Trésors de la Corse en vente libre

Objets du patrimoine aux enchères

Ils font partie de l'histoire de la Corse. Pour beaucoup, ils devraient être mis à la disposition de la communauté ou exposés dans les musées. Et pourtant, ces trésors du XVIIIe siècle circulent librement sur le web et entre les collections privées.

Période dorée pour la Corse, encensée et prise en exemple par toute une génération, l'époque de Pascal Paoli inspire. Par sa portée historique et la quantité d’objets issus du XVIIIe siècle.

Des oeuvres en constante circulation qui se retrouvent au coeur d’un marché juteux. La Giustificazione della rivoluzione di Corsica (...) en est la meilleure illustration. Un livre mis sur le devant de la scène par la nouvelle mandature nationaliste de la collectivité territoriale, qui connaît un regain de curiosité.

En prêtant serment, sur ce bouquin de Don Gregorio Salvini, l’exécutif n’aurait jamais pu penser à un tel effet commercial. Dans les semaines qui ont suivi, des centaines d’exemplaires se vendaient dans les librairies et sur la toile.

Certaines ventes du précieux manuscrit original ont même atteint des sommes records. Derrière toute cette agitation commerciale, se posent de nombreux problèmes.

Comment un patrimoine aussi important pour la Corse se retrouve sur un marché sans régulation ? Qui décide des prix et de l’authentification ? Où se trouve la légalité ? Le cadre est plutôt flou. Il suffit de faire un tour sur internet pour s’en apercevoir.

En recherchant « Paoli » sur un site de vente en ligne bien connu, les objets affluent. Quatre soldi de 1762 à 890 euros le lot, des cartes de la Corse du XVIIIe à plus de 300 euros ou des lettres datées de cette époque qui relatent des échanges entre Pascal Paoli et ses conseillers.

C’est indéniable. Le marché a pris de l’ampleur, laissant place à toutes les folies, imprécisions et déréglementation. En parallèle de la sphère du web, le marché dit "classique" continue d’exister.

Le docteur Gerard Cianelli en est le parfait symbole. Doctorant en histoire, l’homme est avant tout un passionné. L’un des seuls collectionneurs à nous avoir ouvert ses portes.

Le milieu préfère rester discret pour ne pas attirer les convoitises. En rentrant dans son cabinet, le regard est saisi par la multitude d’objets qui s’y trouvent. Pas une caverne d’Ali Baba, mais presque. Beaucoup de papiers, des livres, des cartes, des balles de la bataille de Ponte Novu.

Le tout forme une collection impressionnante. Dans la pièce, des cartes de la Corse ornent les murs et tutoient une bibliothèque où la Giustificazione côtoie les lettres de généraux de Paoli et autres livres rares.

« J'ai commencé tout petit avec les timbres. Puis un jour un ami m’a acheté une lettre de Pascal Paoli. Depuis ce jour-là ça n’a jamais cessé. »

 De son regard presque habité, dans son cabinet à peine éclairé par un rayon de lumière, le docteur peut faire l’inventaire de chaque objet. De son histoire, à sa valeur. 

« Chaque fois que j’achète un papier, je photographie la signature et la qualité, j’arrive à savoir si c’est un faux - ou pas - très rapidement. Je sens le filigrane, c’est instinctif. Ensuite le contenu du texte vient faire varier le prix. Pour moi c’est impossible de se tromper. »

"Il risque d'y avoir un abus des marchands"

Impossible de se tromper mais pas impossible d'être trompé. « Avant, les lettres de Pascal Paoli se vendaient 50 francs. Maintenant on en trouve à 260 euros. Il risque d’y avoir un abus des marchands. » 

Des écarts de prix qui peuvent s’expliquer par le manque de culture des acheteurs et des vendeurs.

C’est en tout cas l’avis de Gérard Cianelli : « C’est une question d’éducation. Certaines familles ont hérité de bibliothèques prestigieuses. Par méconnaissance, elles ont brûlé le tout ou s’en sont débarrassées. Il faut intéresser les jeunes sur le sujet. Il y a une science et une philosophie en Corse qu’il faut respecter. » 

Entre deux ordonnances, le docteur reconnaît que certains collectionneurs peuvent confisquer une partie du patrimoine corse.

« Si je trouve un objet dont je juge qu’il appartient à la communauté, je contacte les institutions. Mais souvent l’administration met du temps à débloquer les fonds et certains ne veulent pas attendre. Je défends les collectionneurs parce qu’on participe à sauvegarder ce patrimoine, à le rapatrier. Sans nous, il serait peut-être beaucoup plus dispersé à travers le monde ou perdu. Nous sommes avant tout des passionnés et des amoureux de notre terre. »

Petru Santu Menozzi ne doute pas de ce constat. Lui l’étudiant, chercheur qui se penche sur la littérature du XVIIIe siècle. Seul problème, le jeune homme peine à se procurer des livres ou lettres en rapport avec son travail.

