Pourvu que cela ne dure pas

Le Liban veut bien être un refuge,
mais un refuge temporaire

Le Liban, 4,7 millions d'habitants, abrite plus d'un million et demi de réfugiés syriens. Quel regard porte la communauté chrétienne la plus importante de la région sur cette installation massive de musulmans sunnites ?
Enquête-reportage dans la plaine de la Bekaa.

Une trentaine d'hommes attendent l'embauche. De tous âges, dépenaillés, ils font le pied de grue depuis l'aube autour du rond-point marquant l'entrée à Zahlé.

Pour ces réfugiés syriens qui patientent sous la pluie en bordure de la ville chrétienne au coeur de la plaine de la Bekaa, ce seront les champs, les chantiers de construction, le service à une pompe à essence,...

Leur force de travail est meilleur marché que ne l'est celle des Libanais peu qualifiés. Notamment parce que nombre d'entre eux sont aidés financièrement par le Haut commissariat pour les réfugiés de l'Onu (UNHCR, l'Agence des Nations Unies pour les Réfugiés) et/ou par les grandes ONG présentes dans la région. Une aide qui, par définition, ne s'adresse qu'aux réfugiés, victimes des conflits ravageant la Syrie et l'Irak.

Embaucher des réfugiés est meilleur marché
qu'embaucher des Libanais 
Le long des routes, nombreux sont les réfugiés syriens qui attendent l'embauche. Photo: Olivier Papegnies

Pour le vice-président de la municipalité de Zahlé, 50000 habitants, la capacité d'accueil est depuis longtemps dépassée : 1,5 million de réfugiés syriens enregistrés, deux ou trois autres centaines de milliers de non enregistrés, c'est trop pour les 4,7 millions de Libanais qui comptent déjà sur leur sol, et depuis des dizaines d'années, des centaines de milliers de réfugiés palestiniens. 

S'ils comprennent que les chrétiens n'ont pas d'autre refuge sûr dans la région, ils s'étonnent, et le mot est faible, que les pays du Golfe, états pourtant très majoritairement sunnites, n'ont pas accueilli le moindre syrien. Antoine Abouyounes, plutôt sec dans ses jeans et blouson, n'y va donc pas par quatre chemins : « les réfugiés sont un grand danger pour la ville, un danger économique. Même les sunnites d'ici en ont marre des réfugiés car ils prennent leur travail à très bas prix. Ils peuvent se le permettre car ils ont déjà un salaire des Nations-Unies ».

« Et quand ils nous envoyaient des bombes,
ils étaient nos frères ? »

Les Libanais chrétiens et chiites regardent, encore davantage, la situation d'un drôle d'œil. Les Syriens ont occupé le Liban pendant une quinzaine d'années, après deux années de guerre de libération précisément contre Damas. Et ils n'en sont partis qu'en 2005. « Ils ont emporté tout ce qu'ils pouvaient. Jusqu'au points rouges sur les robinets, pour avoir de l'eau chaude chez eux », vannent les plus anciens. Au ressentiment s'ajoute ainsi le brin de mépris qui rend l'humour plus acerbe. Ceux qui n'ont pas oublié goûtent d'ailleurs peu le discours fraternel de nombreux hommes d'église, invitant à la solidarité à leur égard : « Et quand ils nous envoyaient des bombes, ils étaient nos frères ? »

Les questions que pose l'aide financière octroyée aux Syriens sont plus criantes encore en fin de mois. Les files se formant alors aux distributeurs des banques à l'entrée de la ville, les plus proches des camps installés dans la plaine, sont aussi denses que voyantes.

Selon les chiffres du UNHCR, 1,8 million de personnes déracinées à travers le Moyen-Orient ont reçu des allocations d’aide en espèces en 2016. Et plus de 800 000 réfugiés au Liban bénéficient d’une somme mensuelle supplémentaire pendant les mois d’hiver, de novembre à mars. Ces 19 dollars par personne viennent s'ajouter aux 150 dollars décaissés mensuellement au profit de chaque famille et aux 25 dollars accordés à chaque membre de ces familles, ainsi qu'aux coupons alimentaires fournis par le Programme alimentaire mondial, dont la valeur est estimée à 260 dollars. Une famille de quatre personne touche ainsi 250 dollars majorés de 76 dollars en hiver.

