César et Marseille: un amour discret 

La vie d'un artiste populaire, qui a dû manifester envers sa ville natale, un détachement nécessaire à son succès. 

Lorsque l'on pense à César, plusieurs images viennent en tête. D'abord celle de l'empereur romain connu de tous qui fit la conquête de la Gaulle, Jules de son prénom. Puis celle du personnage méridional de Marcel Pagnol, et enfin celle d'une statuette biscornue, un trophée associé au prix cinématographique principal en France. Le César dont nous allons parler, le sculpteur César Baldaccini, est un petit peu des trois. Né et élevé à Marseille, il a conquis la France et le monde avec ses oeuvres. Il a laissé des traces à jamais gravées dans l'Histoire, à coup de pouces et de compressions, entre autres. 

Mais avec Marseille, sa relation est spéciale. Il va pour la première fois quitter sa ville pour la capitale pour les besoins de son art, sans forcément le vouloir. Cependant il s'adapte. Et même s'il lui arrivera d'être déçu par elle, le sculpteur et "sa Marseille", comme il aimait à le dire, resteront liés. La ville connaîtra ses moments de fierté envers le sculpteur. Alors que pour certains, il ne dispose pas du tout de la posture ou du sérieux d'un véritable artiste, le petit homme barbu à l'accent chantant va gagner en notoriété guidé par la seule logique des matériaux. Ce garçon du milieu modeste marseillais va devenir un artiste d'avant garde, une figure de l'art contemporain de la première moitié du XX ème siècle, et toujours en restant proche sa ville natale .

"Je suis fondamentalement un autodidacte absolu"

Source : INA

SA JEUNESSE MARSEILLAISE, SOURCE DE SON SUCCES

César Baldaccini est né en 1921 à Marseille, dans le quartier populaire de la Belle de Mai. Il a une soeur jumelle, Amandrine. Ses parents, Omer et Leila originaires de Toscane, tiennent un bar et la famille vit au 71 rue Loubon dans un logement très modeste. 

Déjà tout petit, il se met à fabriquer des carioles en boites de conserve pour son petit frère. Il est très débrouillard et se considère vite comme un autodidacte. Il quitte l'école à 12 ans, aide ses parents au bar, puis travaille pour un charcutier. Alors qu'il dessine dans la rue, un marchand de passage le remarque. "Il est doué ce petit. Pourquoi ne l'envoyez-vous pas aux Beaux-Arts?", dit-il à ses parents. Eux ne connaissent que deux artistes: Michel-Ange, car il est Toscan, et le tailleur de pierre du cimetière! Et dans la famille, un des oncles est considéré comme un génie car il fait des retouches de photos. Alors, ses parents l'inscrivent aux cours du soir. 

De 1935 à 1939, il suit les cours de l'école supérieure des Beaux Arts de Marseille. Il obtient les trois prix de dessin, gravure et architecture en 1937. Etonnamment, son rapport à la sculpture s'est développé parallèlement à sa fascination pour les tombes. Il passe régulièrement devant le cimetière du Canet et admire les sculptures brutes et intemporelles qui s'y trouvent.

"Pour moi il n'y avait pas de différence entre les sculpteurs de tombes et Michel-Ange"

De Marseille sont nés son inspiration et son goût pour l'art. La ville est son berceau et c'est là qu'il s'est gorgé d'idées, de paysages, des formes méditerranéennes lors de sa jeunesse. Et peu importe où il va, il les emporte avec lui. 


"Les choses que j'ai fabriquées, elles n'ont pas été préméditées, elles ont été vécues"

L'AIR PARISIEN : IDEAL POUR SES     REVENDICATIONS

Pendant la guerre, il parvient à échapper à l'armée grâce à des amis qui le convainquent de quitter Marseille pour Paris. Mais il vit d'arnaques par-ci par-là. Il lui faut trouver assez d'argent pour son périple. Guidé par le désir de réussite, il va se donner les moyens de voir plus grand, de découvrir la capitale, là où tout se passe. Julien Blaine, poète et meilleur ami du sculpteur, explique: "Vous savez à cette époque là, il n'y avait pas la possibilité pour un artiste d'éclater dans les villes de province, c’était absolument impossible. Pour la poésie, c'était un petit peu mieux car il y avait quelques éditeurs en province, mais pour l’art contemporain c’était difficile. Il fallait qu'il parte de Marseille pour réussir, c'était une évidence". A 22 ans, il parvient à se payer un aller pour Paris où il va de nouveau s'inscrire aux Beaux-Arts.

