A la rencontre
des Témoins
de Jéhovah de Corse

Présents en Corse depuis les années 50, les Témoins de Jéhovah sont aujourd'hui plus d’un millier sur l’île. Parfois accusé de profiter des faibles, le mouvement méconnu vient d’ouvrir une huitième salle. Mais qui sont ces adeptes du porte-à-porte ?

Si vous avez longé la Plaine orientale ces dernières semaines, vous l'avez peut-être aperçue. À la sortie nord de Folelli, sur la commune de Castellare-di-Casinca, s’est érigée une intrigante bâtisse, à mi-chemin entre un bunker et une discothèque minimaliste. Muni d’un parking pouvant accueillir une cinquantaine de véhicules, le bâtiment gris foncé ne se démarque que par un logo bleu frappé des lettres JW, pour Jehovah’s Witnesses. Les Témoins de Jéhovah, en version originale. Comme chaque mardi, dès 18 h 30, une masse de fidèles endimanchés se gare silencieusement. 

On y retrouve des personnes âgées mais aussi des enfants, des jeunes, dont certains ne présentent pas vraiment l’allure coincée que l’on prête au mouvement. Ils ont beau être près d’une centaine, chaque fidèle se salue à la chaîne, d’une poignée de main douce mais ferme, d’un sourire et d’une formule de politesse chaleureuse. Tout le monde se tutoie et s’appelle '‘frère Frédéric’’, ‘‘frère Serge ‘‘ou ‘‘soeur Marie’’. À l’entrée, Alain Guilbaud accueille sa famille. Bedaine imposante, moustache blanche et chemise frappée du sigle JW, l’homme de 61 ans se présente comme un ‘‘Témoin de Jéhovah comme les autres’’. Originaire du Poitou, atterri en Corse au début des années 90, Alain a grandi dans une famille entièrement vouée au ‘‘maître suprême de l’univers’’ et coordonne la réunion de ce jour. À l’intérieur, les salutations continuent. 

Si l’extérieur attire le regard, la pièce principale rappelle les salles de conférence les plus banales. Entre un faux plafond en dalle et une moquette aux motifs noirs et jaunes, la quasi-totalité des chaises au rembourrage en polyuréthane violet est remplie. Sur une estrade dépouillée, Alain Guilbaud intime ses frères et soeurs à se lever ‘‘s’ils le veulent’’. 

Alors qu’une première prière est prononcée, les fidèles baissent la tête, un couple de quadra se tient la main, une jeune fille ferme les yeux. La réunion durera deux heures, sans les sources de distraction esthétiques d’une église catholique ou de passe-temps plus moderne : au royaume de Jéhovah, le téléphone ne passe pas. Si une mère et sa petite fille se penchent sur une tablette numérique, c’est uniquement pour y suivre la lecture de la Bible. 

À la prochaine séance, on interrogera les présents sur les passages du livre saint lus ce jour-là, comme à l’école. Sauf qu’à la congrégation de Castellare-di-Casinca il n’y a pas de mauvais élèves. Tout le monde veut participer et les efforts sont encouragés. Vient ensuite le moment des travaux pratiques : un binôme monte sur scène et s’entraîne à converser. L’un joue le rôle du missionnaire, l’autre celui de la personne à convaincre. On corrige ensuite le ton, l’élocution, les arguments apportés. Vous l’aurez compris : on s’entraîne à faire du porte à porte. 

Missionnaires, baignoires et explosifs 

C’est par le porte-à-porte que le père de Sauveur Battaglia a été converti à la fin des années 50. Originaire de Borgo, cet ancien employé d’une société d’agencement a baigné durant toute son existence dans le culte de Jéhovah. Pourtant, en alternant Corse et Français, Sauveur assure ne pas avoir vécu de manière très différente du commun des mortels : ‘‘J’ai travaillé jusqu’à il y a six mois, ma femme est aide-soignante à l’hôpital de Bastia. On a mené une vie normale. Vous pouvez m’inviter à dîner, je viendrai !’’ Contrairement à la rumeur, les Témoins ne vivent pas tous en vase clos. Comme dans toute religion, certains sont simplement plus renfermés et extrémistes que d’autres, ce qui ne semble pas être le cas du Burghisgianu.


