L'envoûtant carnaval de Brando

La réinvention de la TRADITION

Des masques, de la musique et des symboles. Les habitants du hameau de Poretto-Brando, dans le Cap Corse, organisent chaque année une étrange procession. Entre coutume et innovation.

Un ciel de plomb pèse sur le paysage. Descendant des crêtes, un épais brouillard avale le relief, les toits des maisons de pierre puis les maisons elles-mêmes. Au bout de la perspective dessinée par la vallée, la Méditerranée grise se ride jusqu'à un horizon de brume où se confondent le ciel et la mer. 

C’est Poretto, hameau de Brando, dans le Cap corse, plongé dans le décor fantomatique d’un dimanche hivernal. Mais, là où l’on s’attendrait à ne rencontrer pour tout signe de vie qu’une ou deux cheminées fumantes, la sacristie de l’église de l’Annonciation bruisse d’éclats de voix tandis qu’au dehors, de jeunes musiciens accordent leurs instruments sous l’oeil de deux jolies cavalières montées sur de placides chevaux. 

Quelques pas plus loin, un Captain America haut comme trois pommes attend le début des réjouissances, guigné par un Ninja de huit ans équipé – modernité ou tropisme local obligent – d’un pistolet-mitrailleur à billes.

« Je suis la seule à avoir un chapeau rouge ? se désespère une jeune violoniste. Gé-nial. »

Les spectateurs commencent à affluer sous l’oeil d’une caméra de télévision. Dans la sacristie de l’église de l’Annonciation, derrière une lourde porte en bois clair, se déroulent les ultimes préparatifs d’une fête étonnante. 

Quelques minutes d’attente encore et la foule, grossie de nouveaux curieux, observe l’étrange cortège qui se met en branle. Mené par un roi à la riche tenue, tout en courbettes, en révérences, la procession rassemble les figures du carnaval aux masques de zucche ou de liège. 

On y reconnaît u Prete Vinaccia et u sgiò merre, replet dans sa veste de velours, u duttore Ficanasu dont les remèdes semblent impuissants à guérir quiconque. Des airs joyeux montent des violons et des guitares que font sonner des musiciens masqués eux aussi, en costume traditionnel, gilet sur chemise blanche, large ceinture de flanelle rouge, chapeaux. La foule rit, applaudit de bon coeur. Les enfants adressent des signes de la main aux amusants personnages. 

Un dimanche de liesse comme on ne l'imaginait pas. Jusque-là, tout va bien. Mais, alors que personne ne s’attend à voir de nouvelles figures quitter la sacristie, surgissent l’orchi, effroyables créatures cornues aux masques terrifiants, aux peaux de bête, tenues en laisse à grand peine par i Vecchjoni qui se démènent pour ne pas les lâcher sur la foule. 

Et là, on ne rit plus. Captain American pique un cent mètres dans les jupons de sa mère. L’intrépide ninja saute un muret. Réfugiée dans les bras d’une tante, une petite fille de trois ans hurle lorsque bondit un orcu en rugissant. L’irruption du monstre sidère même quelques adultes, aux sourires soudainement saisis. On rit, d’accord. Mais jaune.

 Il faut assister à cet incroyable spectacle pour saisir la puissance d’évocation de ces créatures mi-hommes mi-bêtes qu’on croirait échapper d’un infernal fabulaire. A eux seuls, ils témoignent de la permanence de rites païens et de l’influence qu’ils n’ont cessé d’exercer des siècles durant sur les communautés villageoises de Méditerranée et au-delà, jusque dans le Caucase. 

Véritables clous du spectacle, l’orchi sèmeront la terreur tout au long de la procession, cachés derrière les fontaines du village, attendant les enfants qu’ils plaquent contre les murs de pierre, se précipitant sur les spectateurs pour faire mine de les encorner avant de s’en détourner, tenus à distance par i Vecchjoni qui les menacent de leurs bâtons.

« Quelle tradition magnifique, on sent toute l’histoire d’un village » s’extasie l’un des – rares – touristes, convié par les amis d'amis eux-mêmes attirés par le bouche-à-oreille. Sauf que. Cette « tradition » n’en est pas une. 

Et c’est précisément ce qui fait l’intérêt du carnaval de Poretto-Brando : incarner un événement hybride, renouveau d’une coutume perdue enrichie d’emprunts et d’une scénographie élaborée en accord avec la signification profonde d’une fête aux origines païennes, longtemps combattue par l’Eglise avant d’être « récupérée ». Et transformée.

