Un ancien pilote militaire borgne, un mystérieux trésor retrouvé dans un aérodrome, un projet littéraire titanesque: quand Jean-Michel Zellweger parle de sa passion pour l'aviation et la photographie, on est pris dans une aventure improbable qui réunit des personnages rocambolesques déterminés à immortaliser les plus beaux recoins du canton.

À 14 mois de la retraite, Jean-Michel Zellweger a déjà eu la chance de pouvoir combiner l'aviation et la photographie dans des projets en lien avec sa fonction de délégué scientifique à la Direction générale de l’environnement (DGE). Outre des photos aériennes pour surveiller l’influence de l'agriculture sur les sources d'eau en 1995, il a notamment capturé les rives des différents lacs du canton entre 2003 et 2010 pour le compte de la Commission internationale pour la protection des eaux du Léman (CIPEL) et l’ancien Service des eaux, sols et assainissement. Mais ces quelques missions ne sauraient être comparées au challenge qui se présente à lui en 2013. Embarqué sur les traces d’un mystérieux personnage, Jean-Michel Zellweger s’est laissé prendre dans un courant ascendant qui n’est pas prêt de le laisser atterrir.

C'est un jour de décembre qu'un livreur arrive à la DGE accompagné d’un étrange colis. À l’intérieur? Une mystérieuse photographie d’environ 70x50 cm en noir et blanc de la Vallée de Joux. Impossible de mettre la main sur le destinataire de cette commande. Mais l’image pique la curiosité de l’aviateur-photographe amateur. De son œil éclairé, il remarque tout de suite la qualité exceptionnelle de cette vue aérienne, alors qu’elle semble avoir été prise dans les années 30-40. Mais qui pouvait bien être l’auteur de cette photographie?

De fil en aiguille, il apprend qu'elle fait partie d’un fond récemment acquis par l’État, et qui est encore exposé pour quelques jours aux Archives cantonales. Il y découvre alors une trentaine de photographies aériennes du canton, prises par un certain Alphonse Kammacher.

Vevey 1930-50 © Photo aéroport Lausanne, Archives cantonales vaudoises

© J.-M. Zelleweger

Ancien pilote militaire à qui il ne restait plus qu'un œil, il prend la direction de l’aéroport de la Blécherette dans les années 30. C’est aussi à cette période qu’il commence ses prises de vue. Sous la raison sociale «Photo Aéroport Lausanne», il est mandaté par des entreprises pour prendre des photos aériennes. Mais pourquoi a-t-il entrepris de photographier le territoire? Le mystère reste entier, et les carnets de vol de l’époque demeurent malheureusement introuvables. C’est d’ailleurs presque par hasard que ses négatifs sur plaques de verre sont découverts à l’aéroport de la Blécherette dans les années 90. «Ils traînaient dans un hangar et étaient probablement destinés à la poubelle. Mais quelqu’un a tout de même pensé qu’ils présenteraient un certain intérêt», explique Jean-Michel Zellweger.

Les négatifs traînaient dans un hangar et étaient probablement destinés à la poubelle. Mais quelqu'un a tout de même pensé qu’ils présenteraient un certain intérêt.
Romanel-sur-Lausanne - 1955 © Photo aéroport Lausanne, Archives cantonales vaudoises

Les plaques sont dispersées entre différents acquéreurs, dont le couple de collectionneurs Zimmerman à Genève. C'est ce dernier qui est finalement contacté par les Archives cantonales vaudoises. Devant l’ampleur et la qualité du fond, l’État en fait l’acquisition en 2012.

Le pont Chauderon à Lausanne 1930-50 © Photo aéroport Lausanne, Archives cantonales vaudoises

© J.-M. Zelleweger

C'est ainsi que Jean-Michel Zellweger croise la route d’Alphonse Kammacher. Cette suite de hasards et de coïncidences pousse le premier à partir sur les traces du second. «En voyant l’exposition, j’ai tout de suite pensé qu’il serait intéressant de reprendre les mêmes photos afin de suivre d’en haut l’évolution du territoire. Je croyais encore que le fond se résumait à une trentaine de clichés.» C’est lorsqu’il reçoit un disque dur contenant les images numérisées qu’il réalise qu’il y en a en réalité plus de 3000, couvrant à peu près les trois quarts du canton. «Alphonse Kammacher, avec l'aide très probable d’un opérateur, prenait ses photos avec un ancien appareil de l’armée qui pesait cinq kilos. Il devait d’ailleurs sûrement couper le moteur au moment de la prise de vue afin d’éviter les vibrations. Même si elles ont été prises sur une période de trente ans, jusque dans les années 60, je reste complétement ébahi devant la qualité de son travail.»

Alphonse Kammacher, avec l'aide très probable d’un opérateur, prenait ses photos avec un ancien appareil de l’armée qui pesait cinq kilos. Il devait d’ailleurs sûrement couper le moteur au moment de la prise de vue afin d’éviter les vibrations. Même si elles ont été prises sur une période de trente ans, jusque dans les années 60, je reste complètement ébahi devant la qualité de son travail.
Le quartier de Chailly à Lausanne 1930-50 © Photo aéroport Lausanne, Archives cantonales vaudoises

Mais avant de s'envoler à bord de son motoplaneur pour reproduire les photos de Kammacher, Jean-Michel Zellweger entreprend de classer et d’éditer les fichiers afin de les rendre utilisables pour son projet. Un travail de fourmi qui lui prendra au total 18 mois. C’est à cette occasion qu’il rencontre Roger Emmenegger, le photolithographe qui avait découvert les photos chez les Zimmerman, et qui avait été mandaté par les Archives cantonales pour numériser les images. Les deux hommes se rendent vite compte qu’ils partagent la même passion pour le travail de Kammacher, à tel point que l’ébauche d’un livre se dessine rapidement. «Il pensait publier un recueil à compte d’auteur. Je lui ai alors parlé de mon idée de coupler des photos anciennes et actuelles prises sous le même angle. C’est ainsi que notre projet un peu fou est né.»

Chavannes 1956 © Photo aéroport Lausanne, Archives cantonales vaudoises

© J.-M. Zelleweger

Après une longue gestation, l'ouvrage est sur le point d’être finalisé. Il s’articulera en trois tomes, rien de moins. Deux seront consacrés aux images avant/après du Pays de Vaud, alors que le troisième présentera une réflexion profonde sur l’impact du développement territorial, avec l’intervention d’une dizaine d’experts. «C’est l’histoire du canton, son patrimoine tel qu’il était entre 1930 et 1960. Je me devais de faire quelque chose avec ce fond exceptionnel.»

Aubonne-Étoy environ 1960 © Photo aéroport Lausanne, Archives cantonales vaudoises

© J.-M. Zelleweger

Saura-t-on jamais qui avait commandé cette reproduction en 2013? Ou les raisons pour lesquelles Alphonse Kammacher s'envolait avec sa chambre de cinq kilos à bord de son coucou pour photographier le sol vaudois? Quatre ans plus tard, le poster qui a tout déclenché est toujours dans le bureau de Jean-Michel Zellweger. Comme pour rappeler que le hasard peut parfois donner des ailes.

Montreux 1930-50 © Photo aéroport Lausanne, Archives cantonales vaudoises

Photo de couverture par Jean-Michel Zellweger.