Yémen, une guerre oubliée

Reportage photographique de Guillaume Binet

Guillaume Binet est l'un des très rares photographes ou journalistes à s’être rendu au Yémen cette année. Deux fois qui plus est, en juillet dans le sud du pays
et en octobre dans la capitale, Sanaa, et dans le nord.
Membre de l’agence Myop, le Français s’était déjà frotté aux révolutions arabes,
en Egypte et en Libye en 2011, en Syrie l’année suivante.
"Le Yémen avait fait une sorte de transition politique, donc j’ai toujours gardé
un œil dessus. L’envie était là et Médecins sans Frontières (MSF) m’a offert l’opportunité d’y aller", explique Guillaume Binet.
La page du processus politique est tournée depuis longtemps et la guerre y sévit.
Voici le témoignage de l’auteur, en photos et en mots,
recueillis par Vincent Braun pour La Libre Belgique.

Ce qui m'a touché, c’est la prise en étau
des populations civiles, qui sont poussées à faire la guerre.
C’est cette pénurie totale, cette impossibilité de fuir.
Marché dans la vieille ville de Sanaa.

Comment êtes-vous arrivé au Yémen la première fois ?
Par bateau, en quinze heures depuis Djibouti. C'était en juillet. Aden était complètement assiégée et réduite à néant. Le port était partagé en deux :
les Houthis d’un côté et la résistance du Sud de l’autre, c’est-à-dire les force
pro-gouvernementales, marxistes, les comités populaires et Al Qaïda.
La difficulté pour Médecins sans frontières et la Croix-Rouge était de négocier l’accès au port avec les deux camps dont l’Arabie saoudite (qui mène la coalition armée contre les Houthis, Ndlr), afin de ne pas privilégier l’un d’eux et être
la cible de l’autre.
Nous sommes arrivés côté Houthis et ensuite il fallait passer une ribambelle
de check-points tenus par des types en tongues, affamés et complètement désorganisés, pour arriver au no-man’s land de la ligne de front, et repasser
du côté de la résistance du Sud avec de nouveau un certain nombre de check-points. L’hôpital de MSF était sur la ligne de front. Deux chars se cachaient derrière lui et tiraient par dessus our viser les lignes houthistes.

"Cratère est l'un des endroits les plus misérables
que j’ai vus dans le monde."
A Cratère, comme au centre d'Aden, le ramassage des ordures est inexistant.

A l'intérieur de l’hôpital, savait-on qui tirait ?
Oui, car l'hôpital est sur la ligne de front. Très régulièrement, le logisticien
de MSF dressait les mouvements de ligne front. On entendait les départs de tirs
et les explosions six ou sept secondes plus tard, et bien sûr les raids d’avions
qui pilonnent. La grande difficulté, c’est que comme l’aviation de la coalition veillait, dès que les Houthis sortaient leur lance-roquettes, ils étaient tout de suite bombardés. Donc, ils n’avaient pas le temps d’ajuster des tirs. C’était donc des tirs aléatoires. 
C'était le ramadan, donc pas mal de monde sortait dans les rues au moment
de l’iftar à six heures. C’est le moment où les tirs s’intensifiaient.
La population civile dans le centre d’Aden était prise pour cible par les Houthis.

Cratère, la ville historique qui était sous contrôle des Houthis depuis longtemps, était réellement affamée. C'est l’un des endroits les plus misérables que j’ai vu
dans le monde. Ce qui restait de la résistance se trouvait dans le centre économique et plus populaire d’Aden, une bande d’un kilomètre de large
sur quatre ou cinq de long, dos à la mer. La population ne pouvait pas fuir
et subissait un embargo presque total. Il n’y avait que des légumes qui passaient. Pas de viandes, pas d’eau, donc un marché noir énorme.

"Il y a une rapide détérioration
des conditions de vie
dans tout le pays."
Jouer au billard en plein air est une tradition dans le quartier d'Al Mansouri, à Aden.

Outre la nourriture, dans quelles conditions matérielles
se trouvent les Yéménites ?

Avec le blocus, ils manquent de tout. Dans tout le Yémen, il y a un énorme problème d'acheminement de l’énergie, de fuel, pour faire marcher les groupes électrogènes. C’est l’un des points clés de la logistique qui concerne tout
le monde : comment faire marcher un réfrigérateur, un téléphone portable,
un bloc opératoire ? Sans cela ce sont des maladies qui se propagent, l’impossibilité de garder des aliments au frais, de pomper et filtrer l’eau.
Il y a une rapide détérioration des conditions de vie dans tout le pays.
Aussi bien pour la population civile que pour les militaires. Les Houthis
qui assiégeaient Aden n’étaient pas très bien lotis. Dans Aden, ceux qui étaient soutenus par la coalition avaient des uniformes ou des chaussures assez neuves.

"C'est très impressionnant de voir
à quel point la population civile
et les militaires étaient mélangés."
Une balle perdue a blessé un enfant à l'épaule, dans le quartier de Bassateen, à Aden.

Y a-t-il eu des moments où vous avez eu peur ?
Oui, surtout sur le bateau quand nous sommes repartis. Nous nous sommes
fait prendre en chasse par deux navires de guerre et tirer dessus à la mitrailleuse lourde, malgré la signalétique MSF/CICR. Peur, oui, parce que sur un bateau,
on ne peut pas se cacher et on ne peut pas s'échapper. Et que des balles
de 12,7 mm, ça fait des dégâts. Sinon, il y a une tension constante.
On entend plusieurs fois par jour les balles siffler et des tirs de barrage.

