Le rap underground tunisien

Chapitre 1 : Rue de Marseille : Carrefour de l'underground Tunisois

A l'entrée de la rue de Marseille, un vendeur époussette ses CDs et DVDs. Pas d'enseigne pour cette boutique où chaque album est vendu 2 Dinars. La musique résonne fort, les boîtiers tapissent les murs du sol au plafond. 

Le tour du magasin est organisé : Le rap est mis en évidence, le rayon est à l'entrée. Plusieurs jeunes passent acheter des compilations de rap tunisien. Y figurent les chansons des rappeurs du pays les plus connus. Les références sont Kafon, Klay BBJ ou Balil. 

Les autres rayons sont des chanteurs occidentaux ou arabes plus "classiques" comme le dit le vendeur. 

Pourtant la loi n° 94-36 du 24 février 1994, relative à la Propriété littéraire et artistique, modifiée et complétée par la Loi n° 2009-33 du 23 juin 2009 annonce que : « Toute exploitation ou utilisation d'une œuvre protégée nécessite une autorisation préalable de l’auteur lui même ou de son représentant légal en contrepartie d’une rémunération conformément à la loi et à la réglementation en vigueur dans le domaine de la propriété littéraire et artistique ».  

La question reste en suspens, mais les boîtiers ne sont pas des originaux.

 

La rue est pleine de restaurants, cafés ou salons de thé, quelques magasins de musiques, d'autres vendeurs de films et albums en tous genres. 

Mais une enseigne attire mon œil d'européenne. La gravure sur CD en France a presque disparue, souvent remplacée par les clés USB et le métier de graveur de CD n'a jamais existé.
D'où l'étonnement que j'exprime face à l'un d'eux :

« C'est courant à Tunis » m'explique-t-on.

Tout est 'gravable' même le dernier album du chanteur le plus en vu du pays, malgré les lois de propriété intellectuelle.

Mais alors comment font les rappeurs dit de "l'underground" pour diffuser leur musique ? 

Si certains arrivent à bien vivre de leur art, d'autres luttent encore et toujours pour le faire vivre et ce, même quand le succès internet est au rendez-vous. Rencontre avec trois rappeurs du vivier underground tunisien. 

Chapitre 2 : Vipa, Debo et le Bike sound system 

« En tant que citoyen je télécharge mais quand ma musique est touchée je cherche une solution. »

DEBO c'est un collectif d'artistes tunisiens regroupant rappeurs, mixeurs, réalisateurs, cadreurs, Bboys, ingénieurs du son ou compositeurs. Créé il y a deux ans, le collectif met tout en œuvre pour que leur art puisse vivre et émerger. 
Kaïs, alias Vipa explique qu'aujourd'hui les artistes du collectif arrivent à acheter du matériel. Ils ont fait une tournée dans toute la Tunisie et même au Danemark.

 «Quand tu fais ton travail et que tu vois que les gens apprécient, qu’ils veulent voir une suite, c’est de l’énergie , ça permet de produire plus.»

C'est dans le studio du collectif, derrière l'artère principale de Tunis que Vipa pratique son art. 

Le rappeur de 24 ans est tombé dans le rap tout petit et a décidé, comme deux de ses frères, de passer derrière le micro il y a quelques années. Ses clips sont vus des milliers de fois sur internet, ses chansons diffusées à la radio, pourtant il n'a jamais eu de droits d'auteurs pour la diffusion de ses productions :

«Les droits d’auteurs, c’est très important. Il faut protéger les artistes. En tant que citoyen je télécharge mais quand ma musique est touchée je cherche une solution. Mon clip passe à la télévision, sans qu’ils me consultent, à la radio, ils utilisent l’excuse de la promotion, mais ils ne demandent jamais. Par exemple il y a un gros mot dans ton morceau, ils mettent un « bip » de censure sans communiquer avant avec le studio. »

Vipa sur le Bike Sound System 


DEBO a un concept de diffusion très original. Ils ont créé ce qu'ils appellent le 'Bike Sound System’. C’est un vélo haut en couleurs avec un caisson de basse. Grâce à ce vélo, le collectif vend et diffuse sa musique directement auprès des gens. Sur leur chaîne youtube, DEBO TUNIS, les artistes ont posté une vidéo de la première sortie de ce vélo un peu particulier : 


 « La dernière mixtape de DEBO prête, on a pris le Bike Sound System et on est sortis dans la rue, les gens écoutaient, ils pouvaient acheter l’album directement. » ajoute Vipa. 

