Les archives secrètes de la CIA en Corse

Quel rapport entre l'Office of Strategic Services (OSS), la CIA et... la Corse ? 
A priori, aucun. Quel intérêt aurait eu la centrale du renseignement américain pour ce petit morceau de terre perdu en Méditerranée occidentale, une île moins peuplée que n’importe quel quartier moyen d’une mégapole étasunienne ? Et pourtant... Une plongée dans les archives déclassifiées des agents secrets américains montre que l’île de Beauté, directement ou non, a souvent été placée sous leur loupe. De la Seconde Guerre mondiale à l’époque plus récente, des dizaines de rapports, notes, mémorandums confidentiels en attestent. Soyons francs : cette histoire souterraine vaut surtout pour l'anecdote, même si l’on y croise d’étonnants personnages (comme le monstrueux Walter Rauff, véritable inventeur des chambres à gaz) et de bien curieux projets (à l’image de celui qui visait à faire de la Corse une base arrière des opérations anticommunistes en Albanie dans les années 50). 

Pour autant, la lecture des pièces déclassifiées par les services de renseignements US est loin d’être sans intérêt. D’abord parce que la grande Histoire se nourrit de centaines de destins infimes, de micro-évènements, d’épisodes plus ou moins oubliés. Ensuite parce que ces archives révèlent aussi la part sombre de certains insulaires, collaborateurs ou trafiquants, dont le légendaire local persiste à minimiser le rôle et l’influence au profit de ceux exercés par des figures historiques plus glorieuses, héros de la résistance et courageux fonctionnaires. Or, il est bon de rappeler que le manichéisme ne sied guère à l’étude de l’histoire. 

De ce point de vue, certains passages des rapports de la CIA permettront sans doute de déciller quelques indécrottables truqueurs. Enfin, si l’on attend toujours la déclassification de centaines de documents liés, par exemple, à la French connection (une des rares multinationales corses connues !) la consultation des archives d’ores et déjà disponibles révèle d’incroyables trajectoires humaines, inattendues, dérangeantes – et souvent critiquables. Un roman vrai sur la guerre, l’espionnage et, parfois, l’insolite.

Walter Rauff, l'inventeur des chambresà gaz

Nazi fanatique, manipulateur et prévaricateur, le colonel Rauff était chargé d'une mission très particulière : former des agents secrets à la solde du Reich. A Ajaccio !

Le rapport, de deux pages, est sobrement baptisé « The Corsican episode » et ne comporte pas de date, même si sa rédaction est, de prime abord, pratiquement contemporaine des faits qu'il décrit. Et quels faits ! Cette fois, il n’est guère question des exploits de la Résistance insulaire. Bien au contraire, le document met en lumière l’action souterraine de Corses résolument collaborationnistes, au côté de leurs maîtres allemands, une poignée de nazis convaincus sélectionnés pour une mission de la plus haute importance. C’est au printemps 1943 que tout se décide. Alors que l’hypothèse d’un débarquement des forces alliées en Corse se précise, les services de renseignement allemands dépêchent dans l’île des experts en espionnage. Leur objectif est clair. 


Il s’agit d’établir une liaison radio permanente entre l’île et le Continent européen en cas d’occupation de la Corse par les troupes alliées. Il s’agit, aussi, de jeter les bases de groupes contreinsurrectionnels qui pourront, le cas échéant, « mordre les mollets » de l’ennemi et harceler ses arrières en attendant les renforts venus du Reich. En clair : mettre au point un réseau dormant qui agira le moment venu. Pour ce faire, les Allemands ont confi é la mission à une fi ne équipe, dont l’action sera supervisée par le redoutable Walter Rauff, un nazi de la pire espèce au parcours tortueux (voir en cadré) qui ne laissera pas de surprendre plus d’un historien, tour à tour offi cier allemand, puis agent des pays arabes avant d’oeuvrer pour le compte des... Israéliens! 

