Le chant des hommes

Histoires intimes dans le huis clos d'une église

Ils sont comédiens ou artistes pour la plupart. Ils viennent d'Europe, d’Afrique, du Moyen-Orient ou d’Amérique latine. Ils sont partis, guidés par un instinct de survie, chassés par la répression, entraînés par leurs envies. Leur cœur est un peu resté là-bas aussi.

C’est le tournage d’un film qui a réuni tout ce petit monde dans une église luxembourgeoise sous la houlette de Bénédicte Liénard et Mary Jiménez. Les scénaristes se sont inspirées de nombreuses grèves de la faim de sans-papiers, en particulier celle de l’église du Béguinage à Bruxelles, durant laquelle deux cent trente d’entre eux avaient jeûné afin d’obtenir leur régularisation. Leur "chant des hommes" était d’actualité lors de son écriture, il l’est resté lors de son tournage, il l’est toujours lors de sa sortie sur les écrans mercredi, alors que continuent à affluer les candidats à l’exil européen.

Les réalisatrices se sont orientées vers des migrants (comme on les appellerait aujourd’hui) pour incarner la plupart de leurs personnages. “Le chant des hommes” fait corps avec ses comédiens : les émotions qu’ils véhiculent, les histoires qu’ils racontent, résonnent en eux. “Sur ce film, je ne joue pas : tout revient à travers les émotions”, explique ainsi l’acteur irakien Duraid Abbas.

Nous sommes partis à la rencontre de ces comédiens et figurants sur leur lieu de tournage, là où les sans-papiers qu’ils jouent, gris et amaigris, mènent leur épreuve de force. Ils nous ont raconté leur parcours, parlé de leurs épreuves, livré leurs sentiments, expliqué ce que représente ce film pour eux qui ont été pour la plupart migrants, réfugiés, sans-papiers, étrangers. Voici leurs histoires, recueillies par Sabine Verhest , Valérie Gillioz et Alain Lorfèvre.

"Je n'étais pas libre, je ne pouvais pas faire du théâtre" Gernas Shekhmous
Crédit: Jean-Christophe Guillaume


Entre l'histoire de Gernas Shekhmous et celle de son personnage, le Syrien, les similitudes sont nombreuses. Tous deux sont d’origine kurde, tous deux ont quitté la Syrie après s’être heurtés au pouvoir de Bachar al Assad, tous deux ont vécu dans la rue en Belgique et galéré pour obtenir un titre de séjour. "C’est Mary et Bénédicte (les réalisatrices, NdlR) qui m’ont demandé de créer l’histoire de mon personnage. Je ne voulais pas raconter mon histoire, ça aurait été trop difficile de jouer mon propre rôle, mais je m’en suis inspiré", explique le comédien.

Le tournage n’a pourtant pas été simple pour Gernas. “C’était mon rêve de gosse de travailler au cinéma, mais ce film intervient dans un contexte difficile, alors que les événements dans mon pays occupent toute mon attention. Dans chaque scène du film, je revoyais mon histoire. Je retournais à mon ancienne vie.”

Cette ancienne vie, c’est celle d’avant 2010, l’année où il a enfin obtenu le statut de réfugié, après onze ans passés en Europe. “Je suis arrivé en Allemagne en 1999, à 18 ans. Je quittais mon pays car je n’y étais pas libre, je ne pouvais pas y faire du théâtre. Toutes mes demandes d’asile ont été refusées, alors je suis passé en Belgique, dans l’espoir de pouvoir rejoindre l’Angleterre. J’ai vécu dans le parc Maximilien pendant un mois, c’était l’été. Puis, on m’a placé dans un centre. Et quatre mois plus tard, j’ai obtenu le statut de réfugié. Je ne sais pas pourquoi ça a marché à ce moment-là. Les procédures d’asile sont tellement aléatoires en Europe.”

En Belgique, il se sent bien. “Je me sens comme chez moi. C’est assez paradoxal car, même en Syrie, je n’étais pas vraiment chez moi. Etant issu de la minorité kurde, j’ai connu l’exclusion dans mon propre pays. Et aujourd’hui, en tant qu’artiste, j’incarne la voix de la Syrie ! C’est assez fou.”

Avec ce premier film au cinéma, qu’il souhaite dédicacer à son peuple, il espère surtout offrir une autre image de l’immigration. “Les gens en Europe croient que les migrants viennent leur voler leur travail et les déranger. Personne n’est heureux d’être réfugié. Si j’avais pu rester chez moi, si j’avais eu la possibilité d’y vivre libre, j’y serais resté. Vous savez, la Syrie a longtemps été une terre d’accueil pour les immigrés des pays voisins. Et aujourd’hui, c’est nous qui fuyons notre pays, soupire-t-il. Peut-être que les Belges seront un jour des réfugiés.”

