Les archives secrètes de la CIA en Corse

épisode II

Quel est le point commun entre le terroriste international Carlos, une croisière très particulière en Méditerranée, des ovnis et l'attaque de la prison d’Ajaccio par un commando nationaliste dans les années 80 ? Réponse : la Corse

Difficile d'imaginer que la Corse ait pu capter l’intérêt de la plus puissante agence de renseignement au monde. Et pourtant. Tout au long de la Guerre froide, les service secrets américains semblent avoir gardé un oeil sur la petite île de Méditerranée. 

A vrai dire, c’est moins ce morceau de terre d’à peine 8700 kilomètres carrés qui a focalisé toutes les attentions que ses habitants, souvent expatriés, œuvrant volontiers aux marges de la légalité. 

Les Corses, la CIA les connaît bien pour leur avoir consacré des rapports entiers, depuis l’assassinat de JFK (une thèse considérablement dégonflée de nos jours) jusqu’aux barons de la French connection.

 Ces histoires-là sont assez connues pour nous permettre de nous en détourner. Les épisodes que nous vous proposons dans ce dossier exclusif sont, en revanche, inédits pour la plupart. Des épisodes étonnants et... détonnants.

Un camp d'entraînement anticommuniste en Corse ?
Pourquoi pas !

Former des commandos pour déstabiliser l'Albanie communiste d’accord, mais où ? Parmi les solutions envisagées par la CIA : le maquis corse

Années 50. Cela fait quatre ans que l'Albanie figure parmi les régimes les plus autoritaires de la planète. Sous la férule d’Enver Hoxha, chef du gouvernement et secrétaire d’un parti communiste qui ferait passer les ouailles de Staline pour des agneaux, ce petit état d’un million d’habitants traverse une période de glaciation idéologique et sociale qui ne prendra fin qu’avec l’effondrement du bloc de l’Est en 1991.

Pour les Américains et les Britanniques, cette enclave dictatoriale située aux portes de l’Europe doit sauter. C’est ainsi que naît le Valuable Project (Projet Valuable), un plan de déstabilisation du pays qui consiste à y infiltrer des commandos surentraînés composés d’opposants au régime formés dans des camps d’entraînement. Les Anglais sont les premiers à agir. Dès octobre 1949, les premières équipes, formées dans la zone de Berlin sous contrôle britannique, touchent le rivage de l’Albanie. Les Américains ne sont pas en reste. Sobrement baptisé « Esquisse d’un plan opérationnel pour l’Albanie », un mémo « Top Secret » de la CIA daté de la fin des années 40 détaille la marche à suivre pour la bonne fin de l’opération.

Phase 1 : la formation d’un comité en exil dont le quartier-général doit être installé à Paris. Phase 2 : la mise en oeuvre de moyens de propagande et l’entraînement de petites équipes d’agents infiltrés.  

« Cette activité sera organisée à deux niveaux, précise la note. Le premier consistera à faire entraîner des éléments albanais dûment sélectionnés par des Américains. Le second permettra l’instruction de quarante Albanais supplémentaires par certains éléments du premier groupe, de manière à ce que l’implication de la participation américaine ne soit pas perceptible de manière immédiate par tous les Albanais qui suivront cette formation ». Du classique, pour les opérations clandestines.

L’USS Corsica réactivé ?

 Reste à trouver un endroit adéquat, plus discret que les installations berlinoises où les services secrets de Washington ont déjà formé un groupe de dissidents et qui présentent l’inconvénient de se situer dans un véritable marigot où grenouillent la plupart des agents secrets de la planète en activité. 

L’Italie ? Compliqué. La Grèce, proche des côtes albanaises ? L’attitude du pays à l’égard de son voisin « doit être suivie avec attention ». Certains territoires d’Afrique de l’Est encore sous contrôle britannique ? « Ils sont très éloignés de la zone des opérations, prévient le rédacteur du mémo, et nécessitent des efforts considérables en termes de logistique, de transports et d’infiltration ». Et pourquoi pas une île ? Une île méditerranéenne ? 


