Ajaccio : un hôpital à la dérive

En déficit chronique, l'hôpital de la Miséricorde n’en finit plus de vivre de sombres heures. Le gendarme des finances publiques, la Chambre régionale des comptes, s’est penchée sur son fonctionnement pour les exercices 2009 à 2014. Dans un rapport encore confidentiel, elle dresse un tableau inquiétant de l’établissement et s’interroge sur les conditions de son redressement.

C'est l’hôpital '‘le plus malade de France’’, dixit le ministère de la Santé en 2009. A l’époque, après un intérim de trois mois assuré par le directeur de l’hôpital de Bastia, l’établissement ajaccien est administré par un collège de trois administrateurs qui évoque « une situation extrêmement dégradée ». Depuis, les choses ne se sont guère améliorées à en croire les conclusions extrêmement sévères du rapport d’observations définitives rédigé par la Chambre régionale des comptes (CRC) pour la période de 2009 à 2014 (voir l’édition d’hier de Corse-Matin). Dans ce document de 172 pages dont nous avons pu prendre connaissance, les experts en finances publiques décortiquent un (dys)fonctionnement structurel, des libertés prises avec les textes et les règlements, des préconisations indispensables et jamais appliquées. Une charge qui concerne cinq points principaux. 

Les finances : un puits avec beaucoup de fonds 

D’après les calculs de la CRC, près de 80 millions d’euros d’« aides exceptionnelles » en fonctionnement ont été allouées au centre hospitalier d’Ajaccio pour la période 2009-2015. Au titre de la seule exécution du contrat de retour à l’équilibre financier signé en 2009, le CHA a ainsi reçu 13,6 millions d’euros en 2009, 5 millions d’euros en 2010, 10 millions d’euros en 2011, 16 millions d’euros en 2012, soit le rondelet total de 45,3 millions d’euros – 24 millions de plus qu’initialement prévu. Le déficit, déjà abyssal, s’est pourtant creusé pour atteindre près de 94 millions d’euros. Un déficit en '‘augmentation constante’’ note la CRC, alors que les capitaux propres de l’établissement sont ‘‘inexistants’’. Le montant des créances en cours ? Colossal. Il se situe aux alentours des 50 millions d’euros tandis que la trésorerie du centre hospitalier ‘‘est maintenue positive de manière artificielle grâce essentiellement au niveau des dettes non payées’’. Conséquence: dès la fin 2014, l’hôpital n’était plus en mesure de dégager la moindre capacité d’autofinancement, la situation de La Miséricorde n’a cessé de se dégrader et le déficit structurel prévisionnel pour l’année 2015 s’établissait à quelques 27,4 millions d’euros. Une paille.

La mode de l'emploi

En cause, des problèmes de gestion déjà très anciens, un fonctionnement sans prise en compte du long terme et, affirme la CRC, des plans de redressement qui n’ont jamais reçu le moindre commencement d’application. Identifiées de longue date, les solutions aux '‘errements’’ en matière de recrutement avaient déjà été évoquées dans divers rapports et avis budgétaires : réévaluer les conditions de rémunération, rationaliser et contrôler le temps de travail, réduire progressivement les effectifs. A rebours des objectifs affichés et contractualisés, ceux-ci n’ont cessé de croître vertigineusement, passant de 1486 équivalents temps plein en 2009 à 1643 en 2014, soit une hausse de quelques 10,6% qui concerne essentiellement le personnel non médical, ‘‘un accroissement, note la CRC, qui se produit à l’encontre de toutes les recommandations et préconisations’’ et dont l’une des raisons essentielles, toujours d’après la CRC, tient à ‘’l’ampleur du phénomène syndical’’ dont les ‘’doléances’’ peuvent s’accompagner d’une ‘’forte pression’’. Ainsi, pour l’ouverture d’une unité de soins en décembre 2015, ‘’la direction a du affronter une forte pression syndicale et au final concéder cinq postes supplémentaires’’, lesquels n’avaient pas été budgétisés dans le projet initial. 

