Yémen

DESCENTE AUX ENFERS

Le photographe Guillaume Binet   
témoigne pour France-Inter 

Fin mars 2015, à la demande du président Abd Rabbo Mansour Hadi, l'Arabie Saoudite déclenche au Yémen l'opération Tempête décisive. Cette coalition arabe, composée de neuf pays, vient appuyer le gouvernement face aux rebelles Houthis, issus de la minorité chiite zaïdite, dont le fief se situe dans le Nord. L'opération a pour but d'empêcher les rebelles de prendre le contrôle de tout le pays, eux qui en à peine quelques mois ont déjà conquis la capitale, Sanaa, et chassé le président Abd Rabbo Mansour Hadi.

Bombardements incessants, blocage de l'aide, trêves non-respectées... En six mois, le conflit a fait près de 5000 morts dont 400 enfants, et 1,5 million de déplacés. Une catastrophe humanitaire qui se joue en silence : l’accès au pays est quasi impossible pour les journalistes, l’aide humanitaire, entravée par la violence des combats et compliquée par le blocus du pays, ne parvient qu’au compte-goutte, la communauté internationale, concentrée sur les fronts syriens et irakiens, détourne pudiquement le regard.

Quelques semaines après le début de l'offensive, le photographe Guillaume Binet se rend à Aden, par bateau, depuis Djibouti grâce au soutien de Médecins sans Frontière. Le pays est quasiment isolé du reste du monde. Un véritable trou noir de l'actualité. Il découvre une terre désolée, ravagée par la guerre, les privations. Il y retourne quelques mois plus tard, en octobre 2015.

Un témoignage exceptionnel qu’il livre à France-Inter.

Un désastre humanitaire

Vieille ville d'Aden, Cratère Juin 2015

Dans ce pays de 27 millions d'habitants, le plus pauvre de la péninsule arabique, la guerre a ouvert la porte à une véritable catastrophe humanitaire. Environ 80% de la population -soit 21 millions de personnes- ont besoin d'aide ou de protection et plus de 10 millions ont du mal à se nourrir ou à trouver de l'eau, selon l'Onu. Cette situation dramatique a suscité des appels à une trêve humanitaire, après une première pause de cinq jours dans les combats mi-mai. Depuis, plusieurs cessez-le-feu n’ont pas été respectés, ralentissant la mise en place de cette aide humanitaire cruciale.


Guillaume Binet - Photographe

"Juin 2015, dans Crater la partie de la ville d'Aden tenue par les Houthis, la population civile est exsangue. Elle n'a presque plus de nourriture, d'eau, et peu d'accès aux soins. Au passage du convoi humanitaire que j'accompagnais, les gens criaient "kahraba"(du courant), suppliant pour avoir ne serait-ce que de l'électricité . Je ne suis pas venu pour décrire les horreurs de la guerre, les morts et les bruits terribles mais pour raconter les stigmates qu'ils laissent sur le pays."



MSF est une des rares organisations à continuer à travailler encore au Yémen, de chaque côté de la ligne de front. Lorsque les Houthis ont pris le contrôle de certains quartiers d'Aden et ont encerclé la ville en mars, la partie nord où se trouve son hôpital d'urgence est restée sous contrôle des forces pro-gouvernementale, la "Résistance du Sud". L'accès aux soins de santé a été extrêmement difficile en raison des frappes aériennes, des bombardements, des blocages routiers et des tireurs embusqués. 

Thierry Goffeau, coordinateur MSF de l'hôpital d'Aden :

 "C'est la première fois en 10 ans de missions que je suis plongé dans un tel climat de violence. Même à Gaza, en Côté d’Ivoire, en Somalie ou en Centrafrique, je n’ai jamais vu pareille situation où le conflit ne s’arrête jamais. Les trêves ne sont jamais respectées plus de deux heures. Le quotidien est rythmé par les cris, les pleurs, le sang et les morts."