Les réfugiés, "salariés" des ONG

A cette réalité, se superposent, dans le jugement des Libanais, les récits de réfugiés qui ont été vus revendant des aides en nature (couvertures, etc.) qu'ils auraient reçues en plusieurs exemplaires, en raison de manque de coordination entre ONG ou avec les Nations unies. Certaines histoires parlent même de surplus qui seraient vendus en Syrie, voire de Syriens résidant toujours dans leur pays qui seraient inscrits comme réfugiés pour percevoir l'aide financière tout en continuant à habiter chez eux.

Les tentes doivent
rester des tentes
Peu d'enfants syriens vivant dans les camps de réfugiés sont scolarisés. Olivier Papegnies

Les camps aux alentours qui parsèment la plaine au pied de Zahlé sont pourtant loin d'être vides. « Surpeuplés » serait sans doute le terme approprié. Dispersés pour ne pas constituer d'entités auxquelles viendraient l'idée de se sédentariser, les campements sont aussi interdits de constructions « en dur ». Les armatures en bois sont un maximum. Il faut que cela reste des tentes.

Dans certains camps, la Croix-Rouge installe des sanitaires familiaux, pour pallier les conditions d'hygiène la plupart du temps déplorables. Dans d'autres, c'est à l'isolation d'une pièce de ces « tentes » que travaille l'ONG. Des rouleaux de mousses appliqués de l'intérieur sur les toiles cirées multiplient et prolongent les effets du poêle.

"Une nuit, un feu a été allumé
pour nous faire peur"

Fayez Mansour Moussa est le « chef » d'un petit camp, d'une trentaine de tentes, à une heure de marche de Zahlé, à dix mètres de boue de la route au bord de laquelle il est installé. Il explique que les contacts avec les gens de la ville sont inexistants. Après deux ans et demi de présence au Liban, il sent sa petite communauté, sunnite, « pas vraiment la bienvenue ». Il cherche à être admis au Canada. « Certaines personnes sont vraiment charmantes mais nous ne nous sentons pas à l'aise, poursuit-il. Une nuit, un feu a été allumé à proximité du camps, pas pour blesser des gens mais pour nous faire peur, je pense. »

"Les Syriens sont de bons ouvriers"
Les réfugiés qui travaillent pour Brahim étaient déjà ouvrier chez lui avant le conflit en Syrie. Photo: Olivier Papegnies

A quelques kilomètres, un autre de ces innombrables petits camps est installé sur les terres de Brahim, syriaque d'origine turque, dont la famille est arrivée au Liban en 1929. Ses cultures sont principalement maraîchères. 

Cet hiver, menthe, poireaux, salades ou radis occupent deux cents à deux cent cinquante Syriens. Ce n'est pas neuf. Cela a même toujours été comme cela. Et ses ouvriers ont toujours habité dans des tentes ou des constructions précaires dressées sur ses terres. 

« Ce sont de bons ouvriers », clame-t-il, la casquette vissée au crane, la cigarette épousant les mouvements de ses lèvres. Il souligne que, pour la plupart, ces ouvriers sont ceux qui venaient déjà travailler pour lui avant le conflit qui se sont installés plus durablement. Et au même salaire qu'avant. « Ils sont tous favorables à Daesh. Je le sais mais je n'ai pas peur. Je les insulte beaucoup. Je vais avoir un problème un jour », rit-il en s'allumant une cigarette.

Louer est aussi rentable que cultiver, voire plus

D'autres agriculteurs ont préféré louer leurs terres aux ONG, pour installer des camps, contre 250 dollars annuels par tente, dit-on. L'activité serait tout aussi rentable, voire davantage, que de semer et de récolter.

Abdo, lui, produit surtout des pommes de terre et du raisin. Près de 600 travailleurs syriens dorment sur ses terres, accompagnés parfois de leurs femmes et enfants. Ce quasi-village, précaire, ne connaît pas de problème. « Ils partiront quand la guerre sera finie, assure ce colosse d'une quarantaine d'années aux cheveux plaqués vers l'arrière. Mais elle ne finira pas avant 20 ans ». 

Certains des travailleurs sont là depuis 20 ans. Et lui aussi les paie comme avant. Il ne remarque pas de peurs particulières car, chez lui aussi, ceux qui travaillaient hier sont toujours ceux qui travaillent aujourd'hui. Il y a parfois des Syriens chrétiens qui arrivent, mais c'est de plus en plus rare. « S'il y en a, je les préfère, dit Abdo, car ainsi, nous sommes entre nous ».

