Avec les fatigués de la guerre

Reportage au Kurdistan irakien du "Matin"

L'avion se pose à Erbil, capitale du Kurdistan irakien, dont l'autonomie par rapport à Bagdad est reconnue par la Constitution depuis 2005. L'aéroport est quasi désert. Direction Dahuk, au nord, non loin de la frontière syrienne. Les paysages défilent. Essentiellement des champs de blé assommés par les 42 degrés ambiants. Seuls quelques checkpoints nous rappellent que le pays est en pleine guerre contre Daech. Les peshmergas, armés, laissent passer les véhicules sans difficulté. La ville apparaît dans un écrin de montagnes après trois heures de voyage.

La ville de Dahuk, au Nord de l'Irak

A quelques kilomètres de là: le camp de réfugiés de Domiz. En 2011, ce n'était encore qu'une étendue aride et vide. Cinq ans plus tard, c'est une véritable ville qui est sortie de terre, sous l'effet de la guerre en Syrie voisine. Découpée en quartiers, avec rues numérotées, Domiz compte aujourd'hui 40 000 habitants, après être monté à plus de 63 000. 

Kebabs, boutiques de robes de mariées, vendeurs de tapis, épiceries, réparateurs de frigos, de tuyaux non identifiables, boulangeries, salons de coiffure... Les réfugiés syriens qui vivent ici, en très grande majorité kurdes, ont créé une économie locale riche. Le camp a même son propre système de transport - les tuk-tuks - ainsi que sa maternité qui voit naître environ cent bébés par mois.

Néanmoins, le camp a perdu énormément d'habitants. Il a vu une grande vague de départs en décembre dernier. Les conditions de vie deviennent en effet de plus en plus difficiles. Les Syriens présents, résignés à vivre ici plus longtemps que prévu initialement, ont investi dans leurs habitations. Ils ont peu à peu remplacé les tentes par de petites maisons en parpaing. Mais la chaleur est déjà terrible, sous les taules, alors que l'été ne fait que commencer. 

Les aides en tout genre ont aussi diminué. La communauté internationale se lasse de ce conflit compliqué et qui dure. L'argent arrive moins. Certaines familles ont à peine de quoi nourrir leurs enfