Yeruldelgger,
la trilogie mongole

Entretien avec Ian Manook 

Journaliste au Figaro et à Télé Magazine, bourlingueur  - ses premiers voyages l'emmènent en Islande, au Bélize, au Brésil -, Patrick Manoukian a l'écriture et le voyage dans le sang. Toutefois, et sans jamais renoncer à explorer le vaste monde, pendant trente ans il va se consacrer à l'édition jeunesse, chez Télé Guide. Rédacteur en chef, en plus d'un hebdomadaire, il adapte les titres dérivés des programmes télévisés. "Je traduisais des bandes dessinées comme Goldorak, Albator ou les Tortues Ninja. Parfois, je reprenais des papiers de journalistes dont la production ne me plaisait pas pour réécrire des interviews de n'importe qui, de Mylène Farmer aux auteurs de X-Files", confie-t-il. Résultat: la "machine à écrire " s'enraye et le goût des mots se fait plus fade.

Jusqu'à ce jour de 2008 où, à l'instigation de sa plus jeune fille, il prend le chemin de la Mongolie pour aller y constater, en famille, si l'argent versé au lointain "filleul" arrive bien à bon port. "Elle a commencé quand il avait quatre ans, il en a dix-huit maintenant", explique-t-il. "L'idée de nous rendre en Mongolie nous a semblé bonne parce qu'il y avait un vrai motif en plus d'un beau voyage. Nous avons donc fait un trip très particulier, nous ne sommes pas restés sur les axes touristiques, mais on est vraiment allés dans les villages en dehors des chemins balisés, là où sont regroupés les enfants qui font partie de ces programmes d'assistance."

Tombé sous le charme de paysages somptueux, curieux des traditions et "ouvert sur le monde comme devraient l'être tous les vrais voyageurs", Patrick Manoukian rentre en France avec, en germes, l'idée d'un livre. Il lui faudra quelques années encore pour le laisser maturer, avant qu'il se mette à l'écrire. Sous le pseudonyme de Ian Manook, Yeruldelgger sort chez Albin Michel en 2013. Un polar sombre, brutal parfois, mettant en scène un flic d'Oulan Bator convaincu que la tradition peut être une arme pour combattre le crime. Le succès ne se fait pas attendre et ravive, pour de bon chez son auteur, l'envie de renouer avec la littérature, la vraie. 

Trois ans plus tard, La mort nomade - toujours aux éditions Albin Michel - vient clore cette trilogie. A moins que... Entretien. 

En commençant le premier tome, vous connaissiez déjà la fin du troisième ?

"Déjà, quand je commence un livre, je ne sais pas comment il va se terminer. Alors, vous imaginez bien, une trilogie... En fait, j'avais écrit les deux premiers livres pratiquement en même temps. C'est en terminant le second que je me suis aperçu que j'avais encore des choses à dire sur la Mongolie, sur la géopolitique et l'environnement de ce pays. En même temps, je m'étais rendu compte que terminer en expulsant Yeruldelgger de la police, ce n'était pas satisfaisant. Après que ce type ait essayé, dans le premier, d'appliquer les traditions pour résoudre les problèmes modernes sans y parvenir, qu'il soit en colère d'être en colère dans le deuxième, il fallait que je lui trouve une fin plus harmonieuse."

Néanmoins, et sans la dévoiler, il y a quelque chose de trouble dans la fin de Yeruldelgger. On se demande un peu où il est passé...

"Dans les trois bouquins, Yeruldelgger et la Mongolie, c'est la même chose. Quand je parle du personnage, je parle du pays et vice-versa. Cette sorte de fin où il est, en guillemets, avalé par son propre pays, c'est un peu la notion que j'ai d'un possible futur – ou manque de futur – de la Mongolie. C'est à dire qu'elle peut disparaître, s'autodétruire de ses propres crises de corruption, du propre pillage de ses terres, de la disparition de ses traditions. La Mongolie peut disparaître dans les vingt ans qui viennent, autant géographiquement, qu'économiquement, que politiquement."

Est-ce qu'à l'époque de votre voyage, vous mesuriez déjà ce que ce pays allait devenir ?

"En 2008, c'était déjà latent, mais je ne l'avais pas perçu comme ça. J'avais plus eu un coup de coeur au niveau des paysages, des coutumes, des habitants. Le fond géopolitique et la corruption ont suivi. Je m'en suis rendu compte au fur et à mesure que j'écrivais le bouquin et que je m'intéressais à ce qui se passait là-bas: le pillage des terres rares, le problème de l'eau et de la présence des multinationales qui exploitent le sous-sol . Ce sont des choses que j'avais dans la tête mais qui ne s'étaient pas ordonnancées. Elles s'étaient mise dans ma tête comme un puzzle et se sont mises en place pour dresser un paysage non pas différent – parce que le premier plan, celui des traditions, des paysages, est le même – mais derrière, il y a un second plan, qui est celui de la corruption politique et de la fragilité économique."