Pendant toute sa vie, César va connaître plusieurs villes qui l'inspireront, mais celles où il passera le plus de temps sera sans équivoque Paris.        

Les villes de sa vie :                         

Il est alors loin de s'imaginer que Paris va représenter finalement 53 ans de sa vie. Sans compter que lorsqu'il a son atelier à Villetaneuse à partir de 1954 , il est à 15 km de la capitale et y passe beaucoup de temps.        

Cet engouement pour la ville lumière est plutôt logique. Lorsque le jeune homme se met en tête de devenir sculpteur, Paris semble être l'endroit idéal pour un artiste en devenir. D'autant plus que le Marseillais a des choses à exprimer. Tout de suite il s'érige en critique de la société et de sa surconsommation. Et le meilleur endroit pour que ses revendications touchent un large public est, selon lui, la capitale. 

Il est  impossible pour lui de travailler la pierre, car elle coûte beaucoup trop cher.   Alors il se tourne vers des matériaux plus abordables comme le plâtre, ou gravit des montagnes de ferraille dans les décharges pour en recycler les trouvailles. De récupération en récupération, il utilise ce qu'il trouve. Cette technique le rend alors tributaire des formes qu'il découvre. Mais grâce à la technique de la soudure à l'arc, apprise dans une menuiserie traditionnelle de Trans-en-Provence en 1949, il peut former des sculptures de fer en assemblant les morceaux comme il le souhaite. Il ajoute les uns après les autres des morceaux de fer récupérés et détournés de leur fonction première, dans une sorte d'improvisation intuitive et ludique. Il produit abondamment et créer de nombreux animaux, comme l'Esturgeon ou la Chauve-Souris.

Il récolte notamment des tubes, des boulons, des vis, qui deviennent ces fameux insectes et animaux, ou se retrouvent dans les courbes puissantes de la Vénus de Villetaneuse (1962).

Le sculpteur est accueilli par Léon Jacques, le PDG des Ateliers de Villetaneuse, dans son usine. Il se lie d'amitié avec le chef d'entreprise qui lui libère 1000 m2 dans l'atelier principal pour qu'il s'y installe. Il peut alors aisément fabriquer ses sculptures, formées de récupérations de toutes sortes. Aujourd'hui l'ancien maire de l'époque, Jacques Poulet (PCF), ne peut s'empêcher d'être fier: "c'est avec la ferraille travaillée dans ces ateliers que César va connaître ses premiers succès, ce grand sculpteur est un peu né dans notre ville". Très vite il trouve son pied-à-terre, ainsi que tout ce qu'il lui faut pour réaliser son oeuvre. Il redonne vie à des éléments destinés à la casse pour former des sculptures fracassantes, qui dénoncent les vices de la société industrielle. Mais il ne va pas s'arrêter au fer, car son lieu de travail l'inspire davantage... 

En 1954, il expose à la galerie Lucien Durand dans le VIème arrondissement de Paris. Grâce à son oeuvre 'Le Poisson' réalisé à Villetaneuse dans son nouveau fief, il obtient un prix reconnu qui va propulser sa carrière. L'Etat lui achète 'Le Poisson' pour 100 000 francs pour le musée national d'Art Moderne, et il devient célèbre. Petit à petit le sculpteur commence à trouver sa place dans "l'aristocratie" des arts et des intellectuels parisiens. "Il avait un fort accent marseillais dont les gens n'avaient pas l'habitude, tout de suite c'est devenu l'artiste populaire par excellence. Il était tout de même invité à plein d'évènements et nous aussi nous nous pressions de l'inviter aux défilés, ça faisait bien d'avoir César présent lors d'un évènement! Il est devenu la nouvelle coqueluche de la scène mondaine parisienne. C'était le Marseillais, l'exotique" explique Francesa Luce, ancienne directrice des défilés Sonia Rykiel. "On le voyait arriver avec sa bonne humeur et sa barbe, il était très jovial, très différent des autres habitués des défilés. Lorsqu'il parlait, on sentait sa passion pour le touché , pour les matières. Il s'intéressait beaucoup aux tissus de certaines pièces". Puis l'homme s'internationalise. Il est présent aux biennales de Venise, de São Paulo ou encore à la Documenta II, des évènements majeurs du monde de l'art. 

