMS, l'armée de terre française tente de recruter de nouveaux candidats. Une infiltration qui coïncide avec deux événements : les attentats de janvier et de novembre 2015 en France.

C'est ce qu’on appelle être parasité. Vous savez, quand une chose indésirable se glisse inopinément dans votre quotidien. Le parasite est là, sans qu’on ne vous ait prévenu. Il insiste, même, et s’accroche comme une sangsue en dépit de votre volonté. Ce parasite-là, c’est une pub, sur mon fil d’actu Instagram. Pas de n’importe qui. Pas de n’importe quoi. Il ne s’agit pas d’un énième placement de produit pour du made in France. Entre deux photos #food et un selfie, il y a désormais régulièrement la photo d’un soldat français en tenue de combat. C’est une pub de recrutement. L’armée de terre française qui embauche désormais via le réseau social.

J’ai vu la première annonce le 3 décembre 2015. Une grande première sur mon fil. De quoi bouleverser mon petit rituel 2.0 du matin, qui consiste à scroller la home page d’Instagram. J’ignorais alors même que l’armée s’était mise sur ce réseau, après Facebook et Twitter. Un peu sonnée et mal réveillée, j’ai fait une capture d’écran. La mention au bas de la photo, « L’armée de terre recrute plus de 10 000 jeunes », passait à la trappe. Mes yeux s’étaient immédiatement portés au centre de la photo. C’était le visage d’un militaire, en gros plan. Il me fixait. Derrière lui, il y a la Tour Eiffel et des militaires surveillent la zone. Une image qui n’aurait probablement pas autant retenu mon attention dans d’autres circonstances. Sauf que vingt jours seulement nous séparaient des attentats du 13 novembre à Paris. Ces événements étaient toujours au centre de l’actualité. Les attentats, nous en parlions encore dans les classes, dans les rues. La veille, j’avais encore longuement discuté du sujet avec un proche. Au même moment, les États-Unis annonçaient le déploiement de forces spéciales en Irak et en Syrie pour lutter contre le groupe État islamique. L’Allemagne, elle, donnait son accord pour une intervention militaire en Syrie, auprès de la coalition internationale et de la France. Quelques jours plus tôt, le journal Le Monde commençait son mémorial du 13 novembre, avec la publication du premier portrait des 130 victimes. L’ombre des attentats planait bien encore.

Une coïncidence ?

Le parallèle entre l'apparition soudaine de cette pub et les récents événements m’a semblé trop évident pour n’être qu’une simple coïncidence. Trop évident, voire même inapproprié et de mauvais goût. D’autant que le flux s’est intensifié les jours suivants. Le 10 janvier, je tombais à nouveau sur une publicité de l’armée de terre, différente cette fois. Pas le même visage de militaire, pas de Tour Eiffel non plus. Cette fois, le musée du Louvre faisait office d’arrière-plan. Des militaires sécurisaient de nouveau la zone. C’était le 10 janvier 2016, soit le point final à la semaine de commémorations en hommage aux victimes des attentats de janvier et de novembre, place de la République à Paris. C’était à nouveau cette même image sur Instagram, trois jours plus tard. Puis le 13 janvier, le 15, le 17, le 20 et le 24 janvier. Tous les trois jours, ou presque. Alors bien sûr, les algorithmes du réseau social sont peut-être dans le coup. Mais nous sommes au mois de janvier. Un an après les attentats contre la rédaction de Charlie Hebdo et du supermarché Hyper Cacher.


L'ombre des attentats

L’armée de terre française utilise-t-elle Instagram pour flanquer une rouste à Daech ? Se base-t-elle sur la date des attentats pour propager ses publicités ? S’agit-il d’un simple hasard ? Le réseau social de photographies a intégré les publicités à partir du 9 mars 2015. Et vous devez le savoir, question publicité, Instagram ne fait pas dans l’originalité : sa politique ressemble à n’importe quel autre réseau. Vous aimez une page Facebook, vous commentez un post, vous partagez un article… Facebook, qui a racheté Instagram en 2012, et les autres sites et apps tiers que vous utilisez gardent ces informations bien au chaud. À la clé : une belle publicité ciblée, rien que pour vous. Une simple recherche dans les tréfonds de ses fonctionnalités, rubrique « Comment Instagram décide-t-il des publicités à me montrer ? », permet de vérifier. Et entre les mois de novembre 2015 et janvier 2016, mon accueil Facebook était rempli de contenus relatifs aux attentats. J’en ai lu, partagé et aimé un bon nombre. Comme vous, probablement. Et Facebook s’est empressé de le dire à son compère.