Conscience d'être mieux accueillis
Georges Youssef a quitté l'Irak pour le Liban suite à des menaces de mort. Olivier Papegnies

Tous les réfugiés ne sont en effet pas logés à la même enseigne. Outre ceux qui ont les moyens de louer un appartement ou une partie de maison, certaines confessions sont, sans grande surprise, plus proches de la population locale. Dans cet immeuble d'un quartier périphérique de Zahlé, tous les appartements sont occupés par des familles chrétiennes irakiennes. La cage d'escalier, les portes de l'ascenseur et celles de chaque appartement sont marquées d'autocollants figurant des croix, Jésus ou des chapelets.


Georges Youssef et sa famille occupent un de ces appartements du deuxième étage, avec sa femme Rana et leurs quatre enfants. Menacé de mort par Daech après avoir miraculeusement récupéré sa fille aînée, Julia, 15 ans, des griffes de l'organisation terroriste qui l'avait violemment kidnappée à leur domicile de Bagdad, cet ancien fonctionnaire du ministère de l'électricité a vu en Beyrouth une issue au cauchemar familial.

Constatant que ses passagers sont chrétiens,
le taximan les emmène à Zahlé

Constatant que la famille qu'il embarquait était chrétienne, le taximan qui l'a prise en charge à son arrivée au Liban l'a amenée directement à Zahlé. Georges y a trouvé un appartement, cherché du boulot et ses enfants ont intégré l'école. Sauf Julia, qui rêve cependant d'études pour devenir infirmière, aux Etats-Unis (une demande de visa est en cours).

Georges a conscience d'être mieux accueilli que les Syriens, mieux hébergé, mieux encadré, mieux soutenu. Si un besoin survient, il sait qui appeler. 

Les "Focolari" offrent
chaleur humaine et cadeaux
Samedi 17 décembre, une distribution de cadeaux est organisée à la paroisse Saint-Elias de Zahle. Olivier Papegnies

Dans la matinée de ce dernier dimanche avant Noël, ses enfants ont été conviés à une distribution de cadeaux organisée par une poignée de femmes membres du mouvement des « Focolari » (foyers, âtres, en italien), dont la solidarité et la générosité trouvent leurs racines dans l'Evangile. 

Après une messe protégée, comme c'est désormais l'habitude, par deux militaires en armes et gilets pare-balles, la salle paroissiale voisine a résonné des cris des enfants démunis du coin. Captivés par les jeux et les chants auxquels ils prenaient part, ils n'ont pas vu Père Noël revêtir son costume dans un coin de la vaste pièce. 

Dès que ses « hohoho » emplirent l'espace, ils n'ont plus eu d'yeux que pour lui, attendant qu'il prononce leur prénom et leur remette le cadeau personnalisé préparé par l'association. Quelques-uns se sont joints en dernière minute mais il ne seront pas oubliés pour autant. Deux bénévoles feront un rapide aller-retour au magasin de jouets le plus proche.

Juliana craignait que des terroristes
se soient glissés parmi les réfugiés

Juliana, elle aussi « Focolari », avait un peu peur des réfugiés. Elle craignait que des terroristes se soient glissés dans le flux et demandait à sa femme d'ouvrage, Marylou, de n'ouvrir à personne (ce qui est absolument contraire aux habitudes). Il y a deux ans, malgré ses instructions, elle trouve Marylou en discussion dans le hall d'entrée de l'immeuble où elle habite avec une famille comptant deux enfants. Ils disaient avoir fui l'Irak. Juliana a hésité. Elle en a honte aujourd'hui mais elle leur a demandé leurs prénoms. Himad et Mariam pour les parents « mais tout le monde donne ces prénoms ». Peter et David pour les enfants « c'est ce qui m'a convaincu qu'ils étaient chrétiens ». Depuis, elle veille sur eux.

