La brasserie Pietra
fierté de la Corse !

Armelle et Dominique Sialelli ont créé leur unité de production de bière à Furiani il y a vingt ans. 
Aujourd'hui, la Brasserie Pietra fait mousser la fierté de la Corse...

Ce que l'on sait des Muvrini, c'est que depuis près de quarante ans, les ailes de leurs polyphonies déploient le message d'une Corse vivante, fraternelle et tolérante.
Ce qu'on ignore, en revanche, eux les premiers sans aucun doute, c'est qu'ils sont à l'origine de la création de la... Brasserie Pietra qui célèbre cette année les vingt ans de l'ouverture de sa petite unité de production sur le site de Furiani, à un jet de bière de la pelouse du Sporting.

L'aventure s'esquisse dans la tiédeur d'une douce nuit d'août 1992, à l'occasion d'un concert des frères Alain et Jean-François Bernardini à la Citadelle de Corte.
Un jeune couple, Dominique et Armelle Sialelli, partage ce moment de communion entre le groupe et le public.
 Il est en vacances, confortablement installé à Paris depuis des années.

Lui, est originaire du village de Pietraserena aux confins de la Castagniccia.
Il travaille dans le domaine, qui prenait à l'époque son envol, de la haute technologie.
Elle, est native de Normandie et occupe un poste de cadre dans le secteur de la communication.
Chaque été, ils viennent se ressourcer au village, retrouver la famille, sortir entre amis, applaudir les Muvrini, comme le font des centaines de familles de la diaspora.

« Pour nous, racontent-ils, c'était une période charnière de notre vie. Nous venions d'avoir un enfant, Hugo, et nous n'étions pas convaincus que Paris soit le meilleur endroit pour le faire grandir. Nous étions, chacun de notre côté, stressés par le boulot et par une existence parisienne qui commençait à nous peser sérieusement. Sans le dire trop ouvertement, nous traversions une phase de remise en question, et l'idée de faire un projet en commun revenait fréquemment dans nos discussions».

Armelle est tombée sous le charme de la Corse, elle s'y sent bien, et c'est elle qui, la première, laisse cheminer l'idée dans l'esprit du couple que ce serait peut-être le lieu idéal pour y créer quelque chose.

Quelque chose, mais quoi ?
C'est là que les Muvrini, c'est plus que jamais le cas de le dire, entrent en scène.

Quand le pastis et le vin relèguent la bière au rang de lanterne rouge

« Entre deux chants, ils délivraient toujours un message qui parlait d'humanité, de solidarité entre les hommes, d'attachement à la terre. Ils disaient aussi que pour que les choses évoluent en Corse, il ne fallait pas compter sur les politiques et sur les subventions, mais sur soi-même. Après le concert, nous nous sommes attablés à la terrasse d'un bar de la Place Paoli, et on a parlé de tout ça entre potes ».

Une phrase anodine d'Armelle, prononcée comme ça, en l'air, au cours de l'échange amical, traverse la tête de Dominique sans s'y arrêter :
« La Corse a sa culture, ses traditions, sa langue, elle pourrait, pourquoi pas, avoir sa bière. J'y pense parce que j'ai très soif et je boirais bien, là tout de suite, une bière corse... ».

Ce qui aurait dû être une pensée fugitive et immédiatement périssable, une macagne de comptoir en quelque sorte, va doucement fermenter.

« On en reparle parfois, comme ça, pour s'amuser, mais on a bien conscience qu'inventer une bière corse, c'est tout sauf le coup de siècle ».

Et pour cause.
Dans la France des années folles, la bière est une boisson institutionnelle.
Le pays a plus de mille brasseries, chaque région s'enorgueillit d'avoir son propre brasseur, mais au début des années 90, seule une dizaine de brasseries a survécu.

Elles sont multiséculaires ou elles ont été regroupées par des multinationales qui fait couler la bière à grande échelle industrielle pour faire beaucoup de blé.


À l'époque, seul un petit brasseur breton ose monter sa petite entreprise artisanale. La goutte d'audace d'un irréductible gaulois dans l'océan sans âme des grandes enseignes qui inondent le monde de leur breuvage.

Pourtant, en même que l'économie commence à surfer sur la vague de la mondialisation, des entreprises locales nagent à contre-courant en proposant des produits de niche qui font prendre conscience aux gens des richesses de leur terroir qui singularise leur région, lui donne une dimension identitaire, une valeur ajoutée, et crée des emplois locaux.
Quelque part, ce retour aux sources a quelque chose de rassurant.

Les Sialelli, eux, ne sont pas vraiment réconfortés au point de tenter l'aventure improbable de la bière corse.

Le contexte n'est pas très engageant pour ne pas dire imbuvable.
La France est l'avant-dernier pays européen pour la consommation de bière, très loin derrière des pays comme l'Allemagne et la Belgique.

Pire encore, la Corse n'atteint pas la moitié de la consommation moyenne par tête de pipe continentale.
 Le pastis et le vin relèguent la bière au rang de lanterne rouge. Ce n'est pas dans la culture nustrale.

Ils savent, dès le départ, qu'ils ne créeront pas d'onde de chope.

Nouveau déclic : la visite des Antiquités égyptiennes au musée du Louvre

En plus, ils n'ont aucune connaissance particulière sur la bière et encore moins de connexion avec le milieu des brasseurs.
Sans même parler de l'absence de levure financière, pas même de quoi installer la plus modeste des unités de production.