Une nouvelle fois, l’exemple vient des Britanniques, qui ont transformé Malte en base arrière de leurs opérations secrètes. Dès lors, le choix est pratiquement arrêté : « Plusieurs solutions alternatives sont prises en considération, parmi lesquelles d’anciennes bases aériennes situées en Sardaigne et en Corse », cette dernière région ayant compté pendant la Seconde guerre mondiale pas moins de dix-sept bases, principalement le long de la côte orientale, au point d’hériter du surnom d’USS Corsica.

Le projet Valuable est donc mis sur les rails. Mais il se soldera par un échec retentissant. La première équipe parachutée en novembre 1950 est accueillie par les services secrets albanais, la redoutable Sigurimi. Les suivantes connaissent, peu ou près, le même sort. Des années plus tard, le rôle de Kim Philby, le plus célèbre agent double de l’Histoire, sera mis au jour en même temps que le retournement d’un opérateur radio formé par les pays de l’Ouest.

Piège en haute mer

Quel incident a troublé une rencontre top secret entre les services secrets allemands et la marine américaine au large des côtes insulaires ? La CIA détient la réponse

Que vient faire la Corse dans un rapport rédigé le 12 octobre 1955 par le représentant des forces navales de l'armée américaine à Münich, adressé aux services secrets de l’US Navy et, pour finir, pieusement conservé dans les archives de la CIA ? Pour le comprendre, il faut opérer un bon de plus soixante ans dans l’histoire. Septembre 1955. Les services secrets américains sont sur les dents : ils doivent superviser une rencontre de la plus haute importance, la visite officielle du général Reinhard Gehlen à bord de plusieurs bâtiments de la Sixième flotte américaine, basée en Méditerranée.

Le client n’est pas n’importe qui. Fondateur, en pleine guerre froide, des services secrets ouestallemands modernes (le BND, pour Bundesnachrichtendienst, « Service fédéral de renseignement ») qu’il dirigera jusque dans les années soixante, le haut-gradé peut se targuer de fameux états de service : ancien officier de liaison du Generalfeldmarschall von Brauchitsch, commandant en chef des armées allemandes jusqu’en 1941, il a également été responsable du renseignement sur le front de l’Est.

Accessoirement, celui qui deviendra l’un des maîtres-espions de la Guerre froide présente aux yeux des Américains, dont il est proche, un avantage : antihitlérien, il a participé au complot Von Stauffenberg de 1944 contre le Führer – même si son rôle s’est révélé mineur. C’est en tout cas un sacré « client » qui est attendu, du 5 au 10 septembre, pour une croisière top-secret entre Nice et Palma de Majorque.

Il n’est donc guère étonnant de voir les services secrets US un tantinet fébriles avant ce petit tour sur la grande bleue. Toutes les précautions sont d’ailleurs prises pour que la visite officielle – mais secrète – se déroule sous les meilleurs auspices.

Une embarcation en difficulté...

Très détaillé, nourri de considérations personnelles sur le bien-être et le comportement de l’invité allemand, rédigé dans une belle langue, le rapport de l’intelligence navale retrace les moindres gestes, les moindres propos du général Gehlen, depuis sa satisfaction de voir sa fille travailler pour le ministère des affaires étrangères allemands jusqu’aux démarches discrètement menées à la douane de Nice pour lui permettre d’embarquer sans exhiber son passeport aux gabelous, en passant par le climat de cette fin d’été 1955 (« a nice and sunny weather ») ou les connaissances étendues de l’officier supérieur sur la culture et l’histoire de l’Espagne.

Mais c’est un autre épisode qui intéresse la Corse. Au matin du 6 septembre, alors qu’il se trouve à bord de l’USS Salem, un croiseur lourd, au large des côtes corses, Gehlen se livre à un exposé sur les services secrets allemands devant des officier supérieurs de l’US Navy. L’instant n’a rien de solennel et le général allemand paraît détendu et ravi de l’attention qu’il suscite. Mais les informations qu’ils donnent sont capitales. C’est à cet instant précis qu’un incident contraint le navire à mettre en panne et interrompt l’orateur.