"S'ils gagnent,
il n'y aura plus un chrétien,
plus un alaouite,
plus un chiite..."
L'évocation de la vie à Homs, quittée sous la pression, reste doulaureuse pour Roula. Olivier Papegnies

Pour les Syriens aussi, plus encore que pour les Irakiens peut-être, il vaut bien mieux être chrétiens. Antoun Ibrahim approche la soixantaine. Il a quitté Homs en décembre 2012 avec son épouse. Il tenait un magasin mais la pression montait dans son quartier. Une bombe a explosé devant la vitrine et ils ont décidé de quitter le pays. Ce que son frère avait déjà fait. Il l'a suivi à Zahlé, « parce que c'est une zone chrétienne ». Grâce à un autre réfugié syrien chrétien, aujourd'hui parti pour l'Australie, il a trouvé un boulot. Il surveille la maison de campagne d'un riche politicien local. Pas question de retourner en Syrie si les rebelles gagnent. « S'ils gagnent, il n'y aura plus un chrétien, plus un alaouite, plus un chiite,... Ils tueront tout le monde ».

Vania Faraj est arrivée au Liban un peu plus tard, en janvier 2013. Egalement chrétienne de Syrie, elle a une quarantaine d'année et un visage qui semble apaisé malgré les incertitudes qui la rongent. Elle a emmené ses trois enfants hors du pays juste après l'enlèvement de son mari, un mécanicien, par le front al-Nosra. Ses deux fils étant également dans le viseur des ravisseurs pour être mis, eux aussi, au travail forcé, elle a préféré fuir immédiatement. 

A Zahlé, elle se sent bien acceptée et aidée. Sa fille, qui est fiancée, a du travail. Elle ne pense pas au retour, d'abord « parce que la situation est loin d'être stable » mais aussi « parce que ses deux garçons sont considérés comme déserteurs puisqu'ils n'étaient plus sur place au moment de l'appel sous le drapeau. »

Au Scooly Band, un parc, indoor, d'attractions pour les enfants de Zahlé, situé dans un zoning industriel un peu au nord de la ville, ce sont cinq autres chrétiens syriens qui s'activent en cuisine. S'ils composent désormais des sandwiches et des hamburgers, et s'ils ont un toit, c'est en raison de l'ascendance libanaise de l'un d'eux, qui a initié l'indispensable confiance après lui avoir servi de boussole pour s'expatrier.

"La perception des réfugiés par les Libanais diffère fort selon qu'ils ont ou non des contacts avec eux"

Selon Fadi Assi, médecin aux épaules larges et au visage carré, qui, associé avec sa belle-famille, gère Scooly Band : « si la guerre finit et si l'on arrêtait de leur donner de l'argent, 90 % des Syriens repartiraient. » Et ce serait mieux, dit-il : « Certains ont monté de petites affaires et font concurrence aux commerçants locaux, mais ils ne paient pas d'impôts et ne sont pas du tout contrôlés. Ils ne paient pas l'école, ni les soins de santé, ni l'aide sociale. » Il tempère cependant : « La perception qu'en ont les Libanais est très différente selon l'endroit où l'on se trouve et selon l'existence ou non de contact. Un petit épicier chrétien de la plaine chez qui les réfugiés sont clients peut être très content alors qu'un sunnite qui ne trouve pas de travail l'est certainement moins malgré la proximité religieuse... »

En remontant la Bekaa,
Geagea cède la place à Nasrallah
Olivier Papegnies

En remontant cette plaine de la Bekaa dont les vastes champs s'étendent sur une trentaine de kilomètres de largeur entre le mont Liban et les montagnes de l'anti-Liban, frontière naturelle avec la Syrie, les affiches et drapeaux évoluent rapidement. Exit, les portraits de Samir Geagea, le leader des Forces libanaises, qui a préféré la prison à l'exil. C'est le visage d'Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah, et les drapeaux aux couleurs du « parti de Dieu » qui côtoient les pères Noël gonflables arrimés aux devantures de magasins.

Michel Aoun, le général chrétien maronite au profit duquel Geagea a retiré sa candidature à la présidence du pays, trouve cependant sa place sur une bâche de 40 m2 déployée sur les quatre étages d'un immeuble en construction. Au côté du leader du Hezbollah, certes.

Aoun répond aux exigences du Pacte national:
il est chrétien

Aoun, président récemment élu par la Chambre des représentants après deux ans de blocages en tous genres, répond aux exigences du « Pacte national » : il est chrétien.

