Girls power

47 ans après les faits, les "filles" de Charles Manson fascinent encore. La preuve en deux livres.

Il y a cinq ans, Simon Liberati signait, dans la collection "Ceci n'est pas un fait divers", Jayne Mansfield 1967 , roman couronné du prix Fémina. À l’époque, déjà, il avait aussi proposé de se pencher sur l’affaire Sharon Tate, assassinée par les Girls de la famille Manson, à l’été 1969. Il s’était mis au travail, avait écrit une première version. Puis le temps a passé et Eva, à laquelle il a consacré un livre, est entrée dans sa vie. Mais le sujet, avec lequel il vit depuis l’enfance (il avait neuf ans quand l’épouse de Roman Polanski a été sauvagement tuée), le hantait toujours et il a repris la plume. "Comme je suis un peu obsessionnel, je me suis mis à écrire le 9 août – parce que c’est précisément le jour du meurtre, explique-t-il. Quand j’ai repris mon texte, j’ai rétréci un peu la phase des meurtres et développé l’avant et l’après. Ce sont, véritablement, 36 heures avec ces filles. Ça me permettait de les situer dans leur lieu, le ranch; de donner quelques éléments de la vie quotidienne de la famille qui me plaisaient et que je trouvais parlants. Et puis, ça aérait aussi cette atmosphère absolument sanglante des meurtres. Je pouvais montrer comment ces crimes étaient inscrits dans une vie quotidienne qui était ce qu’elle était. La question que je me pose toujours c’est Comment fait-on après ?, quand on a commis des crimes de sang comme ça. Très souvent, les gens font des choses très ordinaires. Là, les filles se sont occupées du ranch, des chevaux."

Ces filles, mandatées par Charles Manson pour tuer, le plus sauvagement possible, sont au cœur du récit de Simon Liberati. Il sait tout d’elles, pour les avoir étudiées sous toutes leurs fêlures. “Si ces filles sont aussi des victimes, c’est parce que ce sont des naïves, à la base. La femme a été très fragilisée par la révolution sexuelle, dans un premier temps. L’été des fleurs, dont on a tellement parlé, l’été de l’amour, en 1967, ça commence déjà à sentir le pourri. Les maquereaux, les dealers, les voyous se greffent aux hippies. Manson, c’est ça…”, analyse encore l’écrivain.

Parmi elles, il y avait Susan, Katie, Linda et Leslie (et beaucoup d'autres, qui n'ont pas participé aux meurtres), des California Girls qui avaient un point commun: elles étaient amoureuses de Charles Manson. "Un maquereau, un escroc, au départ", juge Simon Liberati.

"Susan, est une fille qui aurait pu mal finir, même sans Manson", dit-il. "Père alcoolique, mère morte assez jeune, elle fait de la prison, des strip-teases, se prostitue. Mais une gentille fille, par certains côtés, cheftaine chez les scouts. Elle a dû trouver qu'être auprès de Charlie la mettait en valeur." Katie - de son vrai nom Patricia Krenwinkel - , quant à elle, "n'aurait jamais rien commis si elle n’avait pas rencontré Manson. Elle était comptable, avait des parents très aimants, était fille unique. Elle a abandonné sa voiture avec ses effets personnels, sur un parking, un beau matin pour monter dans l’autobus peint en noir de Manson. Elle n’était pas très jolie, assez naïve."

La plus barrée, selon l'auteur, sera Linda Kasabian. "Elle, vient du New Hampshire, où elle s'est fâchée avec ses parents. Elle a bourlingué, couché avec des types de passage. Elle s’est retrouvée enceinte d’un hippie qui a fini par coucher avec un autre mec. En déboulant chez les Manson, elle a dit qu’elle avait eu l’impression d’avoir été perdue dans une forêt et d’avoir trouvé là un chemin. Bizarrement, c’est celle qui est restée la plus délinquante : elle n’a pas été condamnée, parce qu’elle a témoigné à charge, mais elle a continué une carrière qui l’a amenée à être fichée dans le New Hampshire, avec sa fille, Lady Dangerous."