Le renouveau, le printemps
& le paganisme

Raphaël Poletti

Le carnaval de Poretto-Brando est né il y a une quinzaine d'années de la volonté de quelques uns, parmi lesquels Jean-Yves Casalta. Aidé de quelques amis, ce musicien multi-instrumentiste, pilier du groupe Diana di l’Alba et grand spécialiste des instruments anciens, décide de relever la tradition du carnaval. 

Mais les sources sont peu nombreuses et fragmentaires. Il interroge sa grand-mère, recueille d’autres témoignages et met la main sur la description d’anciens rituels à Poggiodi- Nazza, dans le Fium’Orbu, à Castiglione... Surtout, il veut aller plus loin, ne pas se cantonner à remettre au goût du jour une coutume microlocale. Il cherche, réunit des informations sur la symbolique du carnaval, tire des bords vers d’autres cultures et met au point une fête dépouillée de tout folklorisme, imprégnée de références cosmogoniques « partagées par d’autres régions, d’autres pays, d’autres influences civilisationnelles »

Dans les villes, cet événement qui permet de fêter les derniers jours de « gras » avant le Carême, est depuis longtemps « aseptisé », vidé de sa fonction cathartique, des pulsions sexuelles assumées de ses personnages, rendu à un consumérisme dévorant : plus rien de dionysiaque dans ces défilés de gosses qu’on croirait sponsorisés par Disney Entertainment. 

A Poretto-Brando, cette dimension païenne, annonciatrice des grands bouleversements du printemps est au contraire clairement revendiquée. 

« La trame est toujours la même : le mariage de deux personnages, souvent grotesques, souvent marqués par l’inversion, sert de prétexte à préparer le retour du printemps et le renouvellement de la vie » explique Casalta, intarissable sur l’histoire du carnaval

Son propre personnage, u Pelicciaru, véritable ordonnateur occulte de la cérémonie, jette de pleines poignées de farine sur les spectateurs et les personnages eux-mêmes, comme d’improbables semailles anticipant la renaissance de la nature endormie par l’hiver. L’orchi, à la fin du carnaval, s’étendront de tout leur long sur le parvis de l’église avant que d’être ressuscités sous l’effet du grain symbolique.

De même, les masques, visages humains caricaturaux aux nez proéminents, aux bouches figés sur d’improbables sourires, témoignent des liens profonds entre tradition, étymologie et symbolisme. Car le masque, c’est la maskara, la tâche noire que les anciens pénitents s’imposaient sur le front - « de la suie mêlée d’huile dans certains villages comme Sant’Andrea-di-Cottone », rappelle Casalta - comme reconnaissance de leurs pêchés avant d’entrer dans la période de contrition du Carême. 

Dans une savante étude publiée sous les auspices de Loxias, la revue du département de lettres classiques de la Faculté de Nice, Agnès Rogliano, spécialiste de la question, rappelle qu’ « en Corse, le Mardi gras voire le mercredi des Cendres, chacun confectionnait un déguisement avec des chiffons. Les masques étaient fabriqués en liège ou encore en courges séchées et surmontées de cornes de chèvre. Les cortèges déambulaient dans les rues et entraient dans les maisons des habitants qui n’y participaient pas pour leur demander, par des gestes, à manger et à boire »

Moyen de se dissimuler pour se livrer en toute impunité aux débordements, le masque est aussi cet élément d’un troisième ordre des choses, entre oral et écrit, qui permet à celui qui le porte de « relever les tendances inférieures qu’il s’agit de mettre en fuite » et, à ce titre, fournit « donc bien un support religieux dans le sens où il établit une relation entre le monde tangible et le monde de l’intangible, voire entre la vie et la mort. » 

Les spectateurs du carnaval de Poretto-Brando ont-ils pleinement conscience de ces aspects ésotériques ? Au fond, peu importe. Car la fête vaut d’abord pour ce qu’elle est : une rencontre bon enfant marquée par l’humour, la musique, les cacciate lancée par le public, et dont les noces burlesques du Rè Rampuffu (pour cette édition : un mannequin à l’effigie de Manuel Valls, rebaptisé Valls Vador) et d’A Sposata, aussi muette que délurée, marquent le point d’orgue avant, naturellement, la crémation de Rampuffu – autre motif habituel des carnavals. 

