Les Corses
et le mythe indochinois

C'est une empreinte profonde. Dans de nombreuses familles, elle prend la forme de récits, de photos jaunies, voire d'éléments de mobilier trônant dans les pièces de bâtisses de village ou d'appartements en ville. Une empreinte encore teintée de certains tabous, aussi. Dominique Lanzalavi l'a touchée du doigt en réalisant son dernier documentaire consacré à la « perle de l'Empire », cette Indochine lointaine qui devint patrie pour tant de Corses. C'était alors l'époque des colonies... Avec ses fastes, son opulence, sa douceur de vivre. Mais aussi sa dureté, l'exploitation des ressources et de la force de travail indigènes. Une dualité que l'on retrouve dans « Quand on parlait corse à Saïgon », film coécrit avec Emmanuel Bernabeu-Casanova.

Sur la plantation Ortoli, propriétaires et employés posent pour la postérité. (Collection Ortoli)

A l'origine du projet, un cliché récent pris au Continental Palace de Hô-Chi-Minh-Ville, sur lequel figure une statue équestre de Napoléon Ier. Un établissement qui appartenait autrefois à des Corses et qui portait le même nom, contrairement à la ville, que l'on appelait alors Saïgon. « Un ami ajaccien d'Emmanuel Bernabeu-Casanova lui a montré cette photo, elle a joué le rôle de déclencheur », explique Dominique Lanzalavi. Le réalisateur est connu pour son attrait pour les documentaires historiques. La machine était lancée. « Il n'était pas évident d'appréhender la question de la présence des Corses en Indochine, remarque-t-il. Il fallait à la fois restituer la grande histoire, pour replacer les choses dans leur contexte, tout en racontant des parcours plus personnels, permettant de saisir qui étaient ces hommes qui avaient quitté leur île natale pour tenter l'aventure. »

L'une des particularités de l'Indochine : de nombreuses unions dont sont nés de petits métis. (Collection Tardy)

Succès fulgurants...

Certains Corses occupaient
des fonctions importantes au sein
des forces militaires indigènes.
Collection Bonacorsi

Les deux auteurs ont parfaitement relevé le défi. A l'aide des témoignages des petits-fils de ces anciens d'Indochine, mais aussi d'historiens, ils parviennent à restituer une passionnante fresque longue de près de cent ans. Dès le début, la Corse n'est pas loin, lorsque la conquête de cette colonie couvrant le Laos, le Cambodge et le Vietnam actuels s'opère au beau milieu du XIXe siècle, sous Napoléon III. 

Poussés par la misère qui frappe leur île, ses lointains cousins affluent. En nombre. Sur ce territoire de tous les possibles, certains connaîtront des succès fulgurants. Ils sont fonctionnaires, militaires, négociants, hôteliers ou propriétaires de plantations d'Hévéa – le fameux arbre à caoutchouc. Philippe Ortoli, Bernard Bonacorsi, Robert Tardy et Charles Bariani racontent cette histoire-là. 

« Nous avons cherché des personnes qui, à travers leurs récits, étaient susceptibles de renvoyer à cette sociologie, observe Dominique Lanzalavi. La plupart des candidats au départ étaient de condition modeste. Très peu ont voyagé en première classe sur le bateau qui les a conduits en Indochine... Mais, sur place, il y avait des occasions à saisir. »

Dans les archives rassemblées par le réalisateur, les tenues sont belles, les voitures souvent aussi. Les domestiques ne sont jamais loin. « Ces conditions de vie ont commencé à générer un mythe autour de l'Indochine, une nostalgie qui a perduré bien au-delà du départ des Français, avance-t-il. C'est essentiellement sur cette notion que nous avons travaillé. » Dans l'entre-deux-guerres, cette image d'une terre bénie des dieux ne fait que se renforcer. Et pourtant.

Collection Bariani
Collection Bonacorsi

...et démons

Le documentaire évoque également l'éloignement. Des lettres renvoient à un certain mal du pays. Prouvent, aussi, que les familles étaient parfois mises à rude épreuve. Des maris sont venus seuls, abandonnant derrière eux femmes et enfants. D'autres sont arrivés en compagnie des leurs, mais leurs affectations aux confins de la colonie les a obligés à les laisser à Saïgon. Une ville où les tentations sont d'ailleurs nombreuses. Le jeu, l'opium... Le milieu corso-marseillais ne sera d'ailleurs pas insensible à ce terrain fertile. Autre terrain que balaie la caméra de Dominique Lanzalavi : celui des unions mixtes, plus souvent clandestines qu'officielles. Les métis sont toujours là pour montrer combien l'Indochine a fini par devenir une part de l'ADN corse. Car, il a bien fallu prendre le chemin du retour, que ce soit au lendemain de Diên Biên Phu ou en 1975, lorsque les communistes sont entrés à Saïgon.

Un nom dont le sens s'étiole désormais le long de nos rivages. Lanzalavi, avec sa façon intelligente de procéder, a su creuser le mythe pour lui redonner vie.

Collection Ortoli et Tardy
Quand on parlait corse à Saïgon a été diffusé
le vendredi 4 décembre sur ViaStella