Sur place, les collabos corses
prêtent main forte aux nazis

 Aux derniers jours de juin 1943, ce dernier embarque sur un navire à destination d’Ajaccio en compagnie d’une quinzaine de SS dûment choisis par l’espionnage allemand. A bord, ils rejoignent une équipe déjà constituée d’une vingtaine d’autres SS, placés sous le commandement du capitaine Saevecke, un ancien offi cier de la marine marchande et gradé des SA, les troupes de choc du parti nazi, devenu par la suite commissaire de police à Berlin et, enfi n, offi cier dans la Waffen- SS. Saevecke, partisan des thèses raciales, s’est notamment distingué à Tunis, où il a été à l’origine de la mise aux travaux forcés des Juifs de la ville, alors occupée par les Italiens. Rauff et lui se connaissent bien. C’est donc tout naturellement que la petite troupe, habillée en civil et disposant de faux passeports français «apparemment signés par le préfet de Paris», est à pied d’oeuvre dès le 6 juillet 1943, lorsque le bâtiment qui la transporte touche Ajaccio. 

D’emblée, grâce à des contacts établis en amont, au cours de plusieurs réunions avec des insulaires à Paris, les Allemands prennent langue avec des collaborateurs convaincus: F., le docteur B., C. et L., lequel se présente comme un vétéran du PPF de Doriot et assure de surcroît avoir été condamné à mort par Alger et Londres. Cette première rencontre effectuée, les collabos de l'étape présentent leurs amis aux Allemands. Et le choix ne manquent pas : A., P., S., D. et R. se montrent ravis de prouver leur attachement à cet ennemi que d’autres combattent avec tant d’acharnement. « Tous appartiennent à la Milice française », note le rapport de l’OSS – et, peut-on ajouter, à de fort estimables vieilles familles ajacciennes. Sur place, le plan est affiné et les contacts se multiplient. Mais, si la mission est confidentielle et jugée vitale pour la suite des opérations en Méditerranée, les Allemands n’oublient pas pour autant la gaudriole et trouvent même le temps de conter fleurette à d’aimables jeunes filles de la région. 

Radios clandestines et petites pépées 

L’un des adjoints Saevecke, un certain Urbanek, se lie ainsi ouvertement avec l’employée d’une boutique située sur le cours Napoléon. L’un des ses camarades, lui, jette son dévolu sur une camarade de la première, vendeuse dans un magasin installé sur le cours Grandval. Le groupe ne tarde pas à entrer en contact avec le capitaine G., qui préside aux destinées du bureau de recrutement ajaccien de la Légion des volontaires français contre le bolchevisme, qui introduit à son tour le dénommé F. Chargé de trouver quelques volontaires pour former les futurs saboteurs, celui-ci – par ailleurs secrétaire du bien nommé groupe « Collaboration » - s’empresse de fournir une liste d’employés de la mairie de la ville, dûment complétée par une notation qui classe les fonctionnaires municipaux en fonction de leurs affinités collaborationnistes. Petit à petit, le plan est mis en oeuvre dans ses moindres détails et les éléments jugés trop tièdes ou peu fiables écartés sans ménagement. Il en va ainsi ddu docteur B., dont il apparaît après enquête qu’il a démissionné du PPF. Ainsi d’un ressortissant allemand installé en Corse, considéré après plusieurs rendezvous comme un « idéaliste » et un « rêveur ». C., en revanche, est présenté comme l’indispensable cheville ouvrière du groupe. Ce contact parisien des Allemands, de retour en Corse pour accomplir sa mission, se voit confier du matériel et des fonds pour assurer la liaison entre les insulaires et les SS. C’est ainsi qu’il ouvre un compte à la Société générale d’Ajaccio et loue directement une villa discrète située route du Salario, d’où il pourra conduire les opérations dans le plus grand secret. 

Pour faire bonne mesure, c’est encore lui qui est destinataire d’un poste-émetteur radio, qu’il essaie – sans grand succès à vrai dire – dans un appartement du 19, boulevard Sylvestre Marcaggi. A la fin août, le plan est en place. A supposer que les alliés tiennent leurs promesses, les SS et leurs supplétifs corses savent ce qu’ils ont à faire pour renseigner le Reich, retarder leur avancée et organiser des opérations de sabotage. Mais la Résistance va les prendre de court. Le 8 septembre, l’opération Vésuve, qui doit aboutir à la Libération du département, est déclenchée. Dès le lendemain, Urbanek fait les frais de son manque de discrétion et est immédiatement arrêté. Quant aux postes radio, ils s’obstinent à ne pas fonctionner. Les Corses se débarrassent d’une partie du matériel ; d’autres tentent de se rallier – trop tardivement – aux forces de la Résistance ; certains s’enfuient purement et simplement ou tentent de se faire oublier du mieux qu’ils peuvent. Rauff a quitté la Corse pour l’Italie, laissant derrière lui ses compatriotes. Que sont devenus ces SS habillés en civil et détenteurs de documents d’identité français ? C’est la question que se posera l’OSS dans son rapport, qui conclura – fort heureusement - à « l’inefficacité de l’équipe C. » tout en s’interrogeant sur le sort des autres « agents [allemands] importés ». Une thèse, non confirmée à ce jour, assure qu’au moins deux de ces derniers, seraient demeurés en Corse... Jusqu’à ce jour ?