L’USS Salem met aussitôt à l’eau une annexe. Une menace ? A-t-on repéré des mines ? Une improbable tentative du KGB de torpiller, dans tous les sens du terme, la rencontre au sommet entre les services secrets allemands et américains ? Surtout : quelle est cette petite embarcation vers laquelle l’annexe du Salem fend les flots ? Un moment, on craint un sérieux coup de Trafalgar.

L’équipage du Salem finit par pousser un soupir de soulagement. Il s’agit en fait « d’une petite embarcation de pêche corse dont le propriétaire réclame de l’aide pour réparer ses moteurs », note le rapport, qui précise : 

« Gehlen a suivi l’incident du bateau de pêche avec intérêt et s’est montré très impressionné que le croiseur mette ses machines en panne pour porter secours au pêcheur »

Le système de propulsion du pescatore enfin réparé grâce à l’intervention des marins américains, la journée suivra son cours et les officiers des services secrets, rassérénés, pourront reprendre leur échange de vues sur l’espionnage en pleine Guerre froide.

Malheureusement, nul, du Vieux port de Bastia jusqu’à la pointe de Macinaggio, à l’extrême-nord du Cap corse, ne se souvient de l’épisode, pas davantage que du nom du pêcheur corse secouru au milieu d’un sommet confidentiel-défense – et le protagoniste involontaire de l’épisode reste inconnu à ce jour. A moins qu’il n’ait jamais été pêcheur, ni Corse. Et si...

Le '‘Chacal'’, les ovnis et Otto Skorzeny

Si la Corse fournit parfois le décor principal de certains mémos des services de renseignements américains, elle apparaît aussi à la marge, dans les interstices des documents classifiés, à propos de sujets pour le moins étonnants. Parmi d'autres évocations de soucoupes volantes aperçues à Dakar ou Alger dans le courant des années 1952 et 1953, le rapport confidentiel numéro 00-W-25291 retrace ainsi l’épisode qui a stupéfait plusieurs témoins visuels insulaires le 4 octobre 1952.

Ce jour-là, « à 20 heures environ, plusieurs personnes en Corse ont observé un objet fusiforme et lumineux traversant le ciel dans un bruit assourdissant » et se dirigeant du sud-ouest vers le nord-est « pendant une minute »

Ailleurs, en 1994, la centrale traite des révélations d’une source « régulière et fiable depuis les cinq dernières années » et évoluant dans la haute police française, qui avance – entre autres – les liens passés (et supposés) de certains militants de la Fraction Armée Rouge proches du « Chacal », le terroriste international Carlos arrêté au Soudan par les services secrets français, « avec des militants français d’extrême-gauche, y compris ceux appartenant au FLNC Corse ».

 Certaines annotations, elles, valent pour l’anecdote. Cinquante ans plus tôt, l’OSS – l’ancêtre de la CIA – rappelle dans une note qu’Otto Skorzeny, soldat d’élite d’Hitler qui a exfiltré Mussolini de sa prison italienne à l’été 1943, a survécu à un amerrissage forcé en Méditerranée, non loin des côtes corses, où il se rendait pour former secrètement des commandos en 1944 !

D’autres, enfin, révèlent parfois les préjugés des agents américains sur les Corses, comme cette mention de Jean O., unterscharfürher (sergent) dans la SS, recherché après la Libération et ainsi présenté dans un rapport : « 28 ans, 1m65-66, mince, cheveux très bruns, nez proéminent, corse typique : nerveux dans ses mouvements ». On dirait du Maupassant !

La belle Tamar a visite l'île de Beauté

Exilée en Corse pendant une visite officielle de Nikita Krouchtchev, une jeune et belle étudiante ukrainienne attire les objectifs des photographes. Mais est elle vraiment celle qu'elle prétend être?

Si l'île n’apparaît qu’en filigrane de certains documents, elle n’en est pas moins le théâtre d’épisodes marquants dignes des meilleurs thrillers. Comme l’internement dans l’île de plusieurs ressortissants ukrainiens jugés « douteux » par la Sûreté française au printemps 1960, en pleine visite officielle de Nikita Krouchtchev, l’homme fort du Kremlin. Parmi ceux-ci, Tamara H., une jeune femme de vingt-sept ans dont le parcours intrigue la CIA au point de lui consacrer plusieurs rapports circonstanciés de 1960 au 14 avril 1964.