Enfin, il y avait Leslie Van Houten, une "fille à papa, un peu bébête, qui veut faire comme les copines. C'est la plus mignonne, amoureuse de tout le monde. Pour moi, c’est la plus grande victime de l’affaire."

Et puis il y a les drogues, absorbées en quantités astronomiques par tous les membres de la famille et qui ont largement contribué au massacre de Cielo Drive. “Elles avaient des flashs de lucidité”, tempère pourtant Liberati. “Linda a demandé plusieurs fois qu’ils s’arrêtent, mais elle ne pouvait pas faire grand-chose. Il faut dire qu’elle n’était arrivée qu’un mois et demi plus tôt dans la famille. Une fille comme Katie, montée dans le bus en 1968, ou Susan, prenait quasiment quotidiennement un ou deux buvards de LSD, de la fumette, de la métamphétamine, du STP – de la mescaline synthétique vendue par les Hell’s Angels. Il faut savoir que quand on se drogue beaucoup, on est normal. Quelqu’un qui prendrait du LSD aux mêmes doses que celles qu’elles prenaient, une seule fois, verrait des Martiens. Mais quand vous en prenez tous les jours, vous arrivez à aller au supermarché, même si vous êtes complètement barré. Votre robot interne est en place, mais vous faites des choses que vous n’auriez pas faites, normalement.”


Comme poignarder à mort une femme enceinte de huit mois et badigeonner les murs de son sang. Aussi s’étonne-t-on du titre presque léger de ce livre, California Girls, qui sonne comme la promesse d’une belle journée ensoleillée. “Ce n’est pas dépourvu d’un certain humour noir”, sourit l’auteur. “C’est aussi, tout simplement, parce que ce sont les Beach Boys (que Charles Manson a côtoyés, NdlR), que c’est un livre sur la Californie, sur les filles. Le titre me semblait bien coller à la réalité.”

Un livre "J'ai lu tout ce qui existe de sérieux sur l'affaire Manson. Il y a trois livres majeurs : Helter Skelter – écrit par Vincent Bugliosi, le procureur, celui par qui Manson a été condamné -, The Family, d'Ed Sanders et The shadow over Santa Susana, d'Adam Gorigthly. Et puis, il y a l'extraordinaire masse, rangée par des chartistes de l'affaire, sur Internet, sur deux sites principaux (cielodrive.com et mansonblog.com). Tous les rapports de police, tout ce qui a été diffusé comme photos, plans, articles... J'avais cette masse de documents, je connaissais tout par coeur. J'ai parfois rajouté un peu de contenu, parce que j'avais des indications à faire passer à ce moment-là, ce sont des petits arrangements avec la réalité, mais j'avais tellement de matière."

Trois livres importants ont accompagné
Simon Liberati

Vulnérabilité adolescente

Hasard du calendrier, le livre (traduit de l'anglais) d'Emma Cline, "The Girls", déboule lui aussi en librairie en cette rentrée 2016. Et même si l'auteure ne cesse de réaffirmer qu'il s'agit d'un roman - et quel roman! - il est impossible de ne pas y voir l'ombre de Charlie et de ses très drôles de dames. "Ce livre a été inspiré par la famille Manson mais également par le Temple du peuple de Jim Jones, et par d'autres groupes du même genre", affine la jeune (27 ans) Emma. "Mais aucun des personnages n'a d'exact équivalent dans la réalité. Tout au plus peut-on trouver des détails biographiques qui sont similaires. C'était très important pour moi que ces personnages soient de fiction. Je suis intéressée par l'histoire, si elle sert de point de départ, mais je n'avais pas envie d'écrire un roman historique".

Né à Sonoma County, de parents californiens pure souche qui avaient à peu près l'âge de son personnage - Evie - en 1969, Emma Cline s'est, très tôt, intéressée à cette décennie pleine de promesses et qui draîne, si longtemps après, toujours les mêmes clichés. "C'est un moment de l'histoire particulièrement bien documenté, notamment parce que c'était une décennie qui avait une grande conscience d'elle-même", analyse-t-elle. "Les gens semblaient conscients de son importance au moment même où ils la vivaient. Beaucoup d'oeuvres d'art de l'époque semblent d'ailleurs envisager les années 60 comme un concept... Pas loin d'où je vivais, il y avait des douzaines de communautés expérimentales et nombre d'entre elles existent toujours, sous une forme ou une autre."

