A Kourou,
Ariane 6 fait son nid



par Christian Du Brulle / DailyScience.be

Au Centre spatial guyanais, pour désigner le décompte des heures et des minutes qui précèdent le décollage d'une fusée Ariane ou Vega, on parle de « chronologie ». Au cœur même des 690 km2 de forêt tropicale qui hébergent le « port spatial de l’Europe », c’est un autre compte à rebours qui occupe actuellement l’ingénieur Frédéric Munos, de l’Agence spatiale française (CNES). S’il a bien pour but ultime de voir un jour décoller un nouveau lanceur spatial européen depuis les tropiques, son calendrier porte plutôt sur des mois, et non sur des heures et des minutes.

Avant de pouvoir lancer Ariane 6 depuis Kourou, en juillet 2020, il faut d'abord lui construire son nid: un pas de tir spécifique et toutes les infrastructures techniques qui l’accompagnent. Un chantier à 600 millions d’euros, commandé par l’ESA, l’Agence spatiale européenne.
Un projet pharaonique.

A gauche, la maquette de la future Ariane 6. A droite, l'ossature métallique du portique mobile qui protégera le nouveau lanceur européen. La photo en tête d'article est de Stéphane Corvaja / ESA

Une « Tour Eiffel » mobile

En cette veille de saison sèche, dans la jungle guyanaise, les travaux avancent bien. « Sauf pour cet énorme structure métallique mobile que vous apercevez-là », pointe Frédéric Munos. « Ce bâtiment d'une centaine de mètres de haut sera à terme la plus importante construction métallique mobile d’Amérique du Sud.

Avec ses 7.000 tonnes, l’équivalent de la structure métallique de la Tour Eiffel, ce portique protégera Ariane 6 avant son décollage et permettra d’assembler le lanceur. Peu avant le décollage, il sera reculé. L’idée est en effet d’assembler complètement Ariane 6 sur son pas de tir, histoire de réduire la durée des campagnes de préparation de la fusée. En gagnant ainsi du temps, les cadences de lancement du nouveau lanceur européen pourraient être améliorées.

L'ingénieur Frédéric Munos (CNES), sur le chantier ELA-4, devant une représentation du futur pas de tir d'Ariane 6.

Sécurité sur le chantier

Dans les derniers jours de juin 2018, la construction du fameux portique était temporairement à l'arrêt. « Le temps de régler quelques problèmes liés à la sécurité des travailleurs », explique l’ingénieur spécialisé dans la mise en œuvre de sites industriels.

Frédéric Munos connaît bien ce type de chantier. Il a déjà été à la manœuvre sur les pas de tir de Vega, le petit lanceur de la flotte européenne, et sur celui de la fusée russe Soyouz, tirée elle aussi depuis la Guyane française. L’objectif sur ce chantier où s’activent 600 à 700 personnes, est de ne souffrir d’aucun accident grave. Un pari tenu à ce jour, et depuis les premiers coups de pioches, il y a deux ans.

Pas de BIL pour Ariane 6

Le corps central de la fusée arrivera ici horizontalement et sera redressé à la verticale grâce au portique. Une nouveauté pour Ariane, assemblée traditionnellement, dans sa version « 5 » verticalement dans son « bâtiment d'intégration lanceur », le « BIL » comme dit ici.

Les boosters à poudre, appelés « P120 », arriveront dressés depuis leur usine d’assemblage située à quelque kilomètres du pas de tir et seront attachés au lanceur. Les équipes techniques coifferont alors Ariane 6 de son « composite supérieur », comprenant notamment la charge utile de la fusée: ses satellites. Douze jours après le début des opérations sur ELA4, le lanceur Ariane 6 sera prêt au départ.

Carneau d'évacuation des gaz brûlés d'Ariane 6. D'une section carrée de 20 m x 20 m, il plonge 28 mètres sous terre et est long de 200 mètres.

Les Belges d'Ariane 6

La Belgique et ses industriels sont présents sur Ariane 6. La société Axima assure le refroidissement des infrastructures du pas de tir ELA4 (le 4eme « Ensemble de Lancement Ariane » du complexe spatial).

Pour le reste, c’est sur le lanceur Ariane 6 qu’on retrouve le savoir-faire des industriels belges. Un lanceur développé sous la maitrise d’œuvre industrielle d’ArianeGroup.

La Sabca (Bruxelles et Charleroi) développe et fournit les servo-commandes électro-mécaniques des moteurs. Des pièces maitresses de la fusée. C’est grâce à elles qu’on dirige les tuyères de la fusée et donc, qu’on peut en assurer le pilotage. Cette société fournit aussi les boîtiers de contrôle électronique de ces servocommandes de même que des modules d’alimentation électrique, en collaboration avec Thales-Alenia Space Belgique (TAS-B), à Charleroi. Cette seconde société fournit également ce qu’on appelle la chaîne de sauvegarde du lanceur. Une spécialité belge qu’on retrouve autant sur Ariane 5 que sur Vega ou encore Soyouz, quand la mythique fusée russe est tirée depuis la Guyane. Il s’agit du système de destruction en vol du lanceur.