"Je jouais des scènes de prière.
Les salafistes n'ont pas supporté.
Ils ont brûlé ma maison."
Saida Manai
Crédit: Jean-Christophe Guillaume

Ce film, c'est sa renaissance. Saida Manai a obtenu le statut de réfugiée quelques semaines à peine après avoir intégré le projet de Bénédicte Liénard et Mary Jiménez, dans le rôle de Najat. Mais ce film a surtout marqué le retour de la comédienne tunisienne passionnée et débordante d’énergie, que deux ans en centres pour demandeurs d’asile avaient complètement éteinte. "Je ne dansais plus, je ne sortais plus, je ne souriais plus", se souvient-elle avec émotion.

Dans son récit, elle s’arrête plusieurs fois, pour pleurer un peu. Elle raconte d’abord ses belles années à Tunis, comme présidente d’une association de théâtre. Des années de bonheur sur scène, de rencontres, de voyages, de liberté. Puis, après le Printemps arabe, les premiers problèmes. “J’avais écrit et mis en scène une pièce qui parlait du rôle de la femme dans les pays arabes. Je jouais des scènes de prière. Les salafistes n’ont pas supporté. Ils ont brûlé ma maison.” 

C’était en 2012. Saida choisit l’exil, par dépit. “Je n’avais jamais imaginé quitter la Tunisie. J’avais 47 ans. Je laissais derrière moi une vie riche, consacrée au théâtre, et des artistes qui étaient devenus ma famille. Peut-être que si j’avais été plus jeune, ça aurait été plus facile…”

Venue en Belgique comme actrice invitée pour une pièce de théâtre, elle ne monte pas dans l’avion du retour. “J’ai immédiatement fait une demande d’asile. Je me disais que tout irait bien, que je pourrais continuer ma vie artistique en Belgique. Et en fait, tout a été différent…”

Dans les centres d’accueil où elle est placée, Saida subit le racisme brutal du personnel. “Une directrice m’a dit, en me regardant dans les yeux, qu’elle détestait les Arabes. On m’interdisait de parler ma langue maternelle. Je n’avais jamais été traitée comme cela. Personne ne se préoccupait de moi. J’étais livrée à moi-même, seule dans un bungalow. On me menaçait sans cesse de me mettre à la rue. Moi, je me demandais ce que j’avais fait de mal, pourquoi j’en étais arrivée là.” 

Comme un oiseau en cage, Saida plonge dans la dépression. Elle prend plus de 36 kilos et connaît de lourds problèmes de santé. “Je n’avais plus aucun espoir, je pensais que j’allais mourir. Mais je me disais que si je ressentais encore de la douleur, c’est que j’étais encore vivante.”

Comme le personnage qu’elle incarnerait, sans le savoir, quelques mois plus tard, Saida Manai entame une grève de la faim. “Ce n’était pas pour accélérer le processus de demande d’asile, mais pour éveiller l’attention sur le racisme et les mauvais traitements que je subissais.” Un directeur, plus compréhensif que les autres, la soutient. Un psychologue la prend en charge, et lui parle d’un casting pour un film sur les réfugiés. Il l’encourage à y aller, et elle obtient le rôle. Tout s’enchaîne. “Avec ce film, j’ai commencé une autre vie. J’ai obtenu un titre de séjour, j’ai pu me trouver un appartement. J’ai perdu tout le poids que j’avais pris et surtout j’ai retrouvé l’espoir et la joie de vivre.” 

Saida espère surtout que “Le Chant des hommes” fera bouger les choses. “Je crois au message de ce film. Le public européen ne sait pas ce qui se passe juste à côté de lui, dans les centres pour réfugiés. C’est important qu’on en parle.”

"Si c'était à refaire, je le referais.
C’est bien d’avoir le choix."
Duraid Ghaieb
Crédit: Jean-Christophe Guillaume

"Être sans-papiers, c'est comme être à un arrêt de bus. Tu attends dans un lieu peu confortable, tu n’as pas le droit de bouger, tu ne sais pas quand ton bus arrivera, ni même s’il arrivera." C’est avec cette image que Duraid Abbas Ghaieb résume la situation des étrangers illégalement installés en Europe. 