En dépit de tout ce qu'il faut pour les décourager, l'idée qui trotte dans la tête du jeune couple corse ne s'émousse pas.
 Armelle décide même de quitter son boulot pour creuser le sujet, bock et ongles.
Encouragée par l'exemple breton, mais aussi par l'arrivée toute fraîche de la Corona, une bière plus chic, plus moderne et plus chère, qui prescrit à l'image bas de gamme et vaguement prolétarienne de la gueuze une sacrée cure de rajeunissement.

Un autre épisode, tout aussi inattendu que la séquence estivale des Muvrini, va être déterminante.
Il s'agit, cette fois, de la visite... du département des antiquités égyptiennes du musée du Louvre.

Huit mille ans avant notre ère en Mésopotamie, les céréales étaient stockées avec de l'eau dans de grandes jarres en terre cuite pour les conserver.
La fermentation naturelle donnait une sorte de pâte nourricière que l'on appelait à l'époque le pain liquide.

« C'est à cette évocation que deux de mes neurones se connectent et font tilt. En Corse, l'arbre à pain, c'est le châtaignier, et notre pain liquide à nous, on pourrait le faire en incorporant la farine de châtaigne comme céréale de fermentation ».

Pas de quoi se retrouver au bord du burn-out mais presque.

Le projet leur paraît toujours aussi délirant jusqu'à ce qu'ils fassent une troisième rencontre décisive, avec les membres de la famille Vincensini de San Lorenzu qui ont été parmi les pionniers de la renaissance de la châtaigneraie et de son exploitation.

« Ils étaient enthousiastes car, à l'époque, la farine de châtaigne ne servait pas, comme aujourd'hui, de base à toute une gamme de produits, culinaires et dérivés. Au contraire, elle rappelait plutôt aux anciens la guerre et les périodes de misère. Ils ont vu dans notre projet un appel d'air, et nous ont fortement encouragés à persévérer... »

Ils persévèrent donc en achetant une étude à un laboratoire de Nancy qui travaille étroitement avec l'industrie brassicole.
Au bout d'un an, les essais de fabrication de bière avec la farine de châtaigne ne sont pas concluants.

Les Sialelli se résignent à renoncer quand Jean-Paul Vincensini décide de partir à Nancy.
Il s'enquiert de ce qui ne fonctionne pas et finit par régler le problème : la farine est trop fine, il la faut plus épaisse.

Il retourne à ses meules, les écarte juste ce qu'il faut pour la rendre beaucoup plus granuleuse.
Cette fois, ça marche.

De Robert Charlebois au Palais de Westminster en passant par Jacques Dutronc

Armelle et Dominique Sialelli soumettent leur dossier ficelé à la Cadec qui le soutient et les aide à acquérir un terrain et à construire le bâtiment qui va abriter leurs premières machines, achetées d'occasion.
Ils n'ont pas les moyens de s'attacher les services d'un cabinet de marketing, ils baptisent leur bière Pietra, tout simplement en coupant en deux le nom de leur village.
Mais ils ne font pas les choses à moitié quand il s'agit de recruter un maître brasseur de renom.

« Au début, les Corses se sont montrés plutôt indifférents, normal, ils n'avaient pas la culture de la bière. En revanche, les touristes étaient très curieux et ils y ont vite adhéré. On a eu aussi la chance que les professionnels y voient un potentiel commercial intéressant. Les commerces, les bars et les restaurants ont rapidement joué le jeu. Deux ans après, Femu Qui a investi à son tour. Un effet de levier salutaire pour le développement de l'entreprise... »

En vingt ans, le couple Sialelli a créé un désir de bière.

Son parcours inédit a eu un effet inspirateur. 

Quatre autres brasseries corses se sont depuis implantées avec succès.

En 1996, Pietra produisait cent mille litres, aujourd'hui, c'est sept millions. Ambrée, blonde ou blanche, la bière corse a désormais acquis une notoriété internationale.
Le chanteur du Québec Robert Charlebois a été un des premiers à la vanter... sans modération.
À l'Elysée, Jacques Chirac en avait toujours une à portée de main, et elle a même franchi les portes royales du palais de Westminster, au pays de William Shakespeare qui disait que d'une pinte de bière on faisait un repas de roi.
En Corse, Jacques Dutronc se désaltère au goulot entre deux bouffées de cigare gros module, y compris sur la scène dans ses tournées (artistiques).

Dans quelques semaines, le vendredi 3 juin précisément, la Brasserie Pietra, considérée comme l'un des fleurons de l'économie corse, va inaugurer sa nouvelle ligne d'embouteillage installée dans un bâtiment flambant neuf, un investissement de trois millions d'euros.

« L'objectif n'est pas d'augmenter notre capacité de production, mais d'améliorer la qualité. La bière a deux ennemis qui provoquent sa dégradation même à doses infimes, l'oxygène, qui s'immisce au moment de la pose des capsules, et la lumière. Les nouvelles machines vont davantage encore réduire les risques. C'est indispensable pour répondre aux normes les plus exigeantes du marché ».

La Brasserie a plusieurs paris en bouteille. Rapidement, elle va produire la Colomba version rosée avec une aromatisation estivale framboise-orange.

À moyen terme, l'entreprise va installer un laboratoire pour la conception de nouvelles bières, en séries limitées de quelques milliers de cols, à base de saveurs identitaires, les agrumes, le miel, le cédrat, etc.

Les buveurs occasionnels disent qu'une bonne bière peut être jugée d'une seule gorgée.
Les fins connaisseurs, eux, assurent qu'il vaut mieux en être bien sûr...

Par Jean-Marc Raffaelli
Photos Raphaël Poletti
(Crédit photo : Raphaël Poletti)