Ce Pacte, non écrit, prévoit que le président de la République est maronite, que le premier ministre est sunnite et que le président de la Chambre est chiite. Le dernier recensement, sur lequel est basée cette répartition, date de 1932, à l'époque du mandat français ; il signalait 51 % de chrétiens, toutes confessions confondues, dont une majorité de maronites. La démographie, nettement favorable aux musulmans, selon Ziad Majed, professeur à l'Université américaine de Paris et spécialiste du Moyen-Orient, ne laisse pas de doute à propos d'une inversion de majorité.

« Les chrétiens ne représentent plus qu'environ 40 % de la population libanaise, évalue-t-il. Ce qui en fait la plus importante communauté chrétienne de la région, et de loin. En Syrie, il ne doit pas en rester plus de 5 %, en Irak, 1 %, en Egypte peut-être 8 %. Une situation qui les contraint à une rhétorique minoritaire très dangereuse. Elle implique en effet de s'associer au pouvoir quel que soit sa nature s'il lui garantit une protection contre la barbarie que ce pouvoir exercerait par ailleurs. Au Liban, au contraire, les traditions chrétiennes font partie, comme les autres, de la vie quotidienne du pays ».

Mais comme aucun chiffre officiel n'est venu actualiser le calcul français, les estimations de la proportion de chrétiens ont libre cours. « Je pense que nous sommes plus de 40 %, même si nous voulons toujours croire que nous sommes 50 % », clame Laurent S. Farah, jeune politicien beyrouthin de retour dans son village d'origine, Ras Baalbek, pour fêter Noël mais aussi pour y enterrer un de ses oncles de 93 ans.

Robert, policier dans cette même municipalité, a plutôt l'impression que la proportion se fixe à 35/65. Son estimation se fonde, non seulement sur la taille des familles musulmanes des villages voisins mais aussi sur les évolutions de leurs populations au sein de ceux-ci. « Al-Ayn était entièrement chrétien il y a trente ans et ne l'est plus qu'à 20 % désormais, illustre-t-il. Et c'est la même chose pour Jeddieh ou Hermel ».

Ras Baalbek et Al-Qaa sont les deux dernières municipalités chrétiennes du nord de la Bekaa. Le père Brahim, l'un des curés de ce village de 8000 âmes l'été pour à peine la moitié pendant l'hiver, exception faite du week-end de Noël, insiste sur l'identité forte de sa communauté. 

"Nous sommes les chrétiens d'Orient,
nous sommes attachés aux Etats"

Alors qu'une paroissienne décore les portes de l'église Saint-Elian de « Merry Christmas », il tonne, l'écharpe par dessus la soutane, à proximité du poêle qui réchauffe péniblement l'édifice : « nous sommes les chrétiens de l'Orient. Nous sommes attachés aux Etats. Nous ne sommes pas opposés aux musulmans. La présence chrétienne, ce n'est pas d'être nombreux, ou les plus nombreux, mais c'est d'avoir une politique claire pour la diversité avec toutes les communautés. »

Dans les camps de réfugiés de la région, il n'y a pour ainsi dire pas de chrétiens. Ceux, nombreux, qui ont franchi la frontière en venant de Homs n'ont fait que passer, pour se rendre dans de plus grandes villes chrétiennes, comme Junieh, Byblos ou Zahlé. Ils ne fréquentent donc pas le père Brahim, qui les regarde sans distinction avec une relative bienveillance : « parmi les réfugiés, il doit y en avoir 50 à 60000 qui sont contre le régime. Les autres sont pour l'Etat mais ils attendent une meilleure situation. Nous avons bien entendu des doutes sur la présence de daesh parmi eux. »

Couvre-feu mais programme scolaire adapté 

La municipalité a, par conséquent, pris un règlement drastique : les Syriens stationnés dans les camps des alentours n'ont tout simplement pas le droit de se déplacer entre 18 et 8 heures.

Mais Ras-Baalbek a aussi introduit un programme scolaire spécial pour les réfugiés. « Le matin pour les primaires, l'après-midi pour les secondaires », détaille Doreid Rahhal, le maire du village aux allures de Pepone, le rival et ami de Don Camillo.