Après l'armée de terre... l'armée de l'air

En questionnant autour de moi, certains utilisateurs du réseau social avaient également démasqué l'intrus dans leur propre fil d’actu. Et chez eux aussi, celui-ci avait fait irruption vers le mois de décembre. C’est ce qui m’a amené à pousser davantage mes recherches. Au pire, à défaut d’en écrire un article, ça ferait une bonne anecdote à raconter. J’ai donc passé ce mois à arborer une figure légèrement parano, en fliquant les contenus Instagram et en prenant chaque pub de l’armée en capture d’écran. Quand elles n’échappaient pas à ma vigie, bien sûr. Après celles de l’armée de terre, j’ai eu droit à celles de l’armée de l’air dès le 23 février. J’ai reçu la deuxième dès le lendemain. Puis le 29 février.

J'ai commencé par éplucher les sites Internet et les réseaux sociaux de l’armée, dans l’idée de trouver le nom d’un des responsables de cette stratégie de recrutement virale. L’armée possède trois comptes Instagram : celui de l’armée de terre @armee2terre, créé le 25 février 2015, celui de l’armée de l’air @armeedelair et celui du recrutement @recrutementterre.

J’ai contacté le Cirfa de Metz, le Centre de recrutement le plus proche. Pas de réponse, du moins ce jour-là. Sur le site s’engager.fr, je laisse mes coordonnées, au cas où. Je lance également deux bouteilles à la mer, sur le compte @recrutementterre et sur leur page Facebook. Le message : obtenir une interview avec ledit responsable. En moins d’une heure, j’obtiens un rendez-vous téléphonique avec la chef du pôle éditorial et l’un des community managers de l’armée de terre, qui souhaitent garder leur anonymat. La première occupe son poste depuis septembre 2015, le second depuis un an et demi. Tous les deux étaient donc présents lors de l’apparition des publicités.

Le nouveau Graal pour recruter

Ils sont donc trois à s’occuper des plateformes virales. La capitaine, chef du pôle éditorial, est la garante de la ligne à suivre sur les réseaux sociaux. Elle gère également la production des contenus web, des photos et des vidéos publiées. Le brigadier-chef qui l’accompagne est l’un des community managers. C’est lui qui m’a répondu sur Facebook. Il est également en charge des comptes Twitter et Youtube. Le compte Instagram, lui, « est géré par une autre personne », précise le brigadier-chef. Dommage pour moi.

En partie seulement, puisque tous leurs réseaux sociaux semblent répondre à une même logique : « Être sur Instagram, c’est exactement le même objectif qu’être sur les autres réseaux. Nous essayons d’être en phase avec la jeune population actuelle, qui suit davantage les réseaux sociaux que les livres », indique le brigadier-chef. En 2012, 55% des candidats recrutés venaient d’Internet, contre 30 % des candidats en 2010. « Les 18 à 24 ans sont notre cœur de cible, nous devons être à la page et présents sur leurs lieux d’information », complète la capitaine. Et c’est bien sur Instagram que se trouve justement une partie de ces jeunes. Le réseau social a connu une forte croissance entre décembre 2014 et septembre 2015, en gagnant 100 millions d’utilisateurs supplémentaires. « Il était évident pour nous d’être sur Instagram, d’où la campagne de recrutement sur ce réseau-là », certifie la chef du pôle éditorial.

"Les publicités de l'armée
n'ont pas de lien avec les attentats."

S'ils ont les doigts sur les claviers de l’armée de terre, ils n’ont pas la mainmise sur ces publicités. « Sur Instagram, la publicité fonctionne grâce à des achats d’espaces. C’est une autre entreprise qui s’en occupe, puisqu’elle sait exactement quand les publier. Nous discutons avec eux pour savoir ce qui serait le mieux pour la fréquence ou les dates de publication », indique la capitaine. Cette agence de communication, c’est Insign. « Nous avons notamment pris en charge la création des affiches, des bannières et de toute la partie communication, mais pas de la partie « médiatique ». Nous ne nous sommes pas occupés de l’achat des espaces publicitaires », précise-t-on pourtant à l’agence Insign. Tiens tiens…

Vous verrez une pub... selon "l'actualité"

Utiliser Instagram pour toucher le plus de jeunes, jusqu’à instrumentaliser les attentats survenus en France ? Pour la chef du pôle éditorial, les événements n’ont pas influé sur la fréquence de publication des spots publicitaires sur les autres réseaux : 