Le revers de la médaille du marché : « Ce sont des archives privées et on n’y a pas souvent accès. Il n’y a pas de contrôle sur ces objets. Je me suis aperçu que sur '‘Ebay’’ des manuscrits étaient vendus sans qu’on le sache vraiment.
Je travaille sur la façon dont circulent les textes de cette époque et pour y avoir accès, c’est difficile. On ne les a pas en archives. Mon ancien directeur de thèse possède les mémoires manuscrites du père de Pascal Paoli et on n’y a pas accès.
C'est un objet historique. Pour moi cette mode ressemble un peu à du fétichisme, comme si on avait une relique entre les mains. Les lettres deviennent hors de prix. »

"Comment savoir qui possède quoi ?"

Même si certains collectionneurs sont d’accord pour donner un accès libre à leurs acquisitions, Petru Santu Menozzi reste sceptique sur la proposition : « Un étudiant lambda qui n’a pas de réseau, passe à côté de beaucoup de choses. Comment savoir qui possède quoi ? »

La réponse à cette question, le politique peut l’apporter. A condition d’y mettre la volonté et les moyens. Jean-Guy Talamoni, actuel président de l’assemblée de Corse a longtemps fait de ce problème son cheval de bataille.

A l’époque où il siégeait à la commission de la littérature, le nationaliste voulait créer une bibliothèque de la Corse à Corte : « Il est très difficile pour les collectivités publiques d’enchérir sur ‘‘Ebay’’. En revanche, si des enchères sont prévues avec un certains délais, on peut toujours mandater quelqu’un.
C’est un vrai problème, des objets nous ont échappés. La bibliothèque de la Corse qui avait été envisagée depuis plusieurs années remédierait à ce problème.
Malheureusement ça n’a pas avancé très vite. Nous voulons mettre en place un service de veille sur internet et une procédure d’achat. Il faut faire des interventions en intimant aux vendeurs de retirer l’objet de la vente pour l’intérêt public. Mais ils ne le font pas volontiers. C’est un vrai problème parce qu’il y a des objets qui ont une valeur patrimoniale et aussi scientifique.
Les étudiants et chercheurs peuvent travailler dessus. Il y a beaucoup de choses qui sont partis à l’étranger. Énormément. Depuis des années. Notamment aux États-Unis. Nous on fait comme on peut. Mais on veut que ça reste en Corse et dans les collections publiques. On est en train de relancer le projet de bibliothèque de la Corse, mais avec les problèmes financiers ce ne sera pas pour tout de suite. »

Dans son bureau, le docteur Cianelli est avant tout un passionné de la Corse et de son patrimoine. Chaque document en sa possession fait l'objet de longues recherches pour '‘recouper des phases de l’histoire qui auraient pu être oubliées’’.
Photo Xavier Grimaldi


10 000 EUROS POUR LA GIUSTIFICAZIONE

En attendant, des centaines d'objets s’envolent loin de la Corse. Sous l’oeil impuissant des pouvoirs publics.

« Nous sommes en concurrence avec des acheteurs qui mettent des sommes considérables. Et les collectivités sont pauvres. Ça fait mal au coeur de voir partir ces objets. »

Eugène Gherardi partage ce mal-être. Ce professeur d’histoire culturelle de Corse à l’université de Corte, collectionne depuis 35 ans à sa petite échelle. Pour lui, le coupable est tout trouvé : « L’essor d’internet a accéléré ce mouvement. Souvent les étudiants m’informent de la présence de tel ou tel objet sur le net. Je pense qu’il y a surtout une politique d’incitation à mener.

Si la pièce présente un intérêt patrimonial ou scientifique, il faut qu’elle puisse être accessible au plus grand nombre. De mon côté je numérise tous les documents. Il y a une responsabilité collective à avoir.
Le nerf de la guerre reste l’argent. Je me souviens, il y a quelques années de la vente de la Storia di Corsica de Renucci. Sur le moment, j’avais réussi à avertir le Président de l’exécutif territorial de l’époque, Paul Giacobbi qui avait fait débloquer 5 000 euros pour l’acheter. Ça ne tient à rien. C’est fou. Il faudrait faire une veille 24h/24 pour ne rien manquer. »

