Les prisonniers oubliés

Vétérans d'un conflit (presque) oublié, les anciens prisonniers corses d'Indochine continuent à entretenir la mémoire de leurs camarades.
Ils sont une dizaine dans l'île.

Il y a quelques semaines, Antoine Perinetti a enterré son vieux camarade, Georges Grimaldi. Au cours de la cérémonie, à Moltifao, le village familial du vétéran, le président de la section locale de l'Anapi (l'Association nationale des anciens prisonniers d'Indochine), la voix étranglée par l'émotion s'est souvenu du travail forcé, «de la misère totale, du manque de soins, des moustiques, et de la boule de riz quotidienne pour toute nourriture ».
Perinetti et Grimaldi, les deux vétérans du Corps expéditionnaire français en Indochine, le défunt soldat et son ami, monsieur de 87 ans encore alerte, avaient partagé l'expérience d'une cinquantaine de compatriotes, dont une poignée seulement est encore en vie : la captivité inhumaine dans les camps de prisonniers vietminh (voir encadré).
Une expérience qui les a marqués au fer rouge.

Engagé à dix-neuf ans dans la Coloniale, Georges Grimaldi avait été fait prisonnier à Vinh Yên le 28 août 1952 avant d'être relâché seize longs mois plus tard, plus mort que vif.

Ses vingt-sept ans de carrière, de l'Indochine au Tchad, son « placard » de décorations et ses sept citations, sa médaille militaire, sa croix de guerre, sa croix de la valeur militaire, son grade de commandeur de la Légion d'honneur, n'avaient pas réussi à effacer les souffrance endurées pendant près d'un an et demie.

« Un type extraordinaire » se souvient Antoine Perinetti, le visage grave à l'évocation d'un passé qui ne passe toujours pas.

Sur la terrasse de sa maison de Figaretto, Perinetti a déployé une grande carte colorée d'Indochine.
 Les souvenirs reviennent à la surface de sa mémoire. Vifs. Précis. Des dates.

Des noms de lieux exotiques qui ne parlent plus qu'à quelques survivants.
Ils s'appellent Roger Martin, Jacques Manca, Antoine Modesto, Marc Casalta, Simon Fraticelli, Joseph Gaffori, Antoine Leandri, Louis Massey...
Tous ont en commun d'avoir traversé l'une des pires épreuves de leur vie, la faim, les brimades, les marches épuisantes sous une mousson torrentielle ou les heures passées enfermées dans des cages de bambous, à la merci de gardiens victorieux et – souvent – fanatisés, des morsures du soleil, de la dysenterie.

« Je n'ai jamais oublié mes camarades tombés en Indochine »...

Pour le sous-officier des Tirailleurs marocains Perinetti, descendu à dos d'âne de son village natal de Bustanico pour s'engager – comme tant de jeunes Corses – dans la Coloniale, le début du calvaire se noue autour d'une date précise. Le 14 janvier 1951, au nord-est d'Hanoï.
Ce jour-là, après deux ans passés à guerroyer contre un ennemi insaisissable qui maîtrise à la perfection les tactiques de la guérilla et sait se rendre maître du terrain, il reçoit un éclat de mortier dans la jambe droite au cours d'un accrochage. 

Laissé pour mort sur la digue d'une rizière, il ordonne à ses camarades de poursuivre leur retraite sans lui et pense pouvoir échapper à la vigilance des Vietminh. Peine perdue. 

Lorsque ceux-ci refluent sous la pression de la contre-offensive française, le lendemain, ils le découvrent, blessé.

 Puis l'abandonnent après une matinée de marche : il n'en a plus pour longtemps, pensent-ils. « Une vieille dame tirant un buffle, accompagnée d'un petit garçon, est passée sur la piste. Je leur ai demandé à boire et ils ont disparu. Quelques heures plus tard, le gamin est revenu avec une sorte de zucca évidée dans laquelle il avait versé de l'eau. C'est ce geste courageux qui m'a permis de tenir » se rappelle-t-il, le regard perdu dans le lointain.

 Le répit sera de courte durée car le Colonial de Bustanico est bientôt fait prisonnier. Pour de bon cette fois. Brancardé de village en village, où « les femmes déchaînées me crachaient au visage et m'insultaient », il se retrouve dans le camp de Thaï Nguyen.

 Pas de murs d'enceinte, ni de miradors : la jungle se charge de dresser entre les prisonniers et la liberté une barrière infranchissable. 

