Le roi corse
du music-hall canadien

Un Corse au cĹ“ur de l'histoire culturelle 
de l'Amérique française

Du début des années 30 jusqu'aux années 70, Jean Grimaldi a dirigé des troupes d’artistes et des théâtres de music-hall, faisant vivre comme nul autre la culture populaire au Québec, au Canada et sur la côte Est des États-Unis : partout où l’on parlait français alors en Amérique.

 Par son travail passionnĂ©, les communautĂ©s mĂŞme les plus reculĂ©es ont pu maintenir le contact avec leur identitĂ© Ă  travers les arts de la scène dans leur langue maternelle.

NĂ© Ă  Bastia en 1898 d’un père menuisier originaire de Ville-di-Paraso en Balagne, rien ne prĂ©destine Jean Grimaldi au monde du spectacle. 

Deuxième enfant d’une famille nombreuse - huit garçons et deux filles-, celle-ci quitte Bastia pour s’installer Ă  L’Ile Rousse alors qu’il n’a que dix ans. 

Peu studieux, il arrĂŞte rapidement l’école pour rejoindre son père Ă  l’atelier. 

Ă€ la Grande Guerre, il est enrĂ´lĂ© dans le 173e rĂ©giment comme son aĂ®nĂ© Antoine et son vrai jumeau François. Matricule 1451 de l’infanterie, il sera envoyĂ© en troisième ligne dans l’Oise, oĂą il rencontre avec Ă©tonnement le 22e rĂ©giment, composĂ© de Canadiens-Français. 

Ceux-ci dĂ©montrent un fort courage et parlent avec amour de leur pays aux grands espaces. 

Et ils le font en français, bien qu’avec un drôle d’accent. Jean leur fait la promesse d’aller visiter leur pays un jour.

 DĂ©jĂ , naĂ®t en lui un rĂŞve amĂ©ricain, dĂ©sormais accessible grâce Ă  une langue qu’il maĂ®trise.

Au retour de la guerre, transformĂ© par l’expĂ©rience des tranchĂ©es mais aussi par celle de l’hĂ´pital oĂą il a frĂ´lĂ© la mort par la grippe espagnole, il retrouve une Corse appauvrie et, surtout, dĂ©figurĂ©e par le deuil. 

Comme tant d’autres insulaires, il décide alors de quitter son île natale pour tenter de gagner sa vie, déchiré entre l'espoir et le doute – mais avec, au ventre, l’acharnement de la réussite.

 En 1919, il part pour Marseille puis Paris. Il enchaĂ®ne les petits mĂ©tiers, surtout la menuiserie, en mĂŞme temps qu'il se dĂ©couvre une nouvelle passion : sa voix est belle, et il adore la scène.

 Mais c’est vers l’AmĂ©rique francophone que se tourne son regard.

En 1926, sur le bateau qui le mène vers le Québec, un couple de Canadiens-français l’entend chanter et lui conseille d’auditionner à la Société Canadienne d’Opérette de Montréal.

 Il s’y rend dès son arrivĂ©e et y est engagĂ© de manière ponctuelle, puis trouve sa place dans de petites troupes ou dans des théâtres burlesques.

 Mais cela ne suffit pas Ă  nourrir son homme. 

Il reprend alors la menuiserie et convainc quatre de ses frères de le rejoindre dans le Nouveau-Monde. 

Ceux-ci n’y feront pas souche, repartant après un certain temps selon le caractère de chacun, la chance et la dureté des hivers.

 La douleur de la sĂ©paration familiale le mordra toujours, mais Jean Grimaldi, lui, persĂ©vère.

Il s'engage au côté de... Franklin Roosevelt en 1938!

En 1931, il rencontre Mary Edouard Bolduc, dite La Bolduc, la plus grande vedette canadienne-française de l’époque, qui fera de lui l’homme qu’il est devenu. 

Charles Trenet évoque cette artiste majeure dans sa chanson Les Rues de Québec enregistrée en 1950.

 Chansonnière et joueuse de musique Ă  bouche (harmonica), La Bolduc chante les misères du peuple alors en pleine rĂ©cession après le crash boursier de 1929. 

Elle fait danser et sourire, et vend même des disques malgré la grande pauvreté.

 Elle engage Grimaldi non seulement comme chanteur, mais comme directeur de tournĂ©e et chauffeur.

 Venant d’un petit village de la GaspĂ©sie, rĂ©gion de l’Est du QuĂ©bec, et ayant vĂ©cu en Nouvelle-Angleterre, aux Etats-Unis, comme tant d’autres Canadiens-français en quĂŞte de travail, elle sait que le territoire du QuĂ©bec et de ses alentours recèle un public friand de spectacles. 

La tĂ©lĂ©vision n’existe pas encore et la radio est rare, tout comme les occasions de se rĂ©jouir. 