De par sa confidentialité et sa méconnaissance ce marché est difficile à évaluer en termes chiffrés.Quoi qu’il en soit des milliers d’euros circulent chaque semaine pour satisfaire l’envie des collectionneurs. Alain Piazzola, célèbre éditeur basé à Ajaccio en sait quelque chose : « Par exemple la Giustificazione de 1734, de Salvini remaniée, en réponse à Giustiani qui l’avait attaqué, avec une carte splendide et les armoiries de la Corse que Paoli avait commandée, peut monter à 3 000, 3 500 euros. Maintenant si cet exemplaire là se présente en maroquin, aux armes de Marbeuf ou De curset, ça pourrait très bien atteindre les 10 000 euros. Je connais des clients qui seraient prêts à payer ce prix par rapport à ces critères. Ils vont se précipiter pour l’acheter. »

Fantasmes et folies d’une niche qui échappe à tout contrôle, au détriment de l’intérêt culturel et scientifique. Le patrimoine corse part en fumée et pourrait alarmer les plus pessimistes.

La réalité est plus nuancée, illustrée par un mélange de passionnés et d’opportunistes. Les uns participent à la restauration du domaine culturel insulaire, les autres le pillent au nom de l’offre et de la demande. Au milieu de tout cela, difficile d’évaluer les dégâts. Seul le temps et l’histoire pourra apporter une réponse...

Les fonds d'archives font de la résistance

Les Archives départementales de la Haute-Corse et de la Corse-du-Sud sont les plus gros fournisseurs de documents régionaux.

La Corse-du- Sud possède plus de 500 titres de publication en série en relation avec l'île, puisque historiquement les Archives ont été jusqu’en 1997 déposées à Ajaccio.

La Haute-Corse possède plus de 350 titres sur la Corse, alors que le SCD de l’Université de Corse en répertorie plus de 120. Près de 50 000 pages ont été numérisées, dont 27 000 pour les ouvrages de la BU (76 ouvrages).

Dans ce lot, se trouve une partie non négligeable de pièces du XVIIIe siècle correspond à la période paoliste. Les collectivités territoriales peuvent intervenir dans le cadre de la loi, pendant une vente aux enchères.

C’est le cas actuellement face à la vente d’un objet important du patrimoine culturel.

Un fonctionnaire d’Etat du SLL ou dûment habilité par lui, peut exercer le droit de préemption de l’Etat, conformément à l’article 37 de la loi du 31 décembre 1921 (repris dans l’article 59 de la loi n° 2000-642 du 10 juillet 2000 et codifié dans le code du patrimoine à l’article L. 123-1), et par l’effet duquel il se trouve subrogé à l’adjudicataire.

"Internet ne fait pas le marché mais le discrédite"

Alain Piazzola est une figure incontournable dans le milieu des collectionneurs. Un éditeur ancré dans la cité ajaccienne à l'affût de la perle rare, objet de toutes les convoitises. A l’écoute de ses clients, l’homme s’est créé un réseau, armé d’une expertise reconnue. A l’heure où le web a chamboulé les codes du marché, ce passionné livre une analyse en profondeur


Quel a été votre parcours pour arriver à obtenir la crédibilité nécessaire demandée par ce milieu ?

Je ne suis qu'éditeur, mais j’ai gardé l’expertise en livre ancien et moderne, auprès de la cour d’appel de Bastia. Je suis amené à faire l’expertise des bibliothèques, à participer à l’élaboration des ventes.
Quand je suis arrivé en 1986 en Corse, j’ai créé une librairie de livres anciens et modernes. Et très vite j’ai fait des catalogues spécialisés sur la Corse. Et cette spécialisation m’a amené à disperser de grandes bibliothèques (Directeur du Muntese, François Flori dont il a publié la bibliographie et une autre grande famille ajaccienne qui a souhaité garder l’anonymat), accompagnées d’autres plus petites.
En faisant ces opérations, j’ai connecté tout le réseau de collectionneurs qui s’intéresse à la Corse. Lorsqu’il se passait quelque chose, qui était mis en vente ou signalé, ou lorsque des gens avaient besoin de vendre, mon nom ressortait plus souvent qu’avant. C’était un positionnement commercial plutôt intéressant.

Quelle est votre analyse du marché des collectionneurs porté sur la Corse ?

Ce qu’on peut dire, c’est que la période des 40 années de révolution corse suscite un grand intérêt. Pascal Paoli n’est pas la personne la moins importante de notre histoire et en plus il se trouve qu’il a écrit plus de 4 000 lettres. Que les choses non corses se retrouvent à l’étranger, pourquoi pas.
On n’en a pas l’exclusivité. Quand Paoli est en Angleterre, vous vous doutez bien qu’il a écrit pas mal de lettres à des correspondants britanniques.

Internet est de plus en plus utilisé par les collectionneurs, mais on sent que vous ne le portez pas dans votre coeur. Qu’est-ce qui vous dérange ?