Dès son arrivée, il sera confronté à la détresse, à al folie qui s'empare des prisonniers internés avant lui. Un compatriote, « qui n'avait rien, n'était pas blessé » se met soudainement à hurler, à vitupérer, à prendre le ciel à témoin. « Le lendemain, il était mort ».
A l'intérieur du camp, on améliore l'ordinaire – composé en tout et pour tout d'une ration de 250 grammes de riz – en se nourrissant de peaux de banane, de racines. La mortalité est effroyable.

De ces quelques semaines qui suffisent à balayer les constitutions les plus robustes, Antoine a conservé autre chose que des souvenirs : une photo de propagande où deux infirmiers vêtus de blouses immaculées, masques médicaux sur le visage, semblent prendre soin des captifs.
« Des figurants venus exprès pour l'occasion, apprécie Perinetti. On ne les avait jamais vus avant, on ne les a jamais revus après ça ». La photo, aux tons contrastés, montre un prisonnier étique, la jambe bandée, qui tient à peine sur des béquilles de fortune. C'est Antoine.
« J'ai eu de la chance, poursuit-il. Je n'ai été prisonnier qu'un mois et demie. D'autres sont restés des années dans ces camps. Et certains n'en sont jamais revenus ». 

Libéré en février 1951 comme une quinzaine d'autres soldats – contre cent prisonniers viets – Antoine Perinetti poursuivra une carrière militaire qui le mènera en Algérie, avant de raccrocher son treillis en 1970, de rentrer en Corse où il sera maire de Bustanico pendant trente-six ans et conseiller général du canton pendant quinze ans.

 « A la différence de nombreux camarades, je n'ai été prisonnier qu'un mois et demie. D'autres ont bien plus souffert que moi. Je ne pourrai jamais oublier tous ceux qui sont tombés là-bas, morts pour rien » dit-il aujourd'hui.

Jusqu'en 1996, ces anciens prisonniers ne seront pas reconnus, ne disposeront d'aucun statut. « Aux vétérans, la patrie reconnaissante »... Au bout d'un long combat, l'Anapi finira par faire reconnaître leurs droits.

 Antoine Perinetti a contribué à fonder cette association dont le bulletin Maolen (« Vite ! », en vietnamien) maintient le contact entre adhérents. Et leurs veuves. « Car, précise Perinetti, lorsque l'un de nous meurt, son épouse survivante reste membre de l'association ». 

En 2002, Antoine retournera en Indochine après le décès de son épouse, Céline, « métisse quarteronne » rencontrée au Cambodge pendant sont temps de service. De ce périple, il a ramené quelques photos. Et des parfums, des sons, qui lui ont rappelé le temps de l'insouciance lorsque, avec d'autres insulaires poussés par la faim ou les mirages de la gloire des armes, il entonnait à pleins poumons « Ghjuvani culuniali, cù l'ancura di Marina »...

Ceux qui ne sont jamais revenus

Antoine Modesto connaîtra lui aussi l'enfer des camps. Ce natif de Bonifacio a 20 ans lorsqu'il s'engage au début des années 50, poussé par un père « rigoureux, à l’esprit méthodique, qui aimait les armes ». 

Après huit mois en Tunisie, le jeune volontaire parachutiste pose son paquetage en Indochine en 1953. Et il est immédiatement envoyé au baroud.

 Jeune, inexpérimenté, en territoire hostile, il n’a guère le temps de prendre ses repères : il est fait prisonnier au bout de deux mois, le 1er mai 1954, quelques avant la chute de Diên Biên Phu : « Nous étions soixante-sept hommes. J’étais le seul corse. Sous les ordres du commandant Coti, qui dirigeait le peloton, nous sommes tombés dans une grosse embuscade, à Pont Kratie, au Cambodge. En pleine jungle, nous avons été pistés par un millier de Viêts. C’était le moment où ils attaquaient tous les postes. Ils n’ont pas hésité à utiliser un bazooka. Je me suis retrouvé à terre, avec des cadavres sur moi. J’ai cherché à fuir, mais ils m’ont rapidement rattrapé ». 

Parmi les vingt-cinq survivants, Antoine Modesto se trouve ligoté et entame une traversée du pays : un mois de marche, 750 kilomètres parcours pieds nus en pleine saison des pluies, les mains attachées, un lourd sac de riz sur le dos. La mort, il va la côtoyer au quotidien. « Les Vietminh nous pointaient un fusil sur la tête pour aller aux toilettes, se remémore le vétéran. Ils nous visaient toujours avec l’arme mais ne nous frappaient pas ».