"Tout ce qui existe pour les Libanais..."
Olivier Papegnies

Dans l'école d'Al-Qaa, dernier village avant la frontière syrienne, au nord, il existe aussi des classes peuplées de jeunes syriens. « Tout ce qui existe pour les Libanais est disponible pour les réfugiés », résume le père Elyan, dont le visage et l'élocution sont la douceur incarnée. Cheville ouvrière de la construction d'infrastructures dont profite la municipalité mais aussi ses voisines, chrétiennes ou chiites, il affiche pour plus hauts faits d'armes un centre médical et le petit aqueduc qui assure l'approvisionnement de la municipalité. 

"A Al-Qaa, les réfugiés sont cinq fois plus nombreux que les habitants"

Compatissant aux malheurs des exilés syriens, il garde cependant quelques chiffres à l'esprit : « ils sont cinq fois plus nombreux que les habitants d'Al-Qaa. Ils sont 20000. Ils ont été jusqu'à 30000. Ils sont très bien servis. Pour ceux qui vivaient à la ville, c'est une situation différente, pour les bédouins, c'est souvent mieux qu'avant. »

La plus grande crainte animant ces deux villages, isolés du reste des chrétiens libanais par l'expansion de la communauté chiite mais avec laquelle elle entretient actuellement de bonnes relations, c'est que le million et demi de sunnites ayant fui la Syrie ne reparte jamais, déséquilibre le rapport de forces confessionnelles et pousse les chrétiens à quitter leurs terres, comme ce fut le cas au cours de la guerre civile libanaise ou pendant l'occupation syrienne.

Arz Bitar, élu de Ras Baalbek, est de ceux qui enragent contre l'inaction de l'Occident envers les chrétiens d'Orient: "Nous sommes comme les premiers chrétiens, face aux lions à Rome". Les yeux déterminés et le ton franc, sincère et un brin excédé par la réalité, il est convaincu que lui et les siens vont disparaître « mais nous ne partirons pas ! » S'il n'était pas profondément préoccupé, sa sentence -« l'Iran aide les chiites, l'Arabie aide les sunnites. Et les chrétiens libanais ? Ils donnent leur argent au Vatican »- serait un bon mot. Ce qu'il réclame, ce ne sont pas des armes, ils en ont, mais des infrastructures qui fixeraient les chrétiens à leurs terres : un hôpital, une université.

« Ou une zone franche, qui favoriserait le business et l'implantation de sociétés étrangères », imagine Joseph Bitar, un lointain cousin d'Arz, à l'allure nettement plus épicurienne. Ce jeune élu de Ras Baalbek a repris des études, de management commercial, dans l'optique de développer l'économie locale. Lui aussi, il restera. Ses amis d'enfance sont pourtant partis, pour Beyrouth, pour l'armée, ou pour Dubaï, la Chine ou partout où l'on a besoin d'ingénieur en mécanique.

Al-Qaa,
27 juin 2016 
8 kamikazes 
5 martyrs
Olivier Papegnies

Le père Elyan garde également un oeil sur une autre menace sérieuse pour Al-Qaa, celle d'être attaqué par l'un des groupes jihadistes qui espèrent que leurs attentats déstabiliseront le fragile équilibre intra-libanais. « Il y a toujours une menace, dit-il calmement, mais depuis quelques mois, il y a 12000 soldats de l'armée libanaise dans les montagnes. Il y a du danger, de la peur. » 

Surtout, il y a eu dans ce village deux quadruples attaques de kamikazes le 27 juin 2016. Quatre juste avant l'aube, quatre en soirée. Cinq morts. Cinq martyrs dont la mémoire est honorée, notamment, par une fresque murale au centre du village, entourée des sapins en cartouches de chasse, en bouteilles de vin vides ou en pneus peints en vert et empilés du tracteur au vélo pour enfant. Sans oublier de souriants bonhommes de neige, eux aussi en pneus, mais peints en blanc. « Nous ne savions pas, et nous ne savons toujours pas, d'où sortaient les kamikazes. Il se peut tout autant que les terroristes venaient d'un camp de réfugiés que de la montagne. Nous n'en avons toujours aucune idée », raconte le père Elyan, résigné.

"L'armée a trouvé des armes"

« Récemment, le 9 ou le 10 décembre, l'armée a fouillé les tentes d'un camp. Elle y a trouvé des armes et arrêté une centaine de personnes », détaille-t-il, expliquant ainsi que les raisons pour les habitants d'Al-Qaa d'être armés et de surveiller nuit et jour leur village sont on ne peut plus réelles.


A suivre : Ces chrétiens qui défendent leurs villages l'arme à la main