Peter Maurer - Président du CICR

« Aucune famille n'est épargnée par ce conflit. La population vit dans des conditions épouvantables et la situation empire de jour en jour. Le monde doit ouvrir les yeux sur ce qui se passe ici. Les effets conjugués des violents combats et des restrictions aux importations sont dramatiques pour les soins de santé. Des structures médicales ont fait l'objet d'attaques massives et d'autres ont souffert de dommages collatéraux. Les médicaments n'arrivent pas et les soins aux patients ne peuvent pas être assurés. Par manque de carburant, les équipements sont à l'arrêt. Quant aux campagnes de vaccination, elles ne peuvent avoir lieu à cause de l'insécurité. Et il est bien évidemment très risqué de se déplacer jusqu'aux hôpitaux avec les combats qui se poursuivent. Des milliers de vies sont menacées par cette horrible spirale destructrice. » (Août 2015)


Le 2 septembre 2015, après l'assassinat, à Huth au nord de Sana'a, en plein jour, de deux de ses collaborateurs, le Comité International de la Croix-Rouge (CICR) a suspendu toutes ses activités, en raisons des risques encourus par son personnel.

Un pays coupé en deux

UNE RÉGION STRATÉGIQUE 

Partenaire privilégié des Etats-Unis dans la lutte contre le terrorisme après les attentats du 11 septembre 2001, le Yémen occupe une place essentielle au Proche-Orient car il connecte l'océan Indien, via le détroit de Bab el-Mandeb, à la mer Rouge. Le canal de Suez permet de poursuivre la voie jusqu’à la Mer Méditerranée, ce qui en fait un des passages maritimes les plus stratégiques du monde, notamment pour le transport d’hydrocarbures et de marchandises.

Sur le site SouthFront, découvrez les dernières cartes des lignes de front au Yémen.


Le pays est aujourd'hui divisé en deux. 


LE NORD 

Il est contrôlé par la rébellion houthie. Issue de la communauté zaïdite, une branche du chiisme, elle a rapidement conquis de vastes pans du territoire, puis la capitale Sana'a avant de poursuivre sa conquête vers le Sud. Il fait l'objet de bombardements intensifs de la coalition menée par l'Arabie Saoudite, venue au secours du président Abd Rabbo Mansour Hadi.



Guillaume Binet - Photographe 

"Sana'a est quotidiennement bombardée, n'a plus d'électricité depuis plusieurs mois, les services publics sont réduits a minima, les ordures s'accumulent et le marché noir de l'essence et du gaz flambe. Les hommes sont sans activité et entretiennent le seul commerce qui ne fléchira pas, celui du quat, une plante mâchonnée contenant une substance hallucinogène.

La population est prise en otage, au Nord comme au Sud il n'est pas question pour eux d'un conflit confessionnel. "Nous ne savons pas qui est Chiite ou Sunnite, nous prions aux mêmes endroits, nous nous habillons de la même façon..." répondent le plus souvent les Yéménites interrogés. Cette guerre civile est selon la majorité "économique et donc politique"."


LE SUD

C'est là que se concentre "la résistance du Sud" (qui regroupe loyalistes au régime du président Hadi, sécessionnistes marxistes et factions djihadistes) que l'on voit sur la photo ci-dessous tenir un check-point. Elle est appuyée par l'Arabie Saoudite. 




Guillaume Binet  - Photographe : 

"Le quartier de Crater à Aden, où deux roquettes ont percuté le sourire de l'affiche publicitaire témoignant de l'intensité des combats qui ont eu lieu ici. Ce vieux  quartier qui a abrité un temps Arthur Rimbaud s'est quasiment vidé de ses habitants, laissant ses rues pavées désertées par le tourisme et toute activité économique. Non loin de là, le front de mer n'est plus qu'un chapelet de grands hôtels éventrés."

 Dans la misère, la vie s'organise

Vieille ville d'Aden, Cratère Juin 2015
Villes assiégées au Sud, pénurie au Nord... Dans la misère, la vie, au quotidien s'organise, malgré tout.


Au sud la ville d'Aden a subi un blocus total de plusieurs mois privant la population d'eau, de nourriture, d'électricité. Les prix ont augmenté de façon inversement proportionnelle à l'emploi. Sans travail les hommes ont été poussés à combattre, les femmes et les enfants à rechercher un minimum pour survivre. Selon le CICR, plusieurs années seront nécessaires pour reconstruire la vie que la guerre a détruite en quelques semaines.