La société liégeoise Safran Aero Boosters fournit des vannes de régulation des fluides pour les moteurs du lanceur et pour les réservoirs d’Ariane 6. Spacebel enfin développe des softwares pour Ariane 6.


Dans la jungle, le P120 se prépare à rugir

Pour propulser jusqu'à 12 tonnes de charge utile en orbite de transfert géostationnaire, Ariane 6 pourra compter sur de puissants nouveaux propulseurs d’appoint à poudre: les « P 120 ». En réalité, ces boosters, fixés par 2 ou par 4 sur les côtés du lanceur, sont chargés de 143 tonnes de carburant solide. Ce sont les plus grands moteurs monobloc de ce type en fibre de carbone jamais construits. Ils mesurent chacun 13,5 m de long pour 3,4 m de diamètre. Ces « moteurs », comme on dit dans le jargon, fourniront l’essentiel de la poussée au décollage. 400 tonnes de poussée chacun pour une durée de vie de 132 secondes.

Au Centre spatial guyanais, les P 120 sont fabriqués par deux sociétés franco-italiennes: Regulus et Europropulsion, filles d’Avio (Italie) et d’ArianeGroup. Ces nouveaux étages du lanceur européen doperont aussi les performances de la « petite » fusée Vega, dont l’actuel premier étage, le « P80 » sera remplacé par un P120 dès 2019 sur sa version Vega C. Le pas de tir de Vega, à Kourou, et ses infrastructures, dont son portique mobile, sont également en voie d’adaptation pour cette nouvelle version plus puissante du « petit » lanceur de la famille européenne.

Pourquoi Ariane 6 ?

Un lanceur Ariane 5 en cours de préparation à Kourou.

Remplacer Ariane 5 par Ariane 6 répond à un impératif stratégique et économique pour l'Europe spatiale.

Si Arianespace, qui commercialise les lancements de satellites grâce à sa panoplie de lanceurs (Vega, Soyouz et Ariane 5), dispose d’un leadership mondial incontesté depuis des décennies, on remarque que la concurrence internationale se fait de plus en plus pressante dans le secteur. Surtout du côté américain où l’accès à l’orbite a été laissé à des entreprises privées qui enregistrent succès après succès et… qui cassent les prix.

Afin que l’Europe spatiale reste compétitive sur le marché des lancements de satellites commerciaux, elle doit avoir la capacité d’aligner ses tarifs. Par rapport à Ariane 5, le nouveau lanceur Ariane 6 devrait permettre de diminuer sensiblement le prix de la satellisation. Ariane 6 dans sa version lourde reprendra la clientèle d’Ariane 5. Dans sa version moyenne, grâce à son moteur réallumable, elle assurera les missions dévolues à ce jour à Soyouz.

C'est sur cette table mobile qu'Ariane 5 est assemblée dans différents bâtiments du Centre spatial guyanais avant de gagner son pas de tir.

Concurrence internationale? Nous sommes robustes!

Alain Charmeau est le PDG d'ArianeGroup. Que pense-t-il de l’évolution « mordante » de la concurrence spatiale nord-américaine ?

« Nous sommes robustes », estime le patron d’ArianeGroup. « Quand on s’intéresse à la concurrence dans le domaine spatial, il faut être clair et préciser dans quel domaine se situe cette compétition. Elle ne se trouve pas nécessairement là où les déclarations récentes du Président américain les place. Notre stratégie européenne n’est pas de « dominer » l’espace ni de développer une armée spatiale. Nos priorités, qui sont portées par la Commission européenne, l’Agence spatiale européenne et les industriels du secteur, concernent notre capacité à conserver et à développer notre accès autonome à l’espace. Cela passe par le programme Ariane 6. Notre autonomie spatiale passe aussi par le fait de disposer de nos propres infrastructures, tant au sol qu’en orbite, et je pense ici au programme Copernicus de surveillance de notre planète ou encore Galileo, le service de positionnement par satellites, un service civil et européen ».

Quant à la question des succès américains du moment, notamment en terme de lanceurs commerciaux réutilisables, le patron d’ArianeGroup rappelait qu'un même type de lancement est facturé de manière asymétrique par ses concurrents, quand il s'agit d'un client privé ou d'un client institutionnel. En clair, les fusées réutilisables américaines sont facturées quasi au double du prix quand le client est une agence gouvernementale américaine par rapport à un client privé. De là à parler de dumping spatial...

DailyScience.be

Extrémité d'un carneau sur le site de lancement d'Ariane 5.