En grandissant à l'ombre de toutes ces communautés, bercée par les histoires de la Californie qu'on lui raconte à la maison, Emma mesure aussi à quel point les femmes ne jouent, souvent, que des rôles subalternes, qu'elles ne sont que des faire-valoir quand les hommes, eux, sont au centre. "Il y a des choses que je voulais comprendre à propos de ces filles de la famille Manson ou d'autres communautés, des choses auxquelles je ne trouvais pas de réponse pendant mes recherches. Je cherchais une autre forme de vérité, qui soit plus émotionnelle et la seule manière d'y arriver était d'écrire un roman."

Alors, après avoir relu son journal intime pour y retrouver ses colères et ses angoisses adolescentes, après avoir parcouru celui de sa mère - "Elle n'écrivait pas au sujet des grands tourments politiques des annéese 60 mais sur les garçons de sa classe, sur sa meilleure amie", confie-t-elle - la jeune femme se met au travail. D'emblée, elle sait qu'elle ouvrira son livre avec une scène située de nos jours. C'est Evie qui raconte, Evie qui se souvient de cet été-là. "D'une certaine manière, elle en est restée prisonnière", dit-elle encore. "Je voulais un narrateur plus âgé pour cette histoire, car cela me permettait de contextualiser et de donner du sens aux émotions intenses des adolescentes."

Cet été-là, Evie a 14 ans. A la rentrée de septembre, elle va quitter le nid familial et laisser sa mère dépressive car fraîchement séparée, pour aller étudier à Carmel et séjourner au pensionnat. Les chaudes journées de juillet s'étirent, Evie s'ennuie. Sa meilleure amie, soudain, lui semble un peu gourdasse, les garçons ne la regardent pas. Et puis un jour, dans un parc, son regard croise celui de Susan. Elle a quelques années de plus qu'Evie et un appétit féroce de la vie. Elle se moque du qu'en-dira-t-on, du regard des autres parce qu'elle est libre. De ce jour, Evie fera tout pour s'en faire aimer. Y compris intégrer une drôle de communauté où règne Russel, musicien raté et vrai gourou. "Le cas réel, l'histoire vraie n'est plus vraiment intéressante", explique l'auteur. "Mon projet tourne plus autour du symbole et de la mythologie que l'affaire a créée et pas la réalité des faits. Bien sûr, la plupart des gens n'ont pas vécu des choses aussi extrêmes qu'Evie, et j'ai envisagé son cas comme le scénario du pire. Certaines adolescentes veulent tout simplement être aimées et remarquées et cela les rend très vulnérables dans une société qui veut tirer des avantages de ce besoin".

Avec grâce mais non sans brutalité, parfois, dans les mots et les images, Emma Cline décrit aussi les émois et les questions que pose cette étrange amitié entre deux jeunes femmes. "Je m'intéresse à ces amitiés naissantes, ces proto-romances, qui sont une autre forme de l'histoire d'amour. Je voulais écrire un livre dans lequel l'histoire d'amour et son centre n'étaient pas traditionnels. L'amitié m'intéresse car c'est une terre vierge. On a tellement de vocabulaire pour définir le mariage, la famille. L'amitié est exempte de cette pression sociétale. C'est indéfini et cela permet les ambiguités, les dynamiques relationnelles un peu obscures qui sont plus excitantes pour moi en tant qu'auteur."

Si l'on en juge par l'intérêt qu'elle suscite - avant de poser son bagage pour deux jours à Paris, Emma Cline avait arpenté six pays européens en l'espace de deux semaines - et par l'engouement provoqué par son livre, l'auteur a réussi son pari. Les droits de son livre vendus au cinéma (elle a empoché un chèque de deux millions de dollars pour trois livres et le film - "c'est excitant de penser que quelqu'un d'autre va s'en emparer pour en faire quelque chose de neuf" ), la jeune femme, désormais installée à New York peut enfin souffler. Et s'occuper de l'appartement qu'elle s'est offert avec cette manne tombée du ciel et de sa plume.