Une situation que le comédien irakien a connue il y a quelques années, en fuyant son pays, et qu’il retrouve aujourd’hui à travers son personnage. "Je n’ai pas besoin de jouer, tout est déjà en moi. L’émotion est là, elle a ressurgi dès le moment où j’ai lu le scénario”, raconte-t-il.

L’enjeu, pour lui, était de réussir à transmettre cette émotion au public. “Je suis né à Bagdad en août 1980, quelques jours avant le début de la guerre Iran-Irak. J’ai connu le conflit avec le Koweït, la seconde Guerre du Golfe, suivie par des années de sanctions, avec l’absence de nourriture et de médicaments, puis l’invasion américaine en 2003 et la guerre civile. Même si je vous racontais tout cela en détail, je ne pense pas que vous pourriez ressentir et comprendre ce que j’ai vécu. Les médias nous abreuvent d’images d’horreur, mais ça ne suffit pas. Pourtant, je crois au pouvoir de l’art. Est-ce qu’un film peut changer le point de vue sur les immigrants ? J’ai envie de dire oui.”

Avec “Le chant des hommes”, Duraid aimerait s’adresser aussi aux migrants. “Je ne suis pas parti de chez moi seulement à cause de la guerre. Comme n’importe quel jeune, je voulais voyager, voir le monde. J’avais une vision très romantique de ce qu’était le monde libre, je voyais l’Europe comme un paradis. Et pourtant, en arrivant, ça a été le cauchemar. Il y a eu des moments où j’ai regretté d’avoir émigré. Il faut en être conscient.”

Aujourd’hui qu’il possède la nationalité hollandaise et qu’il joue en Europe, il a une vision plus optimiste. “Si c’était à refaire, je le referais, et je souhaite à tout le monde de pouvoir le faire. C’est bien d’avoir le choix."

"Je viens d'un pays
où même les femmes enceintes
sont torturées en prison." 
Maryam Zaree
Crédit: Jean-Christophe Guillaume

Maryam Zaree aurait pu ouvrir les yeux sur le monde dans des circonstances plus heureuses. La comédienne allemande est née à la prison d'Evin, à Téhéran, où ses parents, opposants au régime de l’ayatollah Khomeiny, avaient été emprisonnés. Alors quand Esma, son personnage dans "Le chant des hommes", lance à la représentante de l’autorité belge, qui lui refuse ses papiers, “je viens d’un pays où même les femmes enceintes sont torturées en prison”, ses propos prennent une autre dimension.

La prison, Maryam Zaree ne s’en souvient guère. “Ma vie a commencé durement, mais elle est ensuite plutôt conventionnelle.” Elle a grandi à Francfort, toujours voulu être comédienne, l’est devenue pendant ses études à Berlin – elle a joué dans la série “Tatort”.

L’actrice de 32 ans, qui tient le rôle principal du film, n’a pas connu la vie de sans-papiers du personnage qu’elle interprète : elle avait deux ans quand ses parents ont obtenu le statut de réfugié en Allemagne. 

À Francfort, papa et maman la préservent, mettent du temps à lui livrer leur histoire. “Il y a des choses dont il est difficile de parler. La langue n’arrive pas toujours à trouver les mots pour décrire les cicatrices que le traumatisme a laissées.” 

La jeune femme a beaucoup de questions mais peu de réponses. “Aujourd’hui, cela a changé, on en parle plus” et, “connaissant l’histoire de ma mère, de mon père, je sais ce que signifie ne pas faire partie de la majorité de la société”. Elle se sent “une responsabilité d’engagement”, se bat “contre l’injustice, n’importe laquelle”, c’est plus fort qu’elle.

Allemande d’origine iranienne, Maryam Zaree refuse de se faire enfermer dans des rôles d’immigrée. “Quand on me demande d’où je viens, je réponds : de ma mère !” 

Mais, “quand j’ai lu le scénario (du “chant des hommes”), j’ai tout de suite été d’accord pour y participer. Je voulais vraiment que cette histoire soit racontée. On a une façon de considérer les immigrés, réfugiés, sans-papiers comme quelque chose d’abstrait, de flou. Avec ce film, on peut montrer l’humanité de chacun et mettre des visages sur ces gens-là”, affirme-t-elle. Il “ne changera pas les mentalités – ce n’est pas si facile -, mais il peut aider à se poser des questions.”