Sa rencontre avec Pierre Restany, grand critique d'art, va largement participer à son évolution. En 1960, ce dernier fonde le mouvement des nouveaux réalistes avec des artistes comme Jean Tinguely ou Arman. César les rejoint en 1961 et c'est le début du succès. Il explore de nouveaux terrains comme les expansions ou les empreintes humaines. Tous ces nouveaux réalistes deviennent, par la suite, de grandes stars internationales.


RENCONTRE AVEC JULIEN BLAINE, L'AMI INSÉPARABLE DE CÉSAR

   "Ce groupe des nouveaux réalistes, ce sont vraiment les bâtisseurs de l'histoire de l'art des années 1950. C'est un mouvement comparable au Pop Art de Grande-Bretagne à la même époque". Julien Blaine prend plaisir à évoquer le travail de son vieil ami. "Ces gens-là voulaient remuer le quotidien, remuer le réalisme, pour en faire quelque chose de nouveau. On partait de la réalité pour la transformer."                                 Le poète marseillais connaît le sculpteur depuis qu'il est né car son père était un ami d'enfance de César. Durant toute son enfance et son adolescence, il voit donc César très souvent. Lorsque Mr.Blaine a voulu à son tour s'installer à Paris pour tenter sa chance dans la poésie en 1962, César, de 20 ans son ainé, l'a pris sous son aile et l'a accueilli. Puis ils ne se quittent plus. En 1967, le poète écrit un poème sur les experimentations d'expansions de son ami. Les deux hommes présentent l'oeuvre et le poème aux biennales des jeunes de Paris en 1967, et c'est un franc succès. "Après cet épisode, on se voyait vraiment tout le temps" . Et ils ont continué à travailler ensemble jusqu'à la mort de César. "J'étais très investi dans ce qu'il faisait. Lorsque j'ai été élu adjoint à la culture de la ville de Marseille, de 1989 à 1995, je me suis occupé de l'organisation de sa première rétrospective au musée de la Vieille Charité en 1993". Un an après, suite à une donation de 186 oeuvres par le sculpteur pour la ville de Marseille, un projet de musée César est proposé et accepté à l'unanimité par le conseil général. "Ce sont des pièces qu'il avait toujours gardées dans ce but-là, de les partager avec sa ville. Tous les ans, il en mettait quelques-unes de côté, ce qui fait qu'il y avait un vaste panel d'oeuvres de toutes ses périodes". Mais en 1995 Jean-Claude Gaudin bat Robert Vigouroux aux élections municipales et le projet est totalement abandonné, alors même qu'il avait été validé par la municipalité précédente. "Et ça c'est déjà très grave, s'offusque Julien Blaine, mais en plus les œuvres données à la ville ont été redistribuées aux légataires. Marseille a donc perdu cette donation extraordinaire qui aurait permis la création d'un grand musée rétrospectif de tout le travail de César." 

Malgré ce passage douloureux, César reste un acteur majeur de l'art contemporain marseillais, et reste au plus proche de ses racines. 

"Il avait  une vraie passion pour Marseille, notamment dans la cuisine. Il aimait beaucoup la bonne cuisine simple à base d'huile d'olive. Il me faisait des salades de pain incroyables. Puis c'était un noctambule aussi, il aimait aller dans des boites de nuit à la mode"
Julien Blaine raconte son ami

Et la cité phocéenne a, elle aussi, de la passion pour César.

CÉSAR : QUEL HERITAGE? 