Il y a des gens qui se disent : « Bon je suis sur Internet, je vais demander un prix fort et on verra ce qu’il se passe. »
Ils n’ont pas toujours la référence de ce qu’ils vont demander et l’anonymat renforce tout cela. Internet n’est pas une manière de faire le marché mais une manière de le discréditer.

Est-ce qu’il y a un véritable business autour de ça ?

Ces objets transitent par des particuliers qui les revendent. Mais surtout par des collectionneurs, par des libraires qui ont pignon sur rue, des salles de vente aux enchères dont c’est le métier, donc je ne dirais pas que c’est un business, mais une activité économique et culturelle.
On doit suivre ce marché, sans s’étonner que ça puisse parfois se gérer à 1000 km de chez nous. A nous d’être attentifs et petit à petit de se réapproprier tout ça, sans que ça pose problème.
Dernièrement, la CTC a acquis un manuscrit important auprès d’un collectionneur privé, dont je leur avais signalé l’existence. En restant dans une collection privée, la pièce est préservée, répertoriée.

On a l’impression que tous ces objets sont dispersés un peu partout. Qu’il est compliqué de les faire revenir...

Non pas du tout. Une fois il y avait une vente qui se passait à Paris et un journaliste avait titré : "le patrimoine corse se vend à Paris".
C’est un propos ridicule. Ce n’est pas une activité nouvelle, le tout reste que les institutions soient organisées.
C’est le cas des fonds d’archives qui peuvent préempter. Ils ont à leur portée toute une série de protections législatives. Un patrimoine c’est quelque chose qui se construit.
Des collectionneurs ont récupéré des livres à une époque où personne ne s’y intéressait. On ne peut pas leur reprocher de les avoir réunis. Ils y ont dépensé beaucoup d’argent.

Et comment procédez- vous pour dénicher toutes ces pièces ?

Avant de faire un catalogue, j’avertis mes clients sur sa sortie. 600 personnes me répondent. Tous mes clients corses savent qu’ils peuvent s’alimenter chez moi et en retour me fournir un certain nombre de choses.
Quand vous avez mis ça en place, vous avez créer votre structure qui vous permet d’exister sur ce marché.

Qu’est ce qui vous permet de fixer le prix d’un livre ?

C’est quelque chose de précis et de subjectif. Précis dans le sens où un livre c’est une édition, un état, une rareté, vous avez toute une série de critères qui font que vous pouvez apprécier sa qualité.
Après, il y en a qui sont dans les pâquerettes. L’atlas de Belin, vaut autour de 5 000 euros. Dernièrement il était chez un libraire à 36 000 euros. La personne l’a apprécié comme ça. Je ne suis pas sûr qu’il ait pu le vendre sauf à tomber sur un fou.

Des étudiants ont besoin de ces oeuvres pour leurs recherches. Comprenez-vous leurs difficultés à y avoir accès ?

Aujourd’hui il y a ‘‘Google livre’’ qui est très précis. Il m’arrive de prêter des choses de ma biblio lorsque je sais que c’est une pièce unique et que la personne en a besoin. Ça ne pose pas de problèmes.
Rare sont les collectionneurs qui ne donnent pas un accès à ce qu’il possède. Est ce que l’on peut reprocher à un collectionner de posséder ces objets ? Parfois on fait un procès à ces gens-là.
Alors qu’ils ont trouvé, identifié et répertorié l’objet. Souvent les collectionneurs sont des personnes qui connaissent très bien l’histoire et les contenus.

493 documents vendus aux enchères mardi à Marseille

Près de 400 livres, lettres et gravures ont rassemblé mardi des centaines de collectionneurs à Marseille.

Une vente record qui a « entraîné un engouement considérable pour tout ce qui touche à la Corse et qui ne faiblit pas, » précise Alain Piazzola, expert auprès du tribunal de Bastia et auteur, pour partie des notices catalogue de l'exposition. Cette opération exceptionnelle a mobilisé collectionneurs privés et institutions publiques. 

« 98% des pièces ont trouvé preneur. Les belles lettres de Pascal Paoli ont connu un engouement particulier, tout comme le dessin du retour de ses cendres. »

Et les prix se sont envolés, dans une fourchette comprise entre 30 euros et plus de 3000 euros. « On a retrouvé l’état d’esprit qui pouvait prévaloir dans ce genre de ventes. L’édition originale de la Giustificazione de Salvini est partie à 3 100 euros. Les collectionneurs se sont âprement disputés ces pièces rares. Ce sont essentiellement des achats entre Corses. »

La CTC a racheté neuf pièces de cette vente pour un montant qui n’a pas été communiqué.