Proche de la fiancée de Stepan Bandera, nationaliste ukrainien assassiné par le KGB en 1959, nièce d’un ancien membre de l’Intelligence service britannique, la jeune femme a fait l’objet de plusieurs tentatives de recrutement. Par les Soviétiques, d’abord. Par la Sûreté nationale, aussi, qui lui promet une rapide naturalisation. La jeune femme refuse et apparaît hautement suspecte aux services secrets US qui, dès 1960, relèvent son implication dans plusieurs structures de jeunesse présentées comme de discrets satellites des renseignements soviétiques. Elle sera éloignée en Corse au mois de mars 1960, jugée peu fi able et potentiellement dangereuse alors que Krouchtchev est attendu à Paris.

Soleil, Paris-Match et.. agents secrets

Leader de l’Union centrale des étudiants ukrainiens en exil, professant volontiers un anti-communisme trop ostentatoire pour être honnête d’après la CIA, cette belle fille « aux longs cheveux blonds », grande voyageuse, attire la lumière au point d’être photographiée par Paris-Match durant son temporaire «exil corse» !

La presse française n’est d’ailleurs pas la seule à s’intéresser à son parcours. C’est en effet dans l’île qu’elle fera l’objet d’une nouvelle approche, de la part d’un autre «journaliste», britannique cette fois. Ce dernier, précise la CIA dans son rapport de 1964, lui propose sans détour de «gagner l’Angleterre et de travailler pour les Britanniques » où elle pourrait reprendre contact avec son oncle «qui a servi dans l’armée polonaise du général Anders et travaillé un temps pour le renseignement britannique». 

La jeune femme temporise. A-telle finalement accepté? Il y a peu de chances. Moins d’un mois plus tard, le 16 avril 1960, au cours d’une réunion urgente organisée dans le salon de thé de l’hôtel Carlton, à Münich, deux agents secrets américains évoquent le sort de AEDOGMA-1, une de leurs sources basée à Paris.

 Le 29 février en effet, ce dernier a pris un café et bu un verre de vin place Saint-Michel, à Paris, en compagnie d’une séduisante jeune femme dont le comportement lui a paru suspect. Alors qu’il revenait des vestiaires chargé de leurs manteaux, il l’a notamment vue adresser plusieurs signes de connivence à un inconnu posté à l’extérieur du café.

Manifestement embarrassée, la jeune femme lui a alors expliqué que l’homme – qui s’est aussitôt fondu dans la foule – était un employé de l’ambassade d’URSS en France. Quelques jours après le rendez-vous, AEDOGMA-1, au plus mal, se retrouve en proie à d’atroces souffrances, la peau rongée par une soudaine maladie.

L’homme redoute d’avoir été été intoxiqué à l’aide d’un poison à effet lent au cours de son rendez-vous avec la jeune femme. Le nom de celle-ci? Tamara H.

Contre les Rouges la CIA fi nance les Jaunes corses

Comment contrer l'influence communiste en Europe, particulièrement en France, où le mythe savamment entretenu du « parti des fusillés » séduit plus que jamais dans l’immédiat après-guerre ? A ce petit-jeu là, les Américains connaissent leurs gammes. Jouer sur les divisions de la gauche. Arroser les partis amis. Et se montrer très offensifs sur les points les plus sensibles. Avec son port stratégique qui contrôle l’essentiel du trafic en Méditerranée, Marseille s’impose rapidement comme une cible de choix. D’autant que les communistes et les syndicats « amis » s’y montrent pour le moins remuants.

A vrai dire, dès 1945, les services secrets américains s’intéressent déjà à la ville. Mais pour d’autres raisons. Alors que l’épuration n’a pas encore fait son oeuvre, les frères Guerini, auréolés de leur participation à la Résistance, sont largement soupçonnés d’entretenir le marché noir en faisant flamber les prix des produits alimentaires d’importation américaine, grâce à un réseau de complicités parmi les GI’s. L’inquiétude restera toutefois à l’état de notes et rapports qui ne visent pas directement les frères calenzanais.