Des yourtes perdues dans l'immensité
de la steppe, où la vie nomade
est rude et pétrie de traditions

Quand on écrit un livre sur un pays aussi méconnu, doit-on être davantage attentif pour faire voyager le lecteur ?

"Je ne me documente pas du tout avant d'écrire, je ne me base que sur mes souvenirs de voyage. J'écris sans aucun plan – je pars vraiment avec une première scène sans savoir où tout ça m'entraîne -, et j'écris d'une seule traite les cinq ou six cents pages, sans jamais revenir en arrière. Vous savez, le nomadisme, on croit que ce sont des peuples débonnaires qui déambulent dans de grands espaces. Alors que c'est complètement le contraire. Quels que soient les pays, dans le monde, où ça se pratique – je l'ai connu en Amazonie, dans certains déserts du Nord de l'Afrique – c'est une technique de survie en milieu hostile. La raison pour laquelle les nomades se déplacent, ce n'est pas le plaisir, c'est parce qu'ils sont dans un milieu qui est tellement hostile qu'ils ne peuvent pas rester longtemps au même endroit, qu'ils sont épuisés, et que la survie du groupe est mise en péril. Donc, la façon qu'ont les nomades de transmettre ces règles de survie, c'est la tradition. S'ils le faisaient par des ordres, des contraintes, les jeunes générations les accepteraient mal. Le corollaire de ça, c'est que ça ne peut pas être un faisceau de traditions énormes."

C'est-à-dire?

"En fait, il y a très peu de traditions et on peut les appréhender très vite. Si on est un vrai voyageur, il suffit de passer deux jours pour connaître les traditions de la yourte. On sait comment on rentre, quel pied il faut poser en premier, on comprend le sens de circulation, quelle place est réservée aux invités, au fond à gauche... En une semaine, on peut comprendre comment la vie s'organise. Pourquoi les "courtes pattes" - les moutons et les chèvres – sont en liberté dans un rayon de deux kilomètres et pourquoi les longues pattes – les chevaux, les yaks et les chameaux – sont en liberté dans un rayon de dix. On voit très vite que quand quelqu'un part, une femme bénit avec du lait les quatre points cardinaux. Bref, il n'y a pas besoin de passer un an en Mongolie. Sauf si on veut faire un travail d'ethnologue. Mais être écrivain, ce n'est pas un travail. Moi, j'ai écrit un polar qui se passe sur fond d'un pays chargé de traditions. Voilà la limite."


En finir avec le nomadisme

Est-ce qu'aujourd'hui, l'appel des villes pour les jeunes qui vivent encore de manière nomade, est aussi un des gros dangers de l'extinction de la tradition ?

"Absolument, et au début, on ne l'a pas bien compris. Mais ça a été très cyniquement appliqué par le gouvernement central d'Oulan-Bator qui, de toute évidence, veut en finir avec le nomadisme. Car il considère que c'est une entrave à son développement économique. Ils l'ont donc fait de façon assez subtile dans le mauvais sens du terme, en introduisant la notion de propriété. Ce qui a permis à des spéculateurs de regrouper les propriétés et ensuite d'en faire des concessions minières pour les compagnies étrangères. Et, surtout, de vider la steppe de ses nomades. Quand, suite aux grands hivers rigoureux ou aux étés caniculaires, les nomades perdaient tout leur cheptel – c'est à dire tout, puisque c'est le moyen de subsistance complet – tout le monde a vu d'un bon oeil que le gouvernement leur accorde 700 mètres carrés dans la banlieue d'Oulan-Bator pour aller poser leur yourte. On s'est dit que c'était une bonne mesure. Ca aurait été humanitaire si ça avait été suivi d'un plan social qui leur permettait de s'intégrer à l'économie du pays. Or, ce sont juste 700 mètres carrés entourés d'une palissade où ils plantent leur yourte et où ils vivent misérieux dans une sorte de bidonville."