‘’Si l’on parle de pressions pour évoquer notre action afin que les problèmes de l’hôpital soient réglés définitivement, ça ne me dérange pas, explique Marcel Tavera, l’un des responsables ‘’Santé’’ de la CFDT, le syndicat ultramajoritaire au CHA. En revanche, si l’on parle de menées injustifiables sur le plan légal, c’est autre chose ! Nous nous sommes toujours inscrits dans la légalité. Effectivement, il y a des conflits parce qu’il y a une situation problématique, une dette très importante, des directeurs qui ne font que passer et ne règlent pas la situation, l’ARS qui est surtout préoccupée par son image... ‘’ Reste que certains chiffres donnent le tournis. Pour les périodes concernées, le nombre de personnels administratifs a ainsi bondi de 21%, celui des assistants a ainsi cru de 88% et celui des praticiens contractuels de... 321 %! Conséquence du manque d’attractivité de l’établissement, plusieurs pôles se retrouvent en situation chronique de pénurie de praticiens, à l’image des soins critiques, de la cardiologie, du pôle mère-enfant. Dans une situation où une demande pressante et vitale entraîne une véritable surenchère des conditions – notamment financières – exigées par les candidats à l’intérim, les finances de l’hôpital se trouvent lourdement affectées. Faute de données chiffrées sur le coût réel de ce recours à des médecins temporaires, la CRC a du se contenter d'un simple tableau Excel mentionnant 2,33 millions d’euros pour l’année 2004, à quoi il convient d’ajouter des frais de déplacement, de logement et de bouche encore alourdis par les prestations des agences d’intérim facturant leurs services.

Pour le seuls sept premiers mois de l'année 2015, celle-ci ont ainsi engrangé quelques 160.000 euros – et 450 000 euros en un an et demie, de 2013 à la mi 2015 !

La prime à l’avantage 

C’est l’un des points noirs du rapport, sur lesquels les spécialistes de la CRC ne tarissent pas d’exemples. Ni de critiques. Primes, avantages en nature, c’est peu dire qu’en dépit de ses difficultés financières, le CHA sait se montrer prodigue et ne lésine pas sur les moyens pour assurer le bien-être de certaines catégories de personnel. Ainsi, la prime de service, théoriquement attribuée au mérite et réservée aux agents titulaires et stagiaires de la fonction publique hospitalière a-t-elle étendue à tous les employés de l’hôpital, y compris les contractuels et le CDD. Montant pour 2014 : 143000 euros. Idem pour la '’prime spécifique’’ d’un montant de 90 euros généreusement attribuée aux agents contractuels qui sont normalement exclus de son bénéfice (au nombre de 130, pour 68400 euros en 2014) ou de la ‘’prime de technicité’’ offerte à des techniciens non-titulaires en contradiction avec les textes. Quant à la mesure de bonification que la loi réserve en principe aux personnels exerçant des fonctions d’encadrement d’au moins cinq personnes a été attribuée, pour faire bonne mesure, aux ambulanciers. Au total, les ‘’autres indemnités’’ que les primes ont connu une progression stratosphérique de 304% en ce qui concerne les CDI.

Les riches heures de l'hôpital d'Ajaccio

Question fort épineuse que celle du temps de travail. D'autant que, remarque la CRC, '’malgré la multiplication des recommandations et propositions en ce sens, le CHA n’a pas instauré de suivi pérenne du temps de travail’’. En clair, les outils d’évaluation en la matière font cruellement défaut, au point que dans certains secteurs, la seule déclaration de bonne foi a valeur de preuve. Le meilleur exemple en est fourni par les HS – pour heures supplémentaires. ‘’Le circuit de validation et de reconnaissance (…) ne repose que sur un dispositif déclaratif sur papier’’ ! Les montants en jeux sont pourtant importants : plus de 660 000 euros pour les seules années 2012, 2013 et 2014. Une bagatelle. Ce système déclaratif est également en vigueur pour le TTA, le ‘‘temps de travail additionnel’’ des médecins qui, quel que soit leur statut, peuvent travailler davantage sur la base du volontariat. Or, là encore, ‘’aucun système de contrôle autre que de nature déclarative n’a été instauré par le CHA’’ observe le rapport. Qui a travaillé, quand, comment, pour quel montant ? Difficile d’y répondre. Car le CHA ne fait état que de documents – par ailleurs contradictoires -, concernant uniquement les années 2012 (777562 euros pour une estimation, 242387 d’après les fichiers de paie !!!) et 2013 (709468 euros, contre 710737 euros mentionnés dans les fichiers de paie.)


