"Il n'y a pas un individu, quelque pauvre qu’il soit, qui n’ait la sienne".
En 1591, déjà, l’historien Filippini évoquait le goût des Corses pour
les arquebuses. Les temps ont changé mais les insulaires restent
de grands amateurs d’armes. Au-delà des préjugés, enquête sur une passion.

Ils se retrouvent le dimanche matin à travers toute la Corse, plus rarement le mercredi ou le samedi. Dans leurs sacs et leurs mallettes sécurisées, des pistolets, des revolvers, des carabines. Ils, ce sont les (près de) 4500 tireurs sportifs corses – un record national rapporté à la population de l'île. 

Dans un pays où la pratique de leur discipline n’a pas toujours bonne presse, tous mettent en avant l’ '’aspect ludique’’, la ‘’concentration’’, la ‘’passion’’ qui les a amenés à s’engager dans la voie de la cible. 

Mathieu Casanova a contracté le virus il y a des années, lorsque ce fonctionnaire au service des pensions militaires, ancien adjoint aux maires de Vico puis d’Ajaccio - période Marcangeli premier du nom -, quittait Bastia où il résidait, tous les samedis, pour rejoindre son frère, tireur déjà assidu. 

‘’J’avais vu le film Police Python 357 (avec Yves Montand, ndlr) et j’ai essayé directement avec cette arme. Des tirs minables. Je me suis mis au 22 long rifle et j’ai commencé à progresser’’

Des années plus tard, ce désormais octogénaire bon pied bon oeil est élu président du club La Vicolaise et président de la Ligue de tir corse, poste qu’il occupe depuis... vingt ans. 

Comme les autres patrons de stand, il insiste sur le caractère ludique d’une discipline exigeante, qui réclame de l’attention, du doigté et une grande humilité doublée de patience. 

‘’N’importe qui peut devenir un bon tireur, assure-t-il. Mais il faut s’entraîner entre deux et trois fois par semaine. Une seule fois le week-end ? Franchement, ça ne sert pas à grand chose’’

Pas d’amalgames 

En Corse, la discipline a attiré pas moins de 400 licenciés supplémentaires en un an. Mais le sujet fâche. Comme sur le Continent, certains y perçoivent la conséquence d’une ‘’effet 13 novembre’’ post-attentats de Paris, de la même manière que l’attaque perpétrée contre le World Trade Center le 11 septembre 2001 avait dopé les ventes d’armes aux Etats-Unis. Et pas seulement en Corse.

Dans un courrier adressé à l’ensemble des présidents de clubs la semaine passée, Philippe Crochard, patron du tir sportif en France, a même mis ses patins: ‘’Soyez très prudents dans toutes vos déclarations car elles pourraient être déformées afin de servir à donner une fausse image de nos associations et de notre sport, explique le président de la FFTir, notamment en accréditant l’idée que les Français veulent actuellement s’armer contre les banlieues ou contre les terroristes’’

C’est que la discipline reste encore placée sous l’étroite surveillance des pouvoirs publics dans l’un des pays où la législation sur les armes reste la plus restrictive. ‘’Ceux qui pratiquent le tir sportif le font pour se faire plaisir’’, balaie Mathieu Casanova, qui est également administrateur à la Fédération française de tir. 

Ce dernier pointe le nombre d’incidents relevés par le rapporteur de la Fédé en Corse. ‘’Combien ? C’est bien simple. Zéro.’’ 


D’après nos informations, deux personnes auraient été privées de leur autorisation de détention après avoir été contrôlées avec des armes à feu. 

‘’Et encore, poursuit une source judiciaire : ces armes n’étaient pas celles que les individus avaient légalement déclarées’’

Cette surveillance ‘’proactive’’ a même été étendue et considérablement renforcée en matière de renouvellements d’autorisations de détention.