Il y a eu aussi de la tension lorsque je me suis fait arrêter à l'un des check-points d’Al Qaïda. Je n’ai pas très bien compris la situation sur le moment.
Mon traducteur, que j’ai vu pas très fier, m’a dit par la suite qu’ils avaient appelé l’émir et que cela voulait dire que nous avions à faire à Al Qaïda.
Et ce n’est pas la même chose qu’un barrage tenu par la résistance du Sud classique. Ce que je trouve triste c’est que la ville d’Aden est libérée mais laissée aux mains d’Al Qaïda. Et leur drapeau flotte sur l’université (qu’ils ont fermée
le mois dernier, Ndlr)

"J'ai vu le directeur de l’hôpital sortir
les mecs par la peau des fesses
pour qu’ils aillent poser
leur Kalachnikov dehors."
Les soldats de la résistance Sud amènent leurs blessés à l'hôpital.

Les hôpitaux sont-ils des lieux démilitarisés ?
Dans ceux gérés par MSF, aucune arme ne rentre. Durant les combats intenses, j'ai assisté à une gestion très drastique et aussi très difficile des armes à l’entrée
de l’hôpital. Il faut imaginer des pick-up surarmés qui arrivent avec
des combattants blessés, et parfois très abîmés par les armes de guerre.
L’urgence est de faire soigner les blessés donc ils ne pensent pas à laisser leurs fusils et leurs grenades à l’entrée. J’ai vu le directeur de l’hôpital sortir les mecs
par la peau des fesses pour qu’ils aillent poser leur Kalachnikov dehors.
Du coup, les armes s’accumulaient dans la guérite à l’entrée, ce qui en faisait
une zone très dangereuse. Au nord, dans d’autres hôpitaux, soutenus mais
pas gérés par MSF, les armes circulent car les règles ne sont pas les mêmes.
J’ai pu photographier cela et montrer la différence avec ceux où les armes ne sont pas admises.

"Pour les Yéménites,
le caractère économique du conflit
est largement supérieur
à son caractère idéologique."
Dans la salle d'opération d’un hôpital géré par Médecins sans Frontières dans la zone d’Al Safina.

Votre expérience a-t-elle changé votre vision du conflit?
Ce qui m'a frappé, c’est la différence entre l’aspect internationalisé de la guerre
et l’aspect local. La lutte entre chiites et sunnites, que nous mettons en avant
pour simplifier le conflit, n’est absolument pas présente sur le terrain.
Ils ne comprennent pas du tout ce manichéisme que nous injectons
dans la description de ce conflit.
Pour eux, il s’agit strictement d’un conflit économique, qui concerne
une population ostracisée au Nord. Les communautés houthistes des montagnes du Nord ont toujours été écartées du pouvoir. Au gré des différentes partitions
du pays, les Houthis réclamaient un accès à la mer qu’ils n’ont jamais obtenu.
Les premiers soulèvements (dès 2004, Ndlr) sont nés de cette revendication.

La dimension confessionnelle vous a-t-elle paru absente du conflit ?
Disons que l'intervention de l'Iran et de l’Arabie saoudite dans le conflit
n’est pas quelque chose qui intéresse les populations locales.
Cela ne veut pas dire qu’elles ne comprennent pas pourquoi il y a tous
ces combats, mais pour eux c’est une guerre civile entre voisins.
Beaucoup de gens m’ont dit que dans leur quartier, ils ne savaient pas qui était sunnite ou chiite.
Les enjeux internationaux leur échappent. Cette grille de lecture n’est pas perçue telle quelle sur place. Pour les Yéménites, le caractère économique du conflit
est largement supérieur à son caractère idéologique.


Une lueur dans l'obscurité?

Check-point dans la ville d'Aden.

Edito, par Vincent Braun
Une guerre est toujours un échec. Celle qui broie et affame le Yémen
en est un d'autant plus retentissant que les bruits des bombardements saoudiens ou des ventres d’une population affamée ne nous parviennent plus.
A quelques exceptions près, la presse a déserté un conflit dont on perçoit mal
les raisons et encore moins les enjeux.
Qui se soucie encore du Yémen ?
Un pays désertique à plus de 5 000 kilomètres de chez nous ?
Un pays de 26 millions d’habitants parmi les plus pauvres sur la planète.
Un pays qui importe à peu près tout ce dont il a besoin et ne produit à peu près rien hormis du pétrole et du gaz. Mais un pays aux splendeurs culturelles remarquables, qui abrita l’antique reine de Saba, et où furent édifiées les premières maisons-tours.

Plus de 6 000 personnes ont déjà perdu la vie dans ce conflit, en grande majorité depuis l’entrée en action des avions de la coalition menée par l’Arabie saoudite contre les insurgés houthistes. Ceux-ci contrôlent encore une partie du pays,
pour l’essentiel dans le nord et dans le centre.

Voilà pourquoi l’annonce de pourparlers de paix faite lundi par l’Onu,
avec l’accord des belligérants, constitue une lueur d’espoir dans l’obscurité grandissante qui touche le pays. Au propre comme au figuré. Outre les incendies de raffineries et la flamme vacillante des bougies, les pénuries d’électricité sont
à peine compensées par les groupes électrogènes, eux-mêmes soumis à des pénuries de carburant.

En attendant les pourparlers, la semaine prochaine, un cessez-le-feu pourrait intervenir. L’Onu doit parvenir à l’imposer. Pour dépasser l’échec actuel.
Et que le Yémen puisse redonner tout son sens à son surnom :
"l’Arabie heureuse".