"Surtout, ça les enlève de la steppe. Les Mongols sont 3,5 millions, à peu près. Il y a encore vingt ans, c'était un quart à Oulan-Bator, les trois-quarts dans la steppe. Aujourd'hui, on est presque à moitié-moitié. Ca veut dire qu'un quart de la population a migré en vingt ans. Ca veut dire aussi 700,000 pauvres. Enfin, le cynisme d'Oulan-Bator, c'est de gonfler sa population. Comme tous les pays émergents, Oulan-Bator est très dépendante des subsides accordés par les organismes internationaux. Lesquels sont proportionnels au nombre d'habitants. En ramenant 700,000 nomades, ça augmente les subventions qui, naturellement, ne vont pas à ces bidonvilles mais à la ville en elle-même..."

Cette corruption que vous décrivez, on la trouve à tous les niveaux de pouvoir?

"Oui. D'abord parce qu'elle suit un schéma que tout le monde connaît : celui d'un pays qui sort de trois générations d'un régime soviétique très très dur. Il ne faut pas oublier que la Mongolie est le premier pays qui est devenu soviétique après l'Union soviétique. Et de manière violente : on interdisait l'écriture, les noms de famille. Après ces trois générations, ils sont tombés dans un système ultra-libéral. C'est une démocratie parlementaire entre guillemets, mais elle suit exactement le même schéma que tous les pays de l'ex-bloc soviétique. Sur le papier, c'est devenu une démocratie parlementaire, mais comme il n'existait pas de personnel politique de remplacement, c'est l'ancien personnel soviétique qui s'est glissé dans la place. En s'apercevant qu'en ayant fait 25 ans de carrière dans le soviétisme, ils n'avaient pas vraiment mis grand-chose de côté alors que là, on leur donnait la possibilité de gagner beaucoup d'argent, ils sont devenus très corrompus."

En dépit de tout ça, vous avez le sentiment qu'il reste encore des hommes intègres, voire un homme providentiel qui serait là pour remettre de l'ordre et de la dignité?

"Je ne suis pas assez compétent pour en juger. Mais il existe des mouvements de nomades pour défendre l'intégrité des systèmes d'eau. Pour interdire les mines dans un rayon satisfaisant autour des sources et des réserves d'eau. Mais ces types-là se font embastiller. Il y a quelques années, ils ont fait une manifestation traditionnelle à Oulan-Bator, ils sont arrivés à cheval en costume traditionnel, ils ont tiré deux ou trois flèches sur la façade du gouvernement, et on les a accusés d'être des terroristes. Aujourd'hui, ils sont en taule pour vingt ans. Vu de l'extérieur, on ne voit pas encore se détacher une personnalité qui serait, effectivement intègre. Je crois qu'il faut attendre un renouvellement complet de la classe politique. Le seul problème, c'est qu'ils sont dans un tel besoin de survie économique – d'autant que, depuis trois ou quatre ans, les terres rares et les minerais ont perdu énormément de leur valeur."

Quelles sont les ressources du pays?

"Elles sont extrêmement fragiles : ce sont les ressources minières – mais ce n'est pas eux qui les exploitent, les bénéfices sont reversés à l'Etat -, la deuxième ressource économique, c'est le cachemire. Donc, on parle quand même d'une poignée de poils sous le cou de la chèvre. Et même si c'est une bonne rentrée, c'est soumis à toutes sortes d'aléas climatiques, etc. Et la troisième rentrée, c'est le tourisme, qui, lui, se développe pour l'instant de manière à peu près intelligente. Mais ce sont tout de même trois activités qui sont extrêmement fragiles. Les capitaines d'industrie ont envie de faire fortune vite, donc, pas forcément de façon honnête..."

Lecteur de polar, lecteur intelligent

Il y a beaucoup de personnages, de lieux différents dans votre livre. Vous faites confiance en votre lecteur pour démêler tout ça?

"D'abord, oui, je sais que mes lecteur sont intelligents et, mieux, je sais que les lecteurs de polars sont intelligents. C'est une convention, le polar. Ce n'est pas comme la littérature blanche – même si je caricature un peu – où l'auteur développe un thème et le propose comme une idée globale. Dans le polar, on sait dès le départ que ce que je vais raconter, c'est une embrouille, qu'à chaque chapitre le lecteur va se demander dans quel piège je l'emmène, qu'il y a des doubles fonds. Il y a une gymnastique intellectuelle dans le polar qui fait que les lecteurs réfléchissent au fur et à mesure de la lecture. Ensuite, ça tient à moi, aussi. Je suis arrivé à l'écriture très tard : mon premier bouquin, j'avais 65 ans, j'en ai 67 aujourd'hui. Donc je ne me préoccupe ni de créer une oeuvre, ni de construire une carrière : j'écris comme j'ai envie de le faire. Ca m'arrive tard et j'en profite à fond."