 Le repas ? Un bol de riz par jour. Pour la soif : l'eau des rizières.

Les prisonniers ne savent pas où ils se dirigent. Ils traversent le Cambodge, puis le Laos. Des kilomètres de jungle et des journées interminables. Tout comme ses compagnons d’infortune, Antoine maigrit et s’affaiblit : « J'étais squelettique. A la moitié du chemin, je pesais 35 kilos ».

 Après trente jours de marche, il arrive dans un camp de prisonniers sans savoir exactement où il se trouve. « J’ai retrouvé deux Corses là-bas, nous communiquions en corse pour éviter de nous faire comprendre des autres ».

 Pas le temps d'évoquer les souvenirs du pays, cependant : à la souffrance de la marche s’ajoute les supplices du camp. Un souvenir douloureux, plus de soixante ans plus tard, pour Antoine Modesto, qui se souvient avoir enterré « un camarade par jour ». Les tourments physiques se doublent d'une véritable torture psychologique. Les séances d'autocritique succèdent aux brimades : « Les Viêts cherchaient à nous embrigader. En 1954, ils nous faisaient lire un vieil exemplaire de l’Humanité de 1936, le seul numéro qu’ils possédaient. Le lavage de cerveau était régulier. Si un petit morceau du journal était déchiré, tous les prisonniers étaient mis au garde à vous en plein soleil jusqu’à ce que l’on s’écroule ». 

Entre deux séances d'embrigadement, les prisonniers ont l’obligation de creuser leur propre tombe, une technique déjà mise en œuvre par les Japonais lors de l'invasion de l'Indochine au cours de la Seconde guerre mondiale. « Je disais alors à un 'collègue' de creuser doucement : comme cela, on aurait la vie devant nous ». En juillet 1954, après plus de deux mois d'une captivité éprouvante, le Bonifacien décide de s’enfuir avec un camarade. 

Les deux seront rattrapés dès le lendemain, à bout de forces. Mis aux fers dans une cage pendant deux jours, il comprend qu'il est inutile d'essayer de s'évader : pratiquement tous ceux qui tentent l'aventure son repris sous peu.

 Pourtant, Antoine garde espoir : « Je n’ai pas été tué dès le départ, c’est ce qui me permettait de rester positif ». Ses proches restés en Corse, eux, sans nouvelles, le croient mort. Ils feront donner une messe à sa mémoire. Mais Antoine Modesto s'est accroché à la vie. 


Libéré fin octobre 1954, il est envoyé dans un centre de repos à Dalat puis regagne la France où ses parents le rejoignent enfin.

 D'autres n'ont pas eu la chance de retrouver les leurs. Marc Leandri, un jeune proprianais de vingt-deux ans, engagé volontaire lui aussi, sera capturé avec quatre camarades corses du même régiment, au Tonkin, en 1954. Tous attrapent la dysenterie durant leur captivité. Au bout de dix-huit mois, ils s'apprêtent à être libérés dans le cadre d'accords entre le gouvernement français et les nouvelles autorités d'Indochine.

 Trois hommes sont relâchés. Deux, trop affaiblis, ne peuvent accomplir le voyage du retour et meurent dans le camp de prisonniers. Le frère aîné de Marc, Louis, lui aussi combattant en Indochine, se trouve alors au sud-ouest du Vietnam, à Rach Gia. Rentré en France, il tentera l'impossible pour ramener le corps de son frère en Corse. 

Ses frères et sœurs l’en dissuadent : trop dangereux, pour un vétéran, de se rendre dans le pays de l'ancien ennemi, à la recherche d'un corps enfoui sous la terre d'un camp éloigné, perdu au beau milieu de la jungle. Des années plus tard, Louis engagera une correspondance avec le gouvernement de Hanoï pour obtenir la permission d'être accompagné jusqu'au camp et rapatrier enfin le corps de son frère. Peine perdue.

 Marc Leandri, le jeune prisonnier corse, repose encore dans la terre d'un pays qui s'appelle désormais le Vietnam. Loin de Propriano.

Par Antoine Albertini 
& Ange-François Istra

Antoine Modesto, alors jeune engagé volontaire dans les parachutistes en Indochine. Evadé d'un camp de prisonniers, il sera repris le lendemain.