Au nord les conditions de vie ne sont guère plus enviables. La vie est paralysée. En octobre les écoles n'ont que peu rouvert. Les familles n'y envoient d'ailleurs pas leurs enfants, de peur des bombardements. Il n'y a plus d'électricité, les déchets s'accumulent hors des grands axes, les hôpitaux sont sans ressources, le marché noir multiplie les prix par 100.

La faillite de l'état est totale, il n'y a plus rien, plus d'infrastructures.



Les acteurs de la crise

Aden, ligne de front de l'aéroport 06/2015

UN CONFLIT COMPLEXE

Bien souvent résumée de façon réductrice en un affrontement entre la rébellion houthie (chiite et soutenue par l'Iran) et le pouvoir central de Sana'a (sunnite et appuyé par l’Arabie Saoudite), la guerre qui se joue au Yémen est une des plus complexes au monde. Elle est d’abord le fait de luttes de pouvoir, de rivalités tribales, de conséquences de la partition du pays jusqu’à sa réunification en 1990, de luttes politiques, d’enjeux régionaux et internationaux. S’y ajoute désormais la compétition entre AQPA (Al Qaeda dans la Péninsule Arabique) et le groupe Etat Islamique qui déjà revendique des attaques suicides dans les zones libérées par la coalition.

LES LOYALISTES, SOUTENUS PAR L'ARABIE SAOUDITE

L'Arabie saoudite joue un rôle clé au Yémen depuis le "printemps arabe" de 2011 qui avait vu, dans la foulée des "révolutions" tunisiennes et égyptiennes, et parallèlement au soulèvement libyen, le peuple yéménite se mobiliser contre le président Ali Abdallah Saleh. Inquiète de ce mouvement de fond qui aurait pu la menacer à son tour, la monarchie saoudienne a intrigué pour remplacer le chef de l'Etat yéménite par son bras droit, Abd Rabbo Mansour Hadi, un homme acquis à sa cause. Elle a ensuite volé à son secours après l'insurrection des Houthis l'an dernier, d'abord en lui accordant l'asile à Ryad lorsque les miliciens chiites ont pris la capitale Sana'a et menacé Aden, puis, à partir de mars 2015, en intervenant militairement à la tête d'une coalition arabe sunnite pour tenter de reconquérir le pays et de rétablir le président yéménite dans ses fonctions. Désormais, ce n'est plus la contagion démocratique que craint l'Arabie saoudite, mais l'influence croissante de son grand rival régional, l'Iran, auquel elle livre une guerre par procuration au Yémen, donc, mais aussi de manière plus larvée en Syrie, en Irak et au Bahreïn.

LA REBELLION HOUTHIE

A l'origine, ce mouvement rebelle, incarné par les combattants du groupe Ansarullah s’appuie sur les revendications de la communauté zaïdite, apparentée au chiisme, essentiellement originaire du nord du pays. Marginalisés par l’ancien président Ali Abdallah Saleh, pourtant zaïdite lui-même, ces rebelles ont été en lutte ouverte entre 2004 et 2010 contre le pouvoir central de Sanaa qu’ils accusaient d’être à la solde des Etats-Unis. 

Ils tirent leur nom de leur leader Hussein Badr Eddine al-Houthi, tué lors de combats contre l’armée yéménite en 2004. 

Surfant sur la colère populaire face au sous-développement du pays, la corruption galopante, les houthis ont pu étendre leur zone d’influence au-délà de leur fief d’origine. Une stratégie qui s’inscrit dans la perspective du futur état fédéral qui devait voir le jour. 

Leur progression fulgurante inquiète le puissant voisin, l'Arabie Saoudite, gardienne du sunnisme, qui voit derrière eux la main de son plus grand rival régional et confessionnel : l’Iran chiite, à l’image du Hezbollah au Liban.


Ayatollah Ali Khamenei - Guide Suprême iranien  

"L'agression par l'Arabie Saoudite du Yémen et de son peuple innocent est une erreur. C’est un crime et un génocide qui doivent être jugés par les tribunaux internationaux. Riyad ne sortira pas victorieuse de cette agression » (Avril 2015)


LES ISLAMISTES d'AL ISLAH

A l’instar des Frères musulmans égyptiens et de leurs émanations dans d’autres pays, comme Ennahda en Tunisie, les islamistes d’Al Islah ont sauté dans le train du « printemps arabe » de 2011 pour se faire une place au soleil. Comme leurs voisins égyptiens ou tunisiens, les « frères » yéménites, dont la figure de proue est une « sœur », Tawakkol Karman, co-lauréate du prix Nobel de la Paix cette année-là, ont mis à profit leur travail de l’ombre sur le terrain social, caritatif et éducatif pour se constituer une solide assise électorale et financière. 