L’autre moyen de diffuser reste internet et ce malgré le téléchargement illégal comme l’explique le jeune rappeur :

«Il n'y a que quelques années que Youtube a ouvert en Tunisie. Les jeunes doivent apprendre, laissez-les télécharger. »

Chapitre 3 : Massi, l'artisan des mots 

"Massi's gonna give you what you asking for" 

C'est dans un bar bruyant de l'avenue Bourguiba que Massi raconte comment il a appris à aimer le rap. Lui aussi a un grand-frère rappeur, mais c'est une chanson de Notorious B.I.G qui lui a donné envie d'en faire. «Un coup de foudre» même pour un môme de sept ans qui ne comprenait pas encore l'anglais. La musique orientale, le classique et quelques "mythes" de la musique arabe, viennent parfaire ses influences. 

Depuis que Debo s'est créé, le rappeur peut faire des enregistrements "propres" et dans de bonnes conditions avec son acolyte Vipa . Mais ça n'a pas toujours été le cas : 

« Avant c'étaient des conditions défavorables, j’avais un casque, un micro et un petit ordinateur. Je travaille avec Vipa depuis longtemps, c’était une bonne expérience mais c’est très difficile d’aimer quelque chose et de ne pas savoir comment la faire aboutir. On n’avait pas internet au début, alors c’était le bouche à oreille qui primait.»


Si internet a aidé Massi a diffuser sa musique, la création de Debo y a aussi eu une grande part. Le rappeur a une vision plutôt sereine et réaliste du téléchargement illégal en Tunisie :

« Je suis très conscient de la façon dont cela fonctionne en Tunisie, donc je ne m'énerve pas. Je sais très bien que pour qu’un produit prenne sa valeur il faut qu’il soit téléchargé gratuitement. Il doit être facile à consommer. Parce que la culture du téléchargement payant n’existe pas. Aujourd’hui je ne vis pas du rap. »

Chapitre 4 : Medusa, la rappeuse aux espoirs internationaux 

Medusa Boutheina a commencé son ascension dans le hip-hop par le break dance.  C'est sur la terrasse d'un café du centre de Tunis qu'elle évoque avoir voulu faire de la musique à force d'en écouter et de danser dessus. 

Entre deux coups de klaxons des taxis de l'avenue Bourguiba, elle invoque les langues qu'elle utilise pour écrire. D’abord en français, puis en arabe et même en anglais, ses textes parlent de tout ce qui la touche. Mais pas facile de pouvoir enregistrer des titres en Tunisie :

«C’est difficile, les studios coûtent chers, ça peut aller jusqu’à 250 dinars pour une chanson. Quand j’ai commencé, j’étais étudiante, donc je payai avec mes économies.»

Son titre "Hold on" a plus de 200.000 vues sur youtube. C'est l'un des premiers clips réalisé par une rappeuse tunisienne. Elle propage un message d'espoir, en direct des toits de la capitale. 

Medusa a arrêté de mettre ses titres gratuitement sur internet. Forte de son succès, la jeune femme évoque ses voyages en Europe, bien loin de sa Tunisie natale :

« Avant je mettais ma musique mais j'ai arrêté, c’est difficile car ça demande beaucoup de travail et au final tu n’as rien. Maintenant je vis de concerts, j’ai fait beaucoup de collaboration en Europe notamment en Suède et en Allemagne ».

Pas évident non plus d’être une femme parmi tant d’hommes : « Je suis acceptée car je m’impose» déclare la jeune femme. En Tunisie, le nombre de rappeuses ne dépasse pas 10 : «C’est vraiment dur, le milieu est très macho. Quand j’ai travaillé en Allemagne j’ai vu que c’était différent.» Néanmoins, sur son album "Eklektik" sorti en 214, la jeune femme a fait plusieurs collaborations avec des rappeurs tunisiens comme Klay BBJ ou Zomra. 

Épilogue 

Bien sûr, ces trois artistes ne sont pas représentatifs du vivier de rappeurs et rappeuses présents dans le pays. Mais leurs droits d'auteurs ne sont pas respectés et ces quelques paroles d'auteurs compositeurs interprètes le prouvent. 

 Le téléchargement illégal n'est pas que le problème des artistes occidentaux, néanmoins, le téléchargement illégal reste nécessaire pour espérer percer en Tunisie comme ailleurs. Le sujet est infini, il faudrait rencontrer d'autres rappeurs, plus connus, Balti, Kafon, Weld el 15 et autres pour connaître toutes les solutions mises en places pour les artistes tunisiens.