Mais il y a plus fort. Les agents du CHA bénéficient, chaque année, de cinq jours de congés supplémentaires : le premier pour une fête locale, trois jours pour ''vétusté de l’hôpital’’ et une journée de solidarité. Or, les quatre premiers ‘’ne reposent sur aucun fondement réglementaire’’ et le congé pour la journée de solidarité devrait en réalité être... une journée travail en plus au titre de la loi adoptée en 2004 afin de financer les dispositifs d’aide en faveur des personnes âgées et / ou handicapées... Mieux : le temps de repas de tous les agents, y compris les non-soignants, est lui aussi considéré comme un temps de travail, une mesure normalement réservée aux personnes ayant l’obligation d’être jointes à tout moment pour accomplir une mission urgente relevant de leurs compétences. De l’aveu même de la direction de l’hôpital, cette dernière mesure ‘’coûterait’’ l’équivalent de 32 équivalent temps plein sur la base des chiffres fournis en 2014. Plus étonnant encore, l’octroi d’un ‘’temps d’habillage et de déshabillage’’ (deux fois cinq minutes par jour les agents en horaires continus, deux fois dix minutes pour ceux travaillant en horaires discontinus), compréhensible pour certaines catégories de personnel, est a été rendu ‘’récupérable’’ par le guide méthodologique du CHA à l’ensemble des personnels. Coût du vestiaire : 8,36 millions d’euros entre 2009 et 2014. Mais le plus surprenant reste à venir. Lorsque l’erreur humaine ne suffit plus, les machines prennent le relais. Le logiciel Geocom, par exemple. Pendant cinq années, cet outil informatique de pointe a généré 6,42 jours de RTT par an et par agent, soient 54825 journées de congés indûment perçus ! Personne, manifestement, ne s’en est avisé. Conclusion de la CRC : le non-respect des règles relatives au temps de travail occasionnerait un surcoût annuel de 4 millions d’euros.


Des marchés publics '‘exceptionnels'’ 

60% des sommes dépensées chaque année par l’hôpital d’Ajaccio le sont sans le moindre recours à la formalisation de marchés publics. Déchets, alimentation, carburant : le CHA a su nouer des relations de confiance avec ses fournisseurs. Au point d’en privilégier nettement certains, sans doute les derniers à accorder quelque crédit à l’établissement aux désastreuses finances. Les fruits et légumes destinés aux cuisines, notamment. Le marché ayant été déclaré infructueux en 2012, ce sont, chaque semaine, deux sociétés de primeurs qui sont – théoriquement – mises en concurrence pour l’approvisionnement en produits frais. Lesquelles se sont partagé, en 2013 et 2014, quelques 170000 euros en pratiquant des prix étonnamment identiques : 312 euros d’écart en 2013. Pour des raisons de proximité, l’hôpital a également choisi de se servir en carburant auprès d’un seule et même fournisseur, une station-service située près de l’établissement, au terme d’un raisonnement logique mais économiquement douteux : les tarifs étant peu ou prou similaires dans toutes les enseignes, inutile de passer un marché public... Les déchets infectieux, eux, sont traités par une seule et unique société dont les relations avec le CHA sont passablement tumultueuses. Seule sur ce marché, sa politique tarifaire a connu une fulgurante progression de 250% en l’espace de quelques mois : le kilo de déchets à traiter est ainsi passé de 1,72 euro le kilo à 2,15 euros le kilo en de janvier à avril 2015, puis à 4,30 euros le kilo. A supposer que les prix pratiqués n’aient pas augmenté, le seul inertage des déchets contaminés aurait généré, au moment où la CRC rédigeait son rapport, une addition de 860000 euros, soit le double des prix habituellement pratiqués sur le marché. Last but not least, l’électroménager figure un poste de dépense dont les ‘’proportions peuvent surprendre’’. C’est le moins que l’on puisse dire. Depuis 2012, le CHA a en effet procédé à l’acquisition – auprès de la même enseigne spécialisée – de 45 réfrigérateurs, 35 cafetières, 20 lave-linge... L’énormité de ces chiffres prêterait presque à sourire si elle ne conduisait pas à considérer les premières victimes d’une gabegie qui dure depuis des années. Les patients. Contactés par téléphone, plusieurs membres du personnel soignant et administratif ont confié, sous couvert de l’anonymat, leur ‘’inquiétude’’ et la persistance de ‘’mauvaises pratiques que personne n’ose dénoncer’’. Raison pour laquelle la Chambre régionale des comptes déplore le taux record de ‘’fuite’’ des malades vers des structures du Continent (25%) et reprend cette boutade qui n’a rien de drôle et fait d’ ‘’Air Corsica le premier hôpital de Corse’’.