Jean-Roch Bouiller est chargé d'art contemporain pour le MUCEM. Pour lui la mémoire de César s'améliore avec le temps. "Le monde de l'histoire de l'art fonctionne comme cela: il y a des générations, surtout celle de César, qui ont été un peu rebelles, mais qui ont aussi beaucoup joué avec le marché de l'art. Lorsque les artistes meurent, il y a toujours un petit temps de flottement dans leur évaluation: à la fois on les oublie, à la fois ils sont critiqués. Mais c'est un cycle. Car la rétrospective qui lui a été consacrée au Centre Pompidou c'est le signe que sa période de flottement est en train de s'achever et qu'il y a aujourd'hui une vrai reconnaissance de son travail". La rétrospective parisienne est donc une preuve que le sculpteur rentre dans la catégorie des artistes majeurs de son époque. 

Son prénom est devenu son nom d'artiste en 1955. Son nom de famille n'est presque jamais utilisé lorsqu'il est cité. Et son nom, il l'a donné à la plus grande cérémonie du cinéma français, les Césars.

5 moments inoubliables de la cérémonie des Césars se cachent dans cette photo:

C'est l'équivalent français des Oscars, qui récompense les meilleurs professionnels du 7ème art français. La cérémonie constitue la première remise de prix d'importance en France, et la plus ancienne dans le domaine de l'audiovisuel et du spectacle. 

 C'est Georges Cravenne qui crée l'Académie des arts et techniques du cinéma en 1975. Admirateur des Oscars américains, il a pour vocation de récompenser les travaux les plus remarquables du cinéma français. La toute première Nuit des Césars a lieu le 3 avril 1976, sous la présidence de Jean Gabin quelques mois avant sa mort.                                                                                                                Le trophée, conçu par César, ami de Georges Cravenne, est une compression métallique. Ce sont des pièces creuses, en bronze naturel poli. Alors que les Oscars sont plaqués d'or, les Césars représentent une bobine de film entourant une silhouette. Devant l'accueil mitigé des acteurs, le sculpteur réalise en 1977 une compression de 29 cm de hauteur sur une base de 8 sur 8 cm, pesant 3,6 kg. C'est cette dernière statue qui est encore remise aujourd'hui et qui est réalisé dans la fonderie d'art Bocquel en Normandie. Si la valeur du César n'a pas été officiellement dévoilée, elle serait estimée à 1 500 euros.

Ce grand sculpteur contemporain marquera son temps et sa profession à travers de ses différentes périodes. Ferraille, compressions, expansions.... Cet authentique, amoureux de la matière, aura souvent été critiqué pour ses méthodes rustiques, inspirées de son passé et de son entourage.                                                               Il y a eu plusieurs déceptions portées par sa propre ville natale, comme l'abandon du projet de musée César. 

Alors que l'artiste avait donné plus de 180 oeuvres à Marseille, l'échec du projet et la perte de cette exceptionnelle collection ont beaucoup touché les Marseillais. "C'est sûr que la totalité des artistes, même la totalité des Marseillais, parce qu'ils sont très fiers de leur compatriote César, savent qu’ils ont subi une perte considérable. Malheureusement aujourd'hui la culture disparaît peu à peu de la vie de tous les jours" affirme tristement Julien Blaine. "La ville est restée discrète à propos de César après l'échec du musée, car c'était une erreur qui aurait pu être évitée. Cela n'empêche que la ville est très fière de lui et multiplie les hommages, comme la plaque à son nom ou les récentes rétrospectives" se défend l'adjointe au maire responsable de l'action culturelle Anne-Marie d'Estienne D'Orves.                                                                                                        

Nous n'aurons jamais d'explication sur les raisons précises de l'abandon du projet de musée de la part de la municipalité actuelle. Mais César était très attaché à ses racines, et même s'il a dû quitter Marseille pour réussir, elle faisait tout le temps partie de lui. Puis il a su s'adapter à Paris et Villetaneuse, ses villes adoptives qui l'ont tout de suite accepté, sans jamais se dissocier de sa ville natale. Même s'il est discret, l'amour de Marseille pour son compatriote est bien réel. L'amour d'un bonhomme et de son nom qui, étant donné l'héritage culturel qu'il laisse derrière lui, ne risque pas de tomber dans l'oubli. Avé César.