Car deux ans plus tard, au cours du bouillonnant automne marseillais 1947 qui voit les grèves orchestrées par la CGT succéder aux mouvements de foule, les Etats-Unis sont convaincus d’une absolue nécessité : il faut casser les Reds – les communistes. Pour cela, ils vont dépêcher à Marseille le sulfureux Irving Brown, personnage hâbleur, lui-même ex des services secrets et patron de la branche européenne de l’AFL, la puissante centrale syndicale américaine.

Ce dernier va s’atteler à la tâche en prenant contact avec Pierre Ferri- Pisani. Résistant, déporté, spécialiste de la question des transports maritimes, le corso-marseillais est aussi un brillant orateur qui digère mal sa mise à l’écart de la Sfi o des Bouches-du-Rhône par son ennemi intime Gaston Defferre. L’offre des Américains ne peut que le séduire et il s’emploie à ne pas décevoir ses amis.

Car l’homme se démultiplie et porte de rudes coups aux communistes marseillais et à la CGT toute puissante sur les quais. Pour ce faire, il bénéficie de fonds spécialement délivrés par la CIA, via l’AFL. Avec la scission au sein de la CGT, qui donne naissance à FO, un premier coup gagnant vient couronner les menées anticommunistes de Ferri-Pisani et des Américains.

Gaston Defferre met les bâtons dans les roues

D’autres succès suivront. Car celui-ci sait que pour se montrer efficace, il faut se reposer sur des alliés de poids. Pourquoi pas le Milieu corse ? Contactés, les frères Guerini se montrent partagés. Si Mémé renâcle et ne souhaite pas se compromettre avec un adversaire déclaré de son ami Gaston Defferre, Antoine est quant à lui tenté par l’aventure, à tel point qu’il va embrasser la cause de Ferri-Pisani et Brown. Avec ses gros bras, il s’applique donc à remplir son office.

Casser les grèves, saccager les locaux syndicaux, menacer les leaders de la CGT : cette stratégie finit par porter ses fruits et se double, en outre, de réussites dans l’implantation de sections locales de FO dans d’autres ports. L’argent, lui, ne manque pas. La CIA, qui a remplacé l’OSS, fait tourner la machine à billets. Mais l’opération va bientôt capoter car elle remet en selle Ferri-Pisani, qui vient à disposer de fonds et retrouve peu à peu une influence qui contrarie Gaston Defferre.

En coulisse, celui-ci va donc s’activer pour contrecarrer les menées de son rival. Et il obtiendra gain de cause. Grâce à ses propres réseaux, il isole progressivement Ferri-Pisani et ses compatriotes aux méthodes musclées.

Manœuvrant avec le gouvernement, il finit par être élu maire de Marseille en 1953 et met un point final aux menées souterraines des réseaux corses entretenus par la CIA dans la cité phocéenne. Une autre page de l’histoire locale est sur le point de s’écrire.

L'affaire de la prison d’Ajaccio '‘Une vendetta politique’’

En pénétrant dans la prison d'Ajaccio le 6 juin 1984 peu après 6 heures du matin, Bernard Pantalacci, Pierre Albertini et Pantaléon Alessandri se doutaient-ils que leur « exploit » serait commenté, des années plus tard, par la CIA ?

L'affaire Orsoni, du nom d’un jeune militant nationaliste assassiné par des truands en 1983, est largement connue. Mais l’intérêt qu’elle a suscité pour la centrale américaine du renseignement, un peu moins.

Le 17 septembre 1983, Guy Orsoni, frère d’Alain, disparaît. On ne retrouvera jamais son corps. Quelques mois plus tard, plusieurs personnes liées au Milieu sont interpellées et placées en détention. Elles sont fortement suspectées d’avoir fait disparaître le jeune homme de 23 ans.

Pour le compte des barbouzes ? Orsoni a-t-il été victime d’un règlement de comptes entre voyous ? Les enquêteurs de la police judiciaire penchent pour cette thèse, le FLNC y voit la main de truands actionnés par l’Etat.