 Chez Jéhovah, le baptême se prend ‘‘à l’âge de raison’’, qui varie selon les cas mais se situe en général vers la fin de l’adolescence. En Corse, il se pratique dans des piscines, à la mer, ou dans le cas de Sauveur, dans... une baignoire. Si l’une de ses filles a épousé sa foi, l’autre a refusé. Pour autant, son père ne lui en tient pas rigueur : ‘‘On a enseigné notre religion à nos deux filles. Une d’elle a décidé de prendre le baptême, l’autre non. Libre à elle. J’étais déçu parce que nous sommes persuadés d’avoir la vérité. Il n’y a qu’un seul dieu et la vérité vient de la Bible, donc je voudrais de tout coeur que ma fi lle devienne Témoin de Jéhovah mais je ne vais pas l'obliger! On a de bons rapports.» De bons rapports, même si la fi lle de Sauveur est libre de s’engouffrer dans les interdits du mouvement, tels la consommation de cigarettes, de drogues et le sexe avant le mariage. Paradoxalement, les boissons alcooliseés sont autorisées - jusqu’à un certain point : '‘On boit mais pas jusqu’à être saoul, semble se féliciter Sauveur. La Bible condamne l’ivrognerie et la gloutonnerie. Un’pastizzu o duii, je vais me les boire.’’ Que Sauveur apparaisse comme un voisin normal n’empêche pas la population corse d’exprimer une certaine animosité envers les Témoins. Débarqué en Corse de la région de Toulon, il y a quatre ans, ‘‘frère’’ Denis Verdi révèle ainsi : ‘‘Quand certains sont réticents, on quitte vite leur perron pour ne pas les importuner. Mais ça peut être plus véhément: une fois, un vieil homme a menacé de prendre son fusil pour nous faire dégager…’’ 


En août 2013, le pic du sentiment anti-Jéhovah est atteint lorsqu’un engin explosif est placé au lieu de réunion du mouvement à Ajaccio. Les dégâts sont minimes et le coupable - condamné à 18 mois de prison et 1 800 euros d’amende - avance des arguments plus personnels qu’idéologiques. Durant son procès, l’apprenti artifi cier, confronté à la conversion de deux membres de sa famille, tente une justifi cation: ‘‘Si les Témoins de Jéhovah sont une secte, ce n’est pas à moi de le prouver mais ce sont des profi teurs qui manipulent des esprits faibles. Ce qui se dit à Ajaccio, c’est qu’ils prennent l’argent des retraités et des handicapés’’.

 Désinformation, transfusions
et Armageddon 

Pour Sauveur Battaglia, ce genre d’accusation vient d’un manque d’information : ‘‘Nous ne sommes pas une secte du tout. (Les TJ dispose du statut d’association culturelle depuis 2000 mais se trouvent sous la surveillance de la Mission interministérielle de lutte contre les dérives sectaires, NDLR). On n’a pas de gourou, on a des personnes responsables au niveau de l’organisation mais nous sommes tous au même niveau.’’ Selon ‘‘frère Sauveur’’, les TJ ne sont en réalité que ‘‘les vrais chrétiens. On se base entièrement sur ce que les évangiles et la Bible enseignent. C’est du christianisme primitif sans toutes les coutumes qui se sont greffées aux religions qui se disent chrétiennes. On n’adore pas l’image, c’est ce que la Bible enseigne, on n’a rien inventé.» Autre mythe: celui selon lequel les TJ sont anti-vaccin. 


C’est une information périmée, le mouvement ayant progressé sur son acceptation de la médecine moderne. En revanche, les transfusions sanguines sont toujours interdites. Sauveur se justifi e : ‘‘La Bible dit de s’abstenir de sang mais nos enfants, on les soigne chez les meilleurs médecins. Quand ma femme a accouché, on a parlé de notre position. Elle a fait une hémorragie, on lui a donné un restaurateur sanguin’’. Se justifier: un geste ‘‘altruiste’’ pour les TJ. Derrière la bonhomie et les sourires béats, les Témoins se préparent sereinement à la fi n du monde, tout en essayant de sauver un maximum de personnes. D’une voix ferme, Sauveur explique: ‘‘Nous sommes convaincus que nous vivons ce que la Bible appelle «les derniers jours» et que Dieu va intervenir dans les affaires humaines. Dans les évangiles, il y a des signes : des guerres, des temps où les hommes avanceront toujours vers le pire et détruiront la terre. Ça, ça ne s’était jamais vu. La prière du Notre Père dit «Que ton règne vienne, que ta volonté soit faîte sur la terre comme au ciel» c’est ça que nous attendons. Que le gouvernement de Dieu gouverne la Terre.’’ Derniers jours ou non, les Témoins de Jéhovah offrent des réponses aux maux des sociétés modernes. Par un sens de la communauté poussé à son paroxysme, ils assurent mettre fi n à l’isolement, notamment des personnes âgées. À l’heure de la montée de l’Islam radical, la ‘‘parole de Jéhovah ‘‘ fournit des explications à des questions et métaphysiques que l’on n’ose plus poser en public. À la Casinca, à la Corse et au monde de trouver des solutions alternatives si le mouvement les dérange.

Reportage Thomas Andrei