‘’Cela s’est traduit dans les deux départements par des renforts des services en charge du suivi des armes et une action de la coordination pour la sécurité en Corse qui, sur les deux départements, a contacté près de 900 personnes dont l’autorisation était venue à échéance et qui, de fait, détenaient leurs armes en toute illégalité’’, souligne Nicolas Lerner, sous-préfet, coordonnateur pour la sécurité en Corse. 

En Haute-Corse, 526 courriers ont été adressés à des personnes qui ne respectaient plus la réglementation, avec un résultat concluant : 192 détentions régularisées, 210 dossiers qui ont conclu à un désaisissement des armes concernées (73 dépôts chez un armurier, 74 mises en vente, 52 remises à l’Etat et 47 saisies judiciaires. 

124 dossiers sont encore en cours de traitement et un travail similaire a été conduit de manière simultanée en Corse-du-Sud. 

C’est peu dire que les tireurs sportifs n’aiment pas être assimilés à des voyous qu’ils ne sont pas. Un pratiquant assidu ‘’depuis trente ans’’ met les pieds dans le plat : ‘’Ne soyons pas naïfs : si je veux dégommer quelqu’un, je trouve un fusil de chasse au black à 150 euros, je le charge à la chevrotine, je tire et on n'en parle plus.’’

Quant au grand banditisme, quel bénéfice tirerait-il d’un approvisionnement sur le marché légal quand ses représentants cherchent d’abord des armes puissantes et intraçables ? 

'’La vérité, renchérit Battì Casanova, président de l’ACA Tir Club, c’est que nous avons fait entrer les armes dans la légalité en développant des stands de tir où la pratique est très encadrée. 
Le contexte international, avec les attentats sur le sol français n’impacte en rien notre activité dans le sens où le tir pratiqué chez nous est une discipline sportive. Ce n’est pas chez nous que les gens apprennent à se défendre contre des terroristes’’

Et les dingues de la gâchette ne tardent pas à se faire mettre au pas de tir quand ils ne sont pas purement et simplement écartés avant même, parfois, d’avoir pris leur licence. 

‘’On en voit débarquer la gueule enfarinée qui ne parlent que de 11,43 et de fusils d’assaut avant d’avoir tiré un seul plomb, explique un patron de stand dans le rural. Ceux-là, on leur fait comprendre poliment qu’ils se sont trompés d’endroit. Et de discipline.’’ 

Des hommes, des femmes, des couples 

De fait, le profil du tireur sportif n’a pas grand chose à voir avec celui d’un maniaque. D’abord parce que la discipline est exigeante émotionnellement et réclame concentration et attitude posée. 

Ensuite parce que la loi et les contrôles font barrage aux individus lourdement condamnés ou aux fous dangereux. Contrairement aux idées reçues, le portrait-robot du tireur sportif se révèle assez composite malgré une peu surprenante surrepésentation masculine.

‘’Oui, la discipline se développe et c’est tant mieux’’, se félicite René Biechelin, la figure tutélaire du BTTC - pour ‘‘Bastia- Teghime Tir Club’’. 

Il y a dix ans tout juste, lors de sa création sur un site autrefois utilisé par les pros de l’antigang local, le BTTC comptait 45 adhérents. Son stand en compte aujourd’hui 362 dont 45 femmes et 17 enfants qui se forment à l’école de tir.

 Le plus jeune ? Il est âgé de huit ans. Le doyen ? Une légende vivante : Michel Carrega, 82 ans, tireur ultra-primé et référence mondiale de la fosse olympique.

‘’Nos membres sont à l’image de la société : des infirmiers, des flics, des ouvriers, des chefs d’entreprise. Mais aussi douze couples dont trois viennent avec leurs gosses’’ détaille Biechelin, ancien responsable du service des armes au commissariat de Bastia et intarissable sur le sujet.

 En quelques années, le club, qui domine toute la région de Bastia et offre un cadre exceptionnel, a produit son lot de champions de Corse et qualifiés aux championnats de France. 