Le 6 juin 1984, à l’aube, trois de ses plus intrépides militants signent l’opération la plus spectaculaire jamais réalisée par les clandestins corses. Après s’être introduits dans l’enceinte de la maison d’arrêt d’Ajaccio, ils exécutent sans autre forme de procès les deux hommes soupçonnés d’avoir accompli la basse besogne, un bandit sarde du nom de Salvatore Contini et Jean-Marc Leccia, un trafiquant de drogue.

Mais le commando, pris au piège dans la prison, est interpellé à la sortie par les policiers accourus en nombre.

''Des peines très légères et inattendues''

Un an plus tard à peine, les trois membres du commando et deux autres clandestins, chargés de la logistique et de l’exfiltration sont jugés devant la cour d’assises de Lyon. Le procès, très médiatisé, durera quinze jours et mobilisera une grande partie de l’opinion insulaire et continentale.

Dès les condamnations prononcées, la CIA livre son analyse : « Après deux semaines de procès, la cour de Lyon a, le 26 juillet, prononcé des peines d’une faiblesse inattendue à l’encontre de cinq membres revendiqués de l’organisation séparatiste illégale FLNC (Front de libération nationale de la Corse), coupables de s’être introduits par effraction dans une prison corse et d’avoir abattu deux détenus en juin 1984, s’étonne le rapport. Les peines vont de huit ans de prison pour les trois assassins – qui ont reconnu leur crime - à trois ans et demie pour leurs deux complices. Les prisonniers assassinés étaient incarcérés pour l’assassinat d’un jeune membre du FLNC en 1983. »

Voilà pour les faits, rien que les faits. Mais le rédacteur du rapport ne s’interdit pas des considérations personnelles, qui témoignent, à tout le moins, d’un fossé culturel entre un agent de la CIA et des militants nationalistes corses et leurs défenseurs. 

« Demandant à ce que le jury prenne en compte la réalité de spécificités politiques et sociales corses, écrit-il, les neuf avocats de la défense ont usé d’arguments inhabituels, qualifiant l’opération commando et les meurtres qui en ont résulté d’affaire d’honneur corse, de vendetta politique au sein de la famille nationaliste corse et d’un crime passionnel commis par des hommes purs et honnêtes qui cherchaient seulement à obtenir la juste rétribution de la mort de leur camarade »

‘‘L’industrie touristique a dû pousser un soupir de soulagement’’ (!)

Plus loin, enfin, vient le « commentaire » de la situation politique, pour le moins étonnant : « Les débats s’étant déroulés dans un tribunal neutre (Lyon) avec un jury impartial, le verdict revêt une dimension politique pour la Corse, note l’observateur. Le ministère public avait réclamé des peines de perpétuité pour les assassins, les avocats de la défense, des sanctions n’excédant pas dix années de prison. La relative clémence de la cour d’assises de Lyon semble avoir satisfait les nationalistes corses et permet ainsi d’assurer que la trêve décrétée par le FLNC le 1er juillet (voir un autre rapport) sera maintenue. L’ industrie touristique corse, inquiète, a dû pousser un soupir de soulagement après l’annonce du verdict ».

Pour la petite histoire, le rapport fait partie d’un lot concerné par le décret de déclassification des archives relatives aux crimes de guerre nazis, entré en vigueur en 2000. Pourquoi cet étonnante nomenclature ? Tout simplement en raison de la plaidoirie d’un des avocats du commando du FLNC.

Prenant la parole devant la cour, ce dernier avait interrogé les magistrats pour conjurer l’hypothèse d’une condamnation à la perpétuité :

« Quel rapport existe-t-il entre Klaus Barbie [qui devait être jugé plus tard devant une autre cour d’assises, à Lyon, ndlr], pillard et assassin d’enfants (…) et ces hommes qui ont simplement vengé un frère ? »

La seule mention du nom du Boucher de Lyon avait suffi à attirer l’attention des services de renseignements américains. La CIA voit tout. Et entend tout.