Archéologie en Corse
deux mille ans sous les mers

En Corse, l'archéologie sous-marine révèle de véritables trésors et permet de mieux comprendre les échanges commerciaux en Méditerranée. Entretien avec Franca Cibecchini, docteur en histoire ancienne et responsable du littoral corse au Département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines.

Combien recense-t-on de gisements archéologiques sousmarins en Corse ? Environ cinq cents, même si cette estimation prend aussi en compte les objets isolés, une amphore toute seule par exemple. En ce qui concerne les épaves à proprement parler, dans notre base de données Patriarche, nous avons inventorié jusqu'aujourd’hui environ 90-100 épaves pour la seule période antique et 130 pour l’époque contemporaine. 

Pourquoi ces sites sont-ils concentrés au large du Cap Corse et près de Bonifacio ?
Ce sont deux endroits très difficiles pour la navigation et les deux points de passage des principales routes maritimes en Méditerranée. La première était la grande route qui partait du sud de l’Italie, empruntait le couloir de la mer Tyrrhénienne où les îles offrent des points de repère, et doublait le Cap Corse pour permettre de rejoindre les côtes de la Gaule jusqu’à la Tarraconaise [le nord de l’Espagne, la Catalogne actuelle, ndlr] et de revenir dans le sens envers. Ce type de navigation a été utilisé dès la période archaïque - avec les Grecs et les Etrusques - jusqu’à la période contemporaine. L’autre, utilisée surtout à partir de l’époque impériale, menait de la Bétique [l’actuelle Andalousie, ndlr] et de la Tarraconaise méridionaleà Rome en franchissant le détroit de Bonifacio. 

Pourquoi les navires ne pratiquaient-ils pas le cabotage ?

 Le petit cabotage a toujours été pratiqué, mais pour le grand commerce, on préférait des routes plus directes et, surtout, plus courtes, plus rapides si possible. Ensuite, parce que contrairement aux idées reçues, les anciens avaient autant peur de la haute mer que de la côte, où la moindre tempête pouvait les précipiter. En réalité, ils profitaient de toutes les possibilités de couper les routes en sécurité et en conservant des points de repère.

Certains éléments semblent attester d'échanges très anciens d’un bout à l’autre de la Méditerranée... 

Oui. Mais curieusement, la navigation à l’Âge du Bronze est connue par des traces terrestres. Par exemple, les lingots-àpeau- de-boeuf (voir lexique) venus de Chypre sont évidemment arrivés par la mer… mais en Corse nous en connaissons seulement grâce aux fouilles terrestres. On a longtemps pensé que ce type d’objet était arrivé par la Sardaigne ou l’Italie mais on a pu établir que des céramiques mycéniennes ont touché les rivages espagnols. Si elles sont arrivées en Espagne depuis la mer Egée, elles pouvaient aussi bien parvenir en Corse par le même chemin direct. Il faudrait peut-être revisiter ces notions et envisager l’existence d’échanges directs par voie maritime avec la Méditerranée orientale, y compris à des époques reculées. Le problème, c’est que nous avons très peu de témoignages sous-marins, même en ce qui concerne la période de l’expansion du vin étrusque, qui transitait également par la route du Cap Corse : un gisement dans le port de Calvi, lié à l’existence d’un avantport maritime, quelques amphores et fragments d’amphores isolés à Bonifacio et dans le Cap Corse, c’est à peu près tout. 

Il existe encore moins d’épaves dont la date est postérieure à l’Antiquité. Pour quelles raisons ? 

De manière générale, le Moyen-Âge est une période noire pour l’archéologie sous-marine. Pourquoi ? Parce qu’on pense qu’à partir du IVe siècle, une partie importante des amphores est remplacée par des tonneaux en bois…. A partir de la fin du VIIe sicles après J.C., nous n’avons plus d’amphores, elle sont remplacées par les tonneaux. Or, le bois ne se conserve pas comme la céramique, c’est pourquoi on ne retrouve pas ou presque d’épaves... 