A l’ACA Tir à la cible, un tireur sur cinq est une... ‘’tireuse’’, comme Véronique Pierandrei-Ducarre, qui pratique le tir depuis 1983 et a décroché en 2015 le titre de championne de France de tir à 10 mètres. 


D’autres, à l’image d’Aurélie, la quarantaine, viennent s’entraîner une fois par semaine, souvent le mercredi après-midi. 

‘’Je viens chercher deux sensations apparemment contradictoires : la détente et l’excitation, explique-t-elle C’est un sport qui demande une concentration extrême, ce qui nous oblige à faire le vide.
Et comme tout sport, il stimule l’excitation de la performance. Il faut gérer cette adrénaline’’

Pour Jean-François, un autre licencié de l’ACA, ‘’au delà du tir en lui-même, on vient aussi chercher la convivialité. Ici, la règle d’or est le tutoiement pour tous. C’est une réunion de passionnés’’

Mi-octobre, le club dirigé par Jean-Baptiste ‘’Battì’’ Casanova depuis 2000 – il est aidé de cinq bénévoles - comptait pas moins de 303 adhérents. Il fonctionne sans subvention publique, grâce à l’autofinancement généré par les adhésions. 

Parmi ses licenciés, sans doute l’un des plus âgés de Corse, Charles Grisoni, 93 ans, un vaillant vétéran de la 2e DB, qui s’entraînait encore l’an dernier.

‘’Ici, c’est le tiers monde’’ 

Les motivations, elles, vont de la pratique d’une activité ludique au travail de la concentration en passant par d’inattendus aspects sentimentaux.

‘’Mon père tire depuis longtemps et il voudrait arrêter, explique un tireur bastiais du BTTC. Mais pour lui, impossible de se séparer de son revolver. Pour lui éviter de le vendre, je me suis inscrit’’

L’intérêt peut aussi être professionnel, comme à Ajaccio, il y a tout juste un an, lorsqu’une une séance exceptionnelle a été organisée pour les avocats du barreau, confrontés quasi quotidiennement – tropisme pénal local oblige – à la réalité de la balistique. 

Surveillée de près par François Griscelli, un ancien du RAID, la session de tir a permis d’expérimenter in situ un cours sur la balistique dispensé le matin même aux avocats volontaires dans le cadre des formations dispensées par l’Ecole des Avocats du Sud-Est. 


‘’C’était ludique mais ça nous a aussi permis de passer de la théorie à la pratique après les explications de l’expert’’ se souvient Julia Tiberi, avocate au barreau d’Ajaccio et présidente de l’Union des jeunes avocats de la Corse-du-sud. 

De là à considérer que l’expérience puisse être utile dans un dossier d’assises... La formation, l’apprentissage des règles de sécurité sont essentielles.

A catana, le club de tir de Calvi, l’encadrement est le maître-mot de Jérôme Filippi, le président. 

Armes de poing de petit et gros calibres, armes longues : sur les quatre stands de tir (air comprimé, 25, 50 et 100 mètres), pas moins d’une vingtaine de formateurs suivent la progression des 250 adhérents (en 2015/2016, dont une trentaine de femmes), parmi lesquels on compte huit arbitres - dont un de niveau national et un arbitre Tir à l’arme ancienne régional, Valbert Grossi.

Restent les points noirs de la pratique du tir sportif. Malgré le nombre important de licenciés et un engouement qui ne se dément pas, les infrastructures sont à la peine et tiennent la plupart du temps grâce à la passion des bénévoles et des membres des clubs. 

‘’Nous sommes à des années lumières de ce qui peut se faire en Sardaigne, par exemple, avec des club-houses sur le modèle du golf, se désole Battì Casanova. Ici, c’est encore le tiers monde’’.


Reportage : 

Textes : A. Albertini, J-P. Scapula, J. Colonna, M-S Volpei-Aliotti
Photos : P-A. Fournil, J-P Belzit