Après la chute d’Ali Abdallah Saleh, Al Islah a participé au gouvernement de coalition formé par le président Abd Rabbo Mansour Hadi. Suite à la fuite de ce dernier devant les Houthis, Al Islah a constitué, avec d’autres mouvements, religieux ou laïques, un « Bloc de salut national » qui pourrait lui valoir de rejouer un rôle de premier plan si le chef de l’Etat reprend le contrôle du Yémen avec le soutien militaire de la coalition formée par l’Arabie saoudite.

AL QAEDA, ETAT ISLAMIQUE :  LA DONNE JIHADISTE

Al Qaeda dans la péninsule arabique (AQPA) est née en 2009 du rapprochement des branches yéménites et saoudiennes de l'organisation d’Oussama Ben Laden. Présente depuis des années dans le sud du pays, cette faction djihadiste, considérée comme l’une des plus redoutables au monde, est l’objet d’une intense campagne de bombardements américains par drones qui, paradoxalement, lui a permis de gagner de la sympathie auprès de populations locales, victimes elles aussi de ces bombardements. AQPA a notamment revendiqué l’attaque contre la rédaction de Charlie Hebdo, en janvier 2015. Elle est aujourd’hui en concurrence, sur le territoire yéménite avec le groupe Etat Islamique qui s’y implante à son tour.


ABD RABBO MANSOUR HADI, UN PRESIDENT AUX PIEDS D'ARGILE

 Arrivé au pouvoir à la suite du départ d'Ali Abdallah Saleh dont il a été le vice-président pendant 17 ans, c'est un président fragile. Soutenu par la communauté internationale et appuyé par l’Arabie Saoudite, il a peu d’assise dans son propre pays. Partis en juillet 2014 de Saada, leur fief dans le nord, les Houthis n'ont rencontré aucune difficulté à prendre au début de l'hiver le contrôle de la capitale Sanaa, obligeant le président Hadi à installer son gouvernement à Aden, la grande ville du sud du pays, qu’il a du également fuir, devant leur avancée, avant de trouver refuge en Arabie Saoudite. Après six mois d'exil, Abd Rabbo Mansour Hadi est retourné le 22 septembre à Aden, déclarée capitale "provisoire", d'où s'organise la reconquête du nord du pays, toujours sous le contrôle des rebelles chiites.


L'HOMME DE L’OMBRE :

L’ancien président Ali Abdallah Saleh. Chassé du pouvoir par la révolte de 2011, dans la fièvre des printemps arabes, il est resté au Yémen dans le cadre d’un accord négocié par Riyad, ce qui lui permet de continuer à tirer les ficelles du conflit. Homme rusé, fin stratège, il a su, pendant ses 33 années à la tête du pays, s’assurer des appuis à tous les échelons du pays, notamment dans l’armée qui s’est en partie ralliée à lui après la fuite d’Abd-Rabbo Mansour Hadi. 

Jouant un jeu ambigu avec Al Qaeda, dont il a instrumentalisé la présence, Ali Abdallah Saleh a, après son départ du pouvoir, formé une alliance de circonstances avec ses anciens ennemis houthis et ne manque pas une occasion de vilipender la « trahison » de son ancien allié saoudien.


Amnesty International 
"Des preuves accablantes de crimes de guerre imputables à la coalition dirigée par l'Arabie saoudite, armée entre autres par les États-Unis, mettent en lumière la nécessité d'ouvrir une enquête indépendante sur les violations des droits humains et de suspendre les transferts de certains armements" (Octobre 2015) 


A lire, pour aller plus loin : "Des bombes qui tombent jour et nuit. Citoyens sous le feu au nord du Yemen", le dernier rapport d'Amnesty International. 



Dossier réalisé par Guillaume Binet de l'Agence MYOP et Claude Guibal 

Ville d'Aden 07-2015