Le nazi qui travailla pour le renseignement israélien 

Sinistre personnage que Walter Rauff... Né en 1906, l'homme sert dans la Marine de guerre allemande dès l’âge de dix-huit ans avant d’en être renvoyé en 1937 pour conduite déshonorante, en l’occurrence : adultère. Proche ami de Reinhard Heydrich, nazi jusqu’au délire, il rejoint ce dernier dans la SS et sert d’abord au quartier-général de l’organisation à Berlin avant d’être envoyé en Norvège en 1940. Un an plus tard, il devient l’assistant d’Heydrich jusqu’à son assassinat en juin 1942 par la résistance tchèque, date à laquelle Rauff regagne Berlin pour y développer le projet d’extermination par le gaz en utilisant des camions – une méthode qui préfigure les chambres à gaz et causera la mort d’entre 97 000 et 200 000 personnes. On le retrouve en Afrique du Nord entre juillet 1942 et mai 1943 où Rauff commande un Einsatzkommando, une unité mobile chargée de l’extermination des Juifs. 

Une nouvelle fois, il s’illustre dans l’horreur en persécutant les israélites tunisiens. Après son épisode corse, à l’été 1943, nommé chef des SS à Milan, il négociera secrètement avec les Américains en vue de la reddition des troupes allemandes en Italie du Nord et sera finalement arrêté moins de deux ans plus tard, le 30 avril 1945. Interné, il parvient à s’évader et est recruté par les services de renseignements syriens, quoique suspecté d’activités subversives... au profit des communistes ! En décembre 1949, il met finalement les voiles vers l’Amérique du sud où il se fixera après quelques pérégrinations diverses, grâce... aux services de Tel-Aviv ! C’est qu’entre son temps de service auprès des espions arabes et son départ du port de Gênes, l’ancien nazi a oeuvré pour le renseignement israélien, décrivant avec un luxe de détails le dispositif militaire syrien. Des informations dont le jeune État hébreu, à peine porté sur les fonts baptismaux et constamment menacé par ses voisins, avaient un besoin vital. Sans considération pour ses crimes atroces, des officiels israéliens iront jusqu’à le payer pour ses informations et feront, en outre, pression sur leur « allié » italien afin que Rauff – un « criminel comparable à Eichmann » selon le quotidien Haaretz - puisse obtenir un visa de sortie du territoire. D’abord fixé à Quito, puis à Buenos Aires, il y deviendra industriel et mourra dans son lit en 1984, des suites d’un cancer du poumon. Un salaud extraordinaire. d’honneur.

OSS in Corsica

L'histoire détaillée et complète des opérations menées par l’OSS en Corse reste à écrire, même si des pans entiers en sont largement connus. Car l’implication des services secrets américains dans les prémisses de la Libération de la Corse ne font, aujourd’hui, plus grand mystère. Si les premières véritables opérations clandestines sont menées à l’initiative des gaullistes et remontent à mars 1941 avec l’acheminement de Fred Scamaroni dans l’île – il y retournera en janvier 1942 pour superviser le repérage de zones de parachutage de matériel – la première mission d’envergure est organisée par le rival de l’homme de Londres, le général Giraud, qui charge un autre général, Juin, d’étudier l’opportunité d’un débarquement de troupes françaises et alliées au début de l’été 1943. C’est ainsi que naît l’opération Pearl Harbor, conjointement organisée par les services français, britanniques et américains – l’OSS, donc. Dans la nuit du 14 au 15 décembre 1942 cinq hommes prennent pied dans l’anse de Topiti, entre Cargèse et Porto. 

Les commandos de l’OSS formés
par un... anthropologue ! 