"Globalement, les émotions
que j'ai pu ressentir dans ma vie
sont les mêmes que celles de Billy." 
Zeinabou Diori
Crédit: Jean-Christophe Guillaume

"Billy est une femme africaine, qui s'est fait prendre dans le piège de la prostitution. Quand elle a entendu qu’il y avait cette grève de la faim dans l’église, elle a décidé de mourir ici plutôt que sur le trottoir." Cette histoire tragique est celle de Billy, pas de Zeinabou Diori, qui lui prête vie à l’écran. Mais, "globalement, les émotions que j’ai pu ressentir dans ma vie sont les mêmes”. 

Le tournage du “Chant des hommes”, son premier, a quelque chose de “thérapeutique” pour elle. “Quand je sors de la peau de Billy, je comprends qu’il est possible pour moi de sortir d’un passé qui veut toujours nous rattraper.”

Zeinabou Diori, 37 ans, est une artiste-peintre nigérienne. Elle a quitté Niamey, où elle ne s’épanouissait pas, pour la Belgique il y a six ans. “Là-bas, tout est question de survie et de protection pour une femme. On n’a pas le temps d’aller puiser au fond de soi l’inspiration.” 

En 2009, elle décide de tenter sa chance à Bruxelles. “Je suis partie pour des raisons personnelles, de liberté d’expression, de liberté de la femme. Je voyais de plus en plus le radicalisme s’installer. Cela a commencé par des perquisitions, des enlèvements, des filles brûlées parce qu’elles étaient libres. Je me suis dit, “sauve-qui-peut” !” 

Mais elle n’introduit pas de demande d’asile – “Je n’étais pas persécutée chez moi.” – et tombe dans la clandestinité.“C’est incroyable de voir comme toute sa vie peut être limitée à un bout de papier !” Elle vend les bijoux qu’elle crée, un talent qui lui avait permis d’exposer en Europe avant le grand saut. Mais son inspiration se tarit, fixée qu’elle reste “sur ces papiers qui manquent”. En zone grise, “on apprend à devenir humble, c’est important pour un artiste”, analyse-t-elle. “On se fortifie aussi. L’expérience était dure, mais le résultat est aujourd’hui 100 % positif.” 

Car, avec l’aide d’une avocate, elle a fini par avoir des documents, le 4 novembre 2013, et surtout s’est relancée.“Recevoir enfin ses papiers signifie aussi avoir vraiment coupé de chez soi. On peut déprimer…” 

Il faut alors réussir à s’enraciner, explique-t-elle. “Quand on veut quitter son pays, il faut savoir œuvrer pour ses rêves.”

"C'est une épopée incroyable,
c'est Ulysse !"
Dorcy Rugamba
Crédit: Jean-Christophe Guillaume

Joseph a fui son pays, quelque part en Afrique subsaharienne. Joseph est homosexuel, Joseph est donc en danger de mort. Pour l'interpréter, l’acteur Dorcy Rugamba s’est "inspiré d’une histoire que je connaissais, celle d’un couturier qui a failli se faire lyncher pour son orientation sexuelle"

“L’adoption de lois homophobes en Ouganda et au Nigeria m’a donné une motivation” pour incarner ce personnage à l’écran. “Sans être un activiste, cela fait partie des chantiers réels pour les artistes et toutes les personnes qui militent pour un progressisme réel en Afrique.”

Ce “Chant des hommes”, Dorcy Rugamba le trouve “nécessaire”, pour rappeler qu’il “n’est pas évident de quitter son pays”, a fortiori dans des conditions aussi extrêmes que la traversée du Sahara à pied ou de la Méditerranée en canot. “On ne peut pas entreprendre cela sans y avoir vraiment réfléchi cent mille fois. C’est une épopée incroyable, c’est Ulysse !”

Lui aussi a fui son pays, le Rwanda, c’était “au pire moment, en 1994”. Il était parti le 6 avril à Butare, pour rendre visite à une de ses tantes. Le 7, jour du déclenchement du génocide, “ma famille a été assassinée” à Kigali. “J’ai su immédiatement qu’il fallait partir au plus vite.” Le jeune homme traverse la frontière burundaise et, une semaine plus tard, s’envole pour Paris, où il obtient très rapidement des papiers. Il a 25 ans.

En Europe, il se lie au Groupov et à Jacques Delcuvellerie, “une seconde famille”. Ensemble, ils créent “Rwanda 94”, une pièce de six heures qu’il coécrit et dans laquelle il joue. “Il était important pour moi de régler cette question du Rwanda, d’écrire, de jouer, de me donner la chance de pouvoir tourner la page. C’est le cas actuellement. J’ai écrit quatre projets sur ce thème. Maintenant, je suis plus dans la distance par rapport à ce sujet.”