C’est en voiture, en bateau, voire en barque et en charrette ou même en motoneige que la troupe se rend de ville en village, jusqu’aux chantiers et aux minuscules communes.

 Elle joue dans les théâtres lorsqu’il y en a, mais plus souvent dans les sous-sols des Ă©glises et des salles paroissiales, parfois Ă  la lueur de chandelles ou de lampes Ă  gaz.

La troupe est composée de couples de comiques dignes de Charlie Chaplin ou Buster Keaton (Oivier Guimond père et fils, dits Ti-Zoune et Ti-Zoune Jr; Manda; Bazou et Balloune, Ti-Gus et Ti-Mousse), de danseurs (Jean-Paul, Effie Mac), de comédiens plus dramatiques servant aussi de faire-valoir aux comiques (Paul Desmarteaux, Paul Thériaux), d'un pianiste et d’un violoneux (Isidor Soucy), d’un chanteur également comédien (Claude Blanchard, Jean Lapointe, Paolo Noël, Jean Grimaldi lui-même) et de la vedette (La Bolduc, Alys Roby, Murielle Millard, Jeanne D’Arc Charlebois).

 Tous montent des comĂ©dies le plus souvent Ă©crites par Grimaldi, comme La belle-mère enragĂ©e, qui compose aussi des trames interchangeables selon l’inspiration du moment et sur-mesure pour ses artistes, invitĂ©s Ă  dĂ©montrer leurs talents en matière d'improvisation.

 Les drames sont aussi Ă  l’honneur, avec Le Triomphe de la Foi, Les Griffes du Destin ou encore L’Appel au Devoir qui tirent les larmes du public.

 Les spectacles sont sans prĂ©tention, il s’agit de soirĂ©es Ă  passer en famille et le programme doit souvent ĂŞtre soumis d’avance au curĂ©!

Formule simple mais gagnante.

Sur leur passage, des étincelles de joie illuminent, le temps d'un soir, le dur quotidien de l’époque tout en étant faisant vivre la langue française et l’identité d’un peuple, si fragile au nord de l’Amérique.

Le « papa » des artistes québecois

Rapidement, Jean Grimaldi s’impose et prend les commandes des tournées. Il a trouvé son vrai métier, sa voie.

 Le succès lui permet mĂŞme de scinder parfois la troupe : La Bolduc part de son cĂ´tĂ© pendant que La Troupe Jean Grimaldi connaĂ®t ses heures de gloire.

 Les communautĂ©s franco-amĂ©ricaines en Nouvelle-Angleterre sont nombreuses et possèdent leurs propres journaux dans plusieurs villes.

La troupe va à leur rencontre à un rythme frénétique, visitant jusqu’à soixante-quinze villes en trois mois, et Grimaldi ouvre même un bureau à Lewinston, dans le Maine.

 Il reçoit la clĂ© d’honneur de deux villes, et, par son soutien Ă  la campagne Ă©lectorale de Franklin D. Roosevelt, amène La Bolduc Ă  chanter pour le prĂ©sident amĂ©ricain Ă  Boston en 1938!

 Son succès lui permet de garantir Ă  ses artistes un travail non seulement bien rĂ©munĂ©rĂ© mais Ă©galement des plus formateurs. 

De la proximité avec le public, de l’adaptation constante du voyage et d’un jeu scénique à la comedia dell’arte jailliront les plus importantes vedettes québécoises. Et ce n'est pas tout.

 Pour La Bolduc, pour lui-mĂŞme et pour bien d’autres, il se fait parolier, souvent sur l’air de hits amĂ©ricains repris en français.

 Il a compris intimement la « parlure » quĂ©bĂ©coise et son principal point commun avec la Corse qui l'a vu naĂ®tre : une langue qui vit d'abord oralement.

 La Corse, du reste, il ne l'oubliera jamais.

 Il crĂ©e d’ailleurs de vĂ©ritables corcissismes de son cru, mĂ©langes du français des deux cĂ´tĂ© de l’ocĂ©an et du corse qui l’habite encore. 

Bien qu’il n’y retourne pas assez souvent à son goût, la mémoire de son pays reste vive en lui et partout où il se rend, personne n’ignore qu’il est Corse.

Dans la deuxième moitié des années 40, désormais marié et père de deux enfants, Jean ralentit le rythme des déplacements et devient propriétaire et directeur de théâtre à Montréal.

Le Canadien, le Radio-Cité puis le National proposent des spectacles de variétés et des pièces de vaudeville mais présentent aussi des artistes outre-Atlantique.

Rina Ketty, Georges Guétary, Charles Trenet et Tino Rossi visitent ses planches, de même qu’Aznavour à ses débuts.

Dans les grandes annĂ©es du music-hall, c’est la vie mĂŞme que l’on cĂ©lèbre sur scène, de La Passion au Nouvel An, en passant par les pĂ©ripĂ©ties mĂ©nagères. 