Outre Roger de Saule, un agent secret belge, et un autre membre de l’OSS, trois Corses y participent : Laurent Preziosi et les cousins Pierre et Toussaint Griffi . Leur mission: prendre attache avec les différents groupes de la Résistance, toutes tendances confondues. Deux mois plus tard, des réseaux étoffés sont ainsi établis et la jonction pratiquement opéré entre les résistants du nord de l’île et ceux du sud, qui se partagent un important matériel de guerre: plusieurs centaines de pistolets-mitrailleurs (essentiellement des Sten britanniques) et plus de cinquantemille cartouches destinées à les approvisionner. Le succès de la première mission sera suivi d’autres, menées cette fois sous l’ égide du BCRA, les services secrets de la France Libre, et du SOE (Special operations executive), son homologue anglais. Une fois de plus, l’infatigable Scamaroni est à la manoeuvre – il sera arrêté et se suicidera plutôt que livrer les secrets de la Résistance en mars 1943. Quelques jours auparavant, Eisenhower en personne a autorisé le groupe d’opérations spéciales de l’OSS à Alger à utiliser entre quatre huit équipes de commandos triés sur le volet pour organiser etsuperviser l'action des groupes de partisans en Italie et dans le sud de la France. A la fin de l’été 1943, Donovan, le fondateur de l’OSS, en profite pour former un groupe de saboteurs afin d’accompagner la force expéditionnaire française en Corse et harceler les arrières des Allemands, qui évacuent l’île pour la péninsule italienne. Sur place, à Alger, il sélectionne l’homme de la situation : un certain Carleton Coone, qui deviendra plus tard l’un des plus célèbres anthropologues américains. Ce dernier recrute parmi les troupes US quelques trois cents militaires, principalement d’origine italo-américaine (mais également quelques descendants de rares Corses émigrés !) qui seront formés et débarqués en Corse. Si cet épisode encore relativement mal documenté à ce jour, les Américains enregistreront leurs seules pertes dans l’île au cours de combats dans lesquels sont engagés les membres de ces forces spéciales, en l’occurrence le 4ème groupe opérationnel, une unité de trente-et-un hommes commandés par le capitaine Piteri. 



Débarqués à Ajaccio en septembre 1943, ces derniers assurent d’abord l’instruction des Goumiers à l’utilisation du bazooka, très utile pour mettre hors de combat les blindés de la 90th Panzer Division qui traverse la Corse en provenance de Sardaigne. Quelques jours plus tard, dans la vallée du Golo, les hommes du commando participent aux combats près du Ponte Albano, à la sortie de Barchetta, lorsque trois d’entre eux perdent la vie, vraisemblablement fauchés par le tir d’un mortier allemand posté dans les environs du village de Campile. Ce n’est qu’après la Libération de l’île que les services de renseignements américains organiseront en toute discrétion une petite base avancée en Corse en même temps que des postes d’observation dans les îles voisines de la Gorgone et de Capraia... De là, à moins de quarante kilomètres des côtes italiennes, des opérations de harcèlement et de sabotage seront lancées contre les voies de communication des troupes du Reich.

Simon Sabiani 
"person of high interest"

L'intérêt des services secrets américains pour le plus connu des collaborateurs corses perdurera bien après sa disparition 

Seize ans après sa mort survenue en 1956, les services américains continuent à s'intéresser au rôle joué par ce Niolain d’origine, véritable figure de la collaboration française et, d’après une autre mention, « leader des Corses en France ». Dans un mémo daté du 7 février 1972, la CIA remet ainsi ses fiches à jour. Question biographie, rien qui ne soit déjà largement connu même si les services US semblent ignorer la date de naissance exacte du « subjet Sabiani », située « circa 1890 » alors que l’intéressé est né à Casamaccioli le 14 mai 1888 – une erreur qui ne sera pas la seule ! 