« Notre stratégie de communication n’a pas changé depuis les attentats du 13 novembre. Nous n’avons pas modifié notre manière de parler sur les réseaux sociaux. Nous n’avons pas publié davantage de contenus ou d’articles liés au recrutement. En tout cas, nous ne sommes pas sortis du planning et de la ligne éditoriale définis avant les événements. Pour les campagnes de recrutement, nous en faisons 3 ou 4 dans l’année, qui durent 2 à 3 ans. Elles sont pensées bien en amont. Celle que vous avez vue sur Instagram doit correspondre aux prémices de la nouvelle campagne de 2016-2018. Ces espaces sponsorisés n’ont pour moi pas de lien avec la date des attentats. Je pense qu’ils doivent davantage entrer dans le cadre des prises de parole des hommes politiques. »

Le community manager acquiesce : « Après les attentats de novembre, nous n’avons pas reçu l’ordre de changer notre manière de travailler. Elle est restée la même. Une chose a évolué : nous avons reçu beaucoup plus de messages d’internautes. Certains remerciaient les militaires, d’autres avaient une forte volonté à s’engager dans l’armée ou à reprendre du service. Mais là aussi, nous avons réagi de la même manière qu’avant : nous répondons à tous dans l’heure qui suit, parfois jusqu’à 22 h 30 », ajoute le brigadier-chef.

Si l’hypothèse de la réponse à Daech semblerait s’éloigner face à un concours de circonstances et une organisation préparée " en amont", la stratégie est payante :
« Le recrutement est une machine de guerre assez importante. Nous, nous sommes l’un de ses bras. Ces contenus sponsorisés sur Instagram, l’un des autres outils, sont évidemment efficaces pour recruter », certifie la capitaine, qui met en avant l’évolution du nombre de candidats à recruter. L’armée de terre proposait 10 000 postes en 2015, et au moins 15 000 en 2016. « L’objectif de 2015 a été atteint et pour cette année, officieusement, nous espérons recruter 16 000 personnes. Tous les efforts de communication vont contribuer à cela, ils vont susciter de plus en plus de candidatures », ajoute-t-elle.

Des pubs... jusque dans mon téléphone par SMS

Le 10 mars 2016, l’armée de terre lançait ainsi sa nouvelle campagne de recrutement. La fameuse dont sont censées faire partie les publicités que j’ai vu en décembre. Cette fois-ci, de manière inhabituelle, les créateurs ont eu plus de temps pour la préparer. « Les campagnes sortent généralement en janvier. Cette date du 10 mars a été choisie par hasard, même si elle correspond à la Journée nationale du réserviste. Les campagnes de publicité sont souvent en cohérence avec les enjeux politiques et l’actualité », avoue la capitaine, en ajoutant : « Attendez-vous à nous voir sur les télévisions, les ondes de radios et sur les panneaux publicitaires. »

Preuves à l'appui, quelques jours plus tard. J’ai l’impression de voir des affiches de recrutement tout autour de moi. Dans le métro parisien, gare de l’Est, je tombe sur deux affiches géantes en moins d’une heure. En sortant de la gare, à Metz, je me retrouve de nouveau nez-à-nez avec l’image d’un soldat. En allant au cinéma, plus tard, alors que je m’apprêtais à visionner le dernier film des frères Cohen, l’un des nouveaux spots de l’armée est projeté. Sur grand écran, devant une salle bien remplie. Film attendu oblige. Le poids d’une campagne bien menée.

Et c’est jusque dans mon propre téléphone, que j’ai reçu la publicité la plus surprenante :


Après mon flux Instagram, c’est mon téléphone qui se retrouve dans les mailles. Rien de bien étonnant finalement, entre mes mails et mes coups de téléphone, j’ai forcément laissé des traces. C’est là que j'ai réalisé : avec toutes ces autres publicités, j’en avais presque oublié mon intrus sur Instagram. Je n’avais pas vu sa présence depuis trois semaines. Quoique, c’était parler un peu trop vite. Ce samedi matin, comme tous les jours, je surfais sur le réseau. Ô, surprise ! Je suis tombée sur une autre publicité de l’armée de terre. C’était le samedi 19 mars. Le lendemain de la capture de Salah Abdeslam, le principal suspect en vie des attentats du 13 novembre.

Alors que je tape cette dernière ligne, trois explosions viennent de retentir à Bruxelles. "Le bilan : 31 morts, 270 blessés", lit-on sur plusieurs médias en ligne. Le Monde, Le Point, Le Figaro... jusque sur le site du dictionnaire des synonymes. Sur tous, c'est la même publicité : l'image d'un militaire.