Jean est Ă©galement le premier Ă  donner une place Ă  des artistes quĂ©bĂ©cois, comme FĂ©lix Leclerc, le cĂ©lèbre chansonnier qui Ă©crivit Ă©galement des pièces de théâtre Ă  ses dĂ©buts. 

MĂŞme au plus glacial de l’hiver, on fait la file le soir pour voir les spectacles Jean Grimaldi prĂ©sente. 

Avec une projection de film le jour puis une revue de variétés en début de soirée, suivie d’un sketch humoristique et du tour de scène de la vedette, pour finir avec un autre film le soir, sept jours sur sept le théâtre se remplit de milliers de spectateurs.

Mais L’arrivĂ©e de la tĂ©lĂ©vision dans les foyers en 1952 changera Ă  jamais les normes du spectacle populaire. 

Les grandes salles se vident peu Ă  peu et Grimaldi opte pour des théâtres moins importants et reprend la route Ă  mi-temps avec sa troupe. 

Les Franco-américains, déjà en grande partie assimilés, ne le reverront plus mais le Québec et les communautés canadiennes-françaises des autres provinces l’attendent toujours à bras ouverts jusqu’en 1966.

Reste que les mentalités et l’air du temps changent.

 A cette Ă©poque, le QuĂ©bec connaĂ®t sa RĂ©volution tranquille et affirme son identitĂ© rĂ©solument distincte Ă  travers sa culture. 

L’époque du music-hall teintée d’américanité achève.

De 1967 à 1971, Jean Grimaldi est directeur artistique du Théâtre des Variétés de Montréal, pour ensuite entrer doucement dans sa retraite à 73 ans.

Sa carrière foisonnante compte l’écriture d’innombrables comédies ou de drames en saynètes et des milliers de paroles de chansons populaires.

Il a infiniment aimé son métier et relevé les défis avec une incroyable assurance.

Il suffisait que sa troupe, arrivĂ©e dans un hameau, se mĂ®t Ă  douter de la frĂ©quentation du spectacle pour l'entendre lancer : « Vous aller voir, vous voulez parier? » 

Le soir, arrivés d’on ne sait trop où, la salle se remplissait de plusieurs centaines de spectateurs.

Avisé, Grimaldi était le seul artiste à détenir un réseau aussi étoffé pour ses tournées, poussant l’audace jusqu’à présenter une troupe francophone à New-York ou à Ottawa.

"Un vrai capitaine, jusqu'au bout de la vie" 
par Gilles Latulipe

Figure majeure du show-buisness, son rapport avec les artistes était aussi familial : proche d'eux à l'occasion de leurs tournées, il les surveille, les encourage, facilite leurs amours ou tempère leurs ardeurs en cas de bagarre après un show un peu trop charmeur pour le public féminin.

Jean Grimaldi avait amplement mérité son surnom de Papa des artistes.

Il décède à Montréal en 1996, à l’âge honorable de 98 ans, au terme d’une vie incroyablement bien remplie.

Dans ce pays couvert par la neige près de sept mois de l'année, fasciné par les paysages qu’il sillonnait en tournée, souvent accompagné de sa canne à pêche et de son fusil de chasse, ce Corse dont la vie reste méconnue sur sa terre a su se faire une place et jouer un rôle déterminant pour les Canadiens-français.

En valorisant ses vedettes locales, en gardant une ouverture sur l’international (mais désormais sur un pied d’égalité!), son époque marque un véritable tournant pour l’identité québécoise.

Spontanément, le peuple Québécois lui a été sympathique.

Il faut dire que par sa robustesse, sa fierté, son lien avec la nature sauvage, sa subordination imposée à une culture autre et sa lutte pour sa propre survie, il ressemblait tant à celui de la Corse.

Jean l’a aimé jusqu’à épouser une Québécoise et y fonder sa famille.

Pour autant, il n’a jamais perdu son identité corse, ni même son accent bastiacciu lorsqu'il parlait sa langue maternelle ou transmettait sa culture à ses enfants et ses petits-enfants.

Il ne parlait pas seulement de la Corse à qui l’écoutait, il l’incarnait de toute sa personne.

Son immense apport au théâtre et au music-hall québécois fut souligné en 1992 par un Félix, hommage au Gala ADISQ, puis en 1994 par un trophée collectif du Gala des Masques, récompense destinée aux pionniers visionnaires du théâtre québécois.

En 1995, le Collège d’éducation générale et professionnelle André-Laurendeau, situé à LaSalle sur l’île de Montréal, rebaptise son amphithéâtre de huit cent quatre-vingt huit fauteuils en lui donnant le nom de Salle Jean-Grimaldi.

par Marie-Paule Grimaldi, avec le soutien d'Isabelle Marchand Ă  la recherche

*petite-fille de Jean Grimaldi, Marie-Paule Grimaldi est journaliste, poète et artiste de performance. Elle dirige des spectacles poétiques et monte sur scène, non loin des traces de son grand-père.