Mais les bateaux aussi sont faits de bois... 

Oui, mais ils transportaient des amphores ou d’autres objets en céramique en grande quantité et ils étaient justement protégés par la céramique, qui est presque '‘éternelle’’. Les amphores forment une couche compacte très isolante qui sauve le bois, surtout en Méditerranée, une mer assez chaude où il se conserve mal et se trouve, en outre, attaqué par le teredo navalis (voir lexique). C'est la raison pour laquelle les archéologues parlent surtout des amphores et des produits qu’elles contenaient – principalement de l’huile, des vins et des sauces de poisson – alors qu’ils ne concernaient qu’une partie du commerce par voie maritime. La marchandise principale était le blé : nous disposons de sources écrites impressionnantes qui nous parlent des centaines des bateaux géants qui assuraient l’approvisionnement de Rome depuis Alexandrie, en Egypte, le grenier de l’Empire. L’autre produit-phare de l’époque, même si c’est très bizarre de présenter les choses de cette manière, c’étaient les esclaves. Des marchés très importants étaient organisés, notamment à Délos, en Grèce. Or, quand un bateau chargé de blé ou d’esclaves coulait, par définition, on ne peut en trouver la moindre trace... Les navires chargés d’amphores, eux, étaient protégés et restent visibles. 

La grande profondeur est-elle la nouvelle frontière de l’archéologie sous-marine ? Oui, et le développement de la technologie nous y aide. Depuis 2013, grâce au ROV (voir le lexique), nous avons travaillé sur une quinzaine des vingt-trois sites identifiés à grande profondeur, principalement du sud de Bastia jusqu’au Cap Corse. Et on ne parle que de la partie française ! Il y en a beaucoup dans les eaux italiennes aussi. On n’étudie pas seulement les épaves antiques et modernes, mais aussi les naufrages de la Première et Seconde Guerres mondiales, que nous inventorions également. Les épaves à grande profondeur sont pour la plupart mieux conservées que celles qui se trouvent à proximité de la côte, jusqu’à cinquante ou soixante mètres de profondeur, même si elles sont agressées par les chaluts de pêche. Le bois par exemple se préserve grâce au froid, qui empêche le Taredo navalis de se développer. 


Ces épaves profondément immergées sontelles à l’abri des pillages ? 

Davantage que de pillage, il faut parler de destruction. Lorsque j’ai commencé à plonger, on parlait de '‘grande profondeur’’ à partir de soixante mètres. Puis on a commencé à descendre à cent mètres et plus avec le progrès technique, l’utilisation de mélange gazeux dans les bouteilles, etc. Du coup, même à ces profondeurs, nous sommes confrontés à du pillage. Je pense notamment à une épave qui gît par une centaine de mètres de fond dans les Bouches de Bonifacio : nous avons pu constater un phénomène de pillage entre 2005 et 2012. 

Qui sont les pilleurs ? 

Certains font du pillage « de récolte-souvenir », ce sont les plus souvent des plongeurs sportifs plus ou moins passionnés par les épaves, qui plongent sur des sites et en ‘‘profitent’’ pour ramener des ‘‘souvenirs’’... Cette pratique tend toutefois à disparaître grâce à une majeure prise de conscience, des campagnes de sensibilisation… et aussi à des lois plus contraignantes et des contrôles plus fréquents, par exemple par les Douanes maritime. Mais des ravages ont été commis : dans les Bouches de Bonifacio, par exemple, dans les années 1950 suffisait de plonger à cinq mètres de profondeur pour remonter des amphores. Bilan ? Aujourd’hui, il n’y a plus rien. Les pilleurs professionnels, eux, sont beaucoup plus difficiles à combattre parce qu’ils interviennent sur un marché, avec des clients. Eux sont nos véritables ennemis.

REPORTAGE
D'ANTOINE ALBERTINI