C’est que le carnaval de Poretto- Brando est d’abord une formidable occasion de faire revivre un village au creux de l’hiver, le temps d’une journée. « Bien sûr, affirme Valérie, compagne de Jean-Yves Casalta, nous pourrions organiser cet événement en été pour faire le plein. Mais ce n’est pas notre esprit, ni l’esprit de cette journée. Pour nous, c’est la vie au village, l’hiver, qui est importante. »

Une tradition en train de s'écrire

Raphaël Poletti

Ce dimanche, la hameau a vécu, en effet. Deux cents personnes, peut-être, sont venues assister à ce spectacle envoûtant, parfois inquiétant, mêlant liesse populaire et invitation à participer à une tradition en train de s'écrire. 

Dans le cortège, on parle volontiers corse - disons : bien plus que dans les bars à la mode ou sur les forums Internet. Juchée sur les épaules de son père, une fillette commente le défilé et tente de se rassurer : « un so micca stata impaurita, eju ».

 Le père sourit. Moins de cinq minutes auparavant, le ballet des orchi a pourtant plaqué une drôle de grimace sur le visage de la gamine.


« L’orcu, je l’ai fait il y a deux ans, dit un autre papa, installé à Erbalunga. Entre le masque, les sonnailles et la fourrure qu’on trimbale, c’est épuisant, on finit la journée vanné »

Un jeune homme rencontré après la cérémonie ne prétendra pas le contraire. On reconnaît à son pantalon noir et ses grosses chaussures de randonnée l’orcu particulièrement habité qui, quelques minutes auparavant, donnait la chasse à des flopées de gosses riant aux éclats et bousculait ses pairs en éructant d’incompréhensibles grognements gutturaux.

 Il a beau s’être débarrassé de son encombrant costume, ses cheveux ruissellent encore de sueur et son visage est cramoisi. Il mettra une bonne demie heure avant de retrouver un souffle régulier.

Du souffle, les participants au carnaval n’en ont pas manqué. Une fois les costumes rangés sur des cintres, une fois Rampuffu réduit en cendres sous les torches de pénitents qui l’ont dûment jugé, les bénévoles se retrouvent autour d’un gobelet de vin chaud et de pâtisseries, de tartes, de gâteaux faits maison.

 Jean-Yves Casalta ne porte plus ni masque, ni gilet de fourrure. L’orchi sont redevenus humains. U sgiò merre n’est plus élu ; A Sposata s’est débarrassée de son accoutrement. Qui étaient-ils ? Qui jouait quel rôle ? Inutile de le demander. A Poretto-Brando, on n’aime pas révéler les secrets du carnaval. Les espérances sont ailleurs.

« Notre idée, sourit Jean-Yves Casalta, c’est avant tout que ce que nous faisons nous survive »
Raphaël Poletti

Railler les puissants et s'oublier, le carnaval comme indispensable catharsis

Fête de l'inversion et du grotesque qui voit les femmes entreprendre les hommes, les hommes se déguiser en femmes, le carnaval est aussi l’occasion de brocarder les notabilités locales.

Fête des fols où le diable lui-même est raillé jusqu’à se trouver pratiquement ravalé au rang de mortel, il représente le point de bascule circonscrit dans le temps et l’espace d’une vie rurale d’autrefois souvent corsetée.

A Poretto-Brando, la galerie de portraits compte ainsi plusieurs personnages burlesques que l’éminente fonction sociale préserve en temps normal de la moquerie. Le curé du village, rebaptisé Prete Vinaccia, court les rues muni de son goupillon en brosse de toilettes ; A Sposata tire de son sac à main des dessous exhibés au public ; l’attirail médical d’u duttore Ficanasu semble inutile pour guérir la soudaine folie collective qui s’empare des habitants d’ordinaire les plus respectables, à l’image de cette vieille dame transformée en affreuse socera offrant sa fille, tous attributs dehors, à l’encan.

U sgiò merre, lui, replet à souhait, ne prendra la parole qu’au moment d’unir a Sposata et Rampuffu, absurde marionnette à l’effigie d’un puissant pour un discours à l’humour égrillard. La fixité des masques paraît annoncer la rigidité cadavérique et l’inévitable issue qui guette tout mortel. 

Leurs traits grossis à l’excès, les nez protubérants, les sourires figés ne visent pas uniquement à caricaturer, ils disent aussi la dictature de l’apparence dans les sociétés villageoises où, plus que tout, il convenait précisément de faire « bonne figure »

Instruments de dérision autant que de préservation, leur utilité s’évanouit avec la fin de la cérémonie, lorsque les défroques carnavalesques quittent les âmes et les corps pour le retour au réel. 

Le renouveau dûment annoncé, chacun reprend sa place dans l’ordre cosmique. En attendant la prochaine catharsis. L’an prochain, au coeur de l’hiver.

Raphaël Poletti