Premier prix d’art dramatique du Conservatoire de Liège, il joue ici et là, dans une pièce de Shakespeare ou dans une réalisation de Peter Brook, avec Pitcho Womba Konga qu’il retrouvera sur le tournage du “Chant des hommes”. Mais il est aussi “resté profondément rwandais”. “J’essaie de faire ce métier en créant des synergies entre ici et là-bas”, explique-t-il. “Il est très important pour moi de rêver à l’idée qu’il y aura une renaissance rwandaise, d’injecter dans cette partie du monde qui a beaucoup souffert de l’humanité et du faire ensemble.”

"Je me suis aperçu que je n'étais ni d'ici ni de là-bas, 
mais que je pouvais faire le pont entre les deux."
Pitcho Womba Konga
Crédit: Jean-Christophe Guillaume

Pitcho joue Super. Super, le réfugié congolais qui a quitté son pays pour des raisons religieuses : il était chrétien dans une famille de marabouts, bref voué à la mort. « Ce n'est pas ce que j'ai connu. Moi, je suis arrivé en Belgique à six ans », témoigne l'acteur, « mon père y était réfugié politique » du genre qui n'a pas sa langue en poche. A l'époque, Mobutu régnait encore sur le Zaïre.

Le choc se révèle énorme pour le petit garçon. « Je devrais voir un psychologue pour cela », sourit-il, « parce que, quand j'ai posé le pied en Belgique, je ne me suis plus rappelé de rien du Congo, comme si mes souvenirs avaient été supprimés de mon cerveau. J'ai en revanche des souvenirs très précis de mon arrivée ici, des lumières, de la propreté des rues, des gens qui étaient blancs », raconte-t-il.

« Je suis retourné au Congo 20 ans plus tard. J'ai eu ce sentiment très profond que j'avais un pays qui m'avait adopté, la Belgique, mais que j'avais aussi ma terre. Je suis arrivé le soir, il faisait noir et je ne voyais rien mais, tout d'un coup, les odeurs, les bruits, le contact de l'air sur ma peau m'étaient familiers... » Ses retrouvailles dopent sa curiosité, son envie de connaître le Congo, « pas de m'y installer ». « Mes prétentions ont été cassées. Je me suis rendu compte que la manière de voir les choses était très différente quand on n'a pas grandi là-bas », dit-il. « Je me suis aperçu que je n'étais ni d'ici ni de là-bas, mais que je pouvais faire le pont entre les deux. Pourquoi choisir puisqu'au final on est multiple ? »

Mais cette réflexion, aujourd'hui mûrie, il a mis du temps à la verbaliser. Adolescent, Pitcho grandit plutôt isolé. « Je me suis senti rejeté, pas assez représenté, j'avais du mal à me dire que j'étais belge », se souvient-il. « Je n'ai eu ma carte d'identité qu'à 26 ans. Mais quelque chose s'est ouvert quand j'ai eu la possibilité d'aller une première fois en Afrique. »

Lui, n'est pas tenté par une carrière politique. « Je m'y intéresse mais, parce qu'elle a volé mon père, je pense que le sacrifice est trop lourd à porter. » À Bruxelles, il s'épanouit dans le rap puis le slam, s'aventure sur les planches de théâtre. C'est alors qu'« on m'a proposé de passer un casting pour Peter Brook, que je ne connaissais pas du tout ! J'ai eu la chance d'avoir été pris, j'ai fait le tour du monde » avec la pièce « Tierno Bokar », puis avec « Sizwe Banzi est mort ». Mary Jiménez et Benedicte Liénard le contactent. « Je venais de terminer le tournage de « Waste Land » de Pieter Van Hees et je m'étais décidé à essayer de faire du cinéma. »

« Le Chant des hommes » le séduit : « c'est un film sur les sans-papiers mais aussi sur l'intégrité. C'est là où cela résonne vraiment en moi. Jusqu'où est-on prêt à se battre pour les autres ? À quel moment profite-t-on d'eux pour servir ses propres intérêts ? Ces questions me touchent. » Le voilà donc, lui le réfugié bien portant, dans la peau d'un sans-papiers en grève de la faim. Le régime alimentaire que les acteurs ont dû suivre tous ensemble « nous a soudés dans la galère », rit-il. Mais aussi, « ce qui pousse les gens à être soudés, c'est le projet en soi. La problématique des sans-papiers restera après nous, ce qu'on fait est plus grand que nous et en prendre conscience nous a liés »

 

"Le chant des hommes",  
de Bénédicte Liénard 
et Mary Jiménez,
sortie en salle le 3 février 2016