Le « leader des Corses en France », selon la CIA 

« Le sujet était une importante figure politique à Marseille en raison de son leadership exercé au sein du PPF (Parti Populaire Français, une organisation d’extrême-droite) et était aussi présenté comme un gangster boss de Marseille », expliquent les services américains qui, étonnamment, ne font pas état des premiers engagements de Sabiani, d’abord socialiste, puis brièvement communiste au lendemain de la Révolution d’octobre avant d’opter pour une positionnement à mi-chemin de la SFIO et du PC au sein d’un petit parti qui l’exclura de ses rangs dès 1931 en raison de son virage idéologique vers un nationalisme de plus en plus exacerbé. Loin de ces savantes considérations sur la constance en politique, les Américains s’intéressent davantage au rôle occulte joué par Simon Sabiani dans le monde de la pègre. « En décembre 1943, écrivent-ils, il est considéré comme le patron du Milieu marseillais, et Carbone et Spirito sont ses deux agents ». Reste que la collaboration de leur « client » n’est pas pour autant une simple vue de l’esprit : « en 1944 (…) le sujet était membre de la LVF [Légion des volontaires français contre le bolchevisme, ndlr] » précisent encore les services. En réalité, Sabiani gérait le bureau de recrutement marseillais de cette unité de combattants au sein de laquelle son fils François perdra la vie sur le Front de l’est, près de Smolensk, le 2 juin 1942. 

Son nom apparaît au centre de tous les complots 

Si ces éléments sont largement connus, la CIA donne aussi des détails beaucoup plus souterrains sur l’action clandestine de Sabiani. Ainsi de la protection offerte à Antoine B., jeune repris de justice sartenais, recruté et entraîné via Sabiani par un autre insulaire, le capitaine C., pour être envoyé dans la Corse libérée de 1944 et espionner les Alliés au profit du Reich. Ainsi de la formation de maquis contreinsurrectionnels en Provence, assurée par le milieu corso-marseillais et pour la formation desquels sont cooptés des Corses, dont nombre de fonctionnaires de la mairie phocéenne où les ont placés, parfois de de longue date, Sabiani et ses amis de la pègre dont « François Carbone » (encore une bourde : il s’agit de Paul, François étant le prénom de Spirito, l’associé de ce dernier !). Enfin, outre d’autres considérations sur sa fuite à Sigmarigen « où il a été vu le 29 novembre 1944 » avec le « gouvernement (nazi) français en exil », Sabiani sera présenté, dans un rapport daté de dé+cembre 1944, comme le contact d’un certain René Lentremy, espion au profit des Allemands, dont la mission consistait à liquider « Jigger », alias Herbert Berthold, un agent du Reich qui avait fait défection au profit des Alliés. Le Niulincu avait-il réellement trempé dans tous ces complots ? Mystère. Sabiani emportera ses secrets dans la tombe. Le 29 septembre 1956, il s’éteint dans une clinique de Barcelone après bien des détours par l’Italie, l’Espagne, l’Amérique du Sud et, dit-on, une dernière visite en Corse (clandestine, cela va sans dire) pour revoir son village de Casamaccioli avant de mourir.

Quand Carbone voulait saper les troupes alliées grâce... à l'héroïne 

Le flamboyant gangster avait proposé ses bons offices aux services secrets nazis. Son plan: inonder de drogue l’Afrique du nord, alors libérée par les Alliés. Grâce aux réseaux corses, bien entendu. Et moyennant fi nances, cela va sans dire

Le moins que l'on puisse dire est que le Proprianais avait de la suite dans les idées. Nous sommes en juin 1943. Avec son complice François Spirito, Paul Bonaventure Carbone tient Marseille entre ses mains. Et depuis longtemps. Notoirement proches de Simon Sabiani (voir par ailleurs), les deux truands se sont rencontrés vingt ans plus tôt en Egypte, où ils ont créé un véritable empire de la prostitution. Ils sont riches à millions, fréquentent magistrats, politiques, policiers de haut rang. S’ils prennent soin de garder deux fers au feu, ils ont toutefois choisi la Collaboration – de la même manière que les Guerini opteront pour la Résistance: par opportunité. 


Un choix que doit leur faire regretter l’inexorable avancée des Alliés depuis que l’opération Torch a permis à ceux-ci de prendre pied en Afrique du Nord, d’où ils se lanceront bientôt à l’assaut de la forteresse Europe. Carbone réfléchit à la manière de retarder leur progression. Son cerveau reste celui d’un truand. Aussi se concentre-t-il sur ce qu’il connaît. La drogue, en l’occurrence. Dans son esprit germe alors une idée «lumineuse»: acheminer de l’héroïne au Maghreb pour en inonder le marché local et miner ainsi les troupes alliées. Au passage, il espère aussi réaliser de juteux bénéfices. Par l’intermédiaire de son compatriote Sabiani, il prend donc attache avec l’Oberstleutnant (lieutenant-colonel) von Eschwege, responsable du deuxième groupe de l’Abwehr (les services de renseignements de la Wehrmacht), spécialement chargé du sabotage. 

Un go-fast à l’envers et avant l’heure,
depuis l’Europe jusqu’au Maghreb 

C’est peu dire que son offre trouve un écho favorable. «Par ces moyens, explique un rapport signé de «Jigger», un agent allemand retourné (voir Simon Sabiani, «person of high interest») le 19 octobre 1944, von Eschwege pensait qu’ il pourrait diriger [la drogue] vers l’élément militaire.» Carbone précise encore : la drogue transiterait par l’Espagne pour gagner l’Afrique du Nord via le détroit de Gibraltar. Là, ses réseaux corses se révéleraient d’une aide précieuse pour le stockage et la distribution de l’héroïne grâce à l’implantation de maisons closes aux mains d’insulaires, à l’image d’Antoine Peretti, petit-cousin de Carbone et autrefois patron du Chantilly, où courait le Tout-Paris. Bien entendu, c’est par convictions personnelles que le bandit prétend agir, même s’il pense que l’opération le servirait sur les deux tableaux: en sapant les troupes alliées dont ce compagnon de route des nazis redoute l’avancée, et en engrangeant des profits. Mais avant de conclure le moindre accord, Carbone fait part de ses desiderata : obtenir la libération de son ami Carlos Fernandez Bacula, un ancien diplomate d’origine péruvienne (mais élevé en Allemagne), et l’un de ses principaux associés dans le trafic de stupéfiants en France, organisé depuis l’Amérique du sud grâce à la valise diplomatique. Ce dernier est incarcéré dans le XVIIe arrondissement de Paris, à la caserne des Tourelles (qui deviendra plus tard le siège du Sdece puis de la DGSE), alors transformée en camp d’internement. Après quelques tergiversations – on redoute que Bacula ait été gagné aux idées communistes par l’intermédiaire d’autres prisonniers – ce dernier finit par être libéré et placé chez un ami corse de Carbone, à Paris. Les discussions peuvent reprendre. Enthousiaste, von Eschwege transmet la proposition du gangster en haut-lieu, à Berlin, dont l’avis est systématiquement requis pour les opérations de sabotage d’envergure. C’est la douche froide. « Après un long silence de la part de Berlin, note le rapport des services secrets américains (…) le plan a été abandonné et l’usage de stupéfiants dans des opérations d’espionnage et de contre-espionnage strictement interdit. » Cette décision était-elle motivée par des considérations d’ordre opérationnel ou purement morales? Difficile d’envisager cette dernière raison! Et pourtant, l’ordre tombe : verboten ! Au grand désarroi de von Eschwege, d’après le rapport US : l’officier supérieur allemand « a été fort embarrassé par par cette décision car il pensait que dans de telles circonstances, celui qui possède la drogue est le véritable maître de la situation». L’opération d’intoxication – au sens premier du terme – n’aura finalement pas lieu et Carbone, ironie du sort, meurt quelques mois plus tard, le 16 décembre 1943, dans le déraillement d’un train causé par une mission de sabotage de la Résistance, réussie celle-là.


L'OSS, guerriers de l’ombre de l’Amérique en guerre 

Créé en juin 1942 après l’entrée en guerre des Etats-Unis contre le Japon, l’OSS (Offi ce of straegic services) était chargé d’une triple mission pour contrer les menées de Tokyo et Berlin sous la houlette de son directeur, William «Bill» Donovan : un travail de renseignement classique, des missions de combat non-conventionelles nécessitant l’utilisation de forces spéciales qui assistèrent les forces de la Résistance à travers l’Europe et les Balkans, et des opérations de propagande. De la Yougoslavie à la France en passant par la Corse ou la Chine, ses agents ont pris une part active à la Seconde guerre mondiale avant le démantèlement de l’OSS en octobre 1945, remplacés par deux services distincts, puis un éphémère Central Intelligence Group et, fi nalement, la CIA en 1947. La déclassification d’une partie des documents de ce service mythique a permis d’apprendre qu’il avait compté 35000 membres – tous ne furent pas chargés de missions dangereuses – dont, entre autres, les petits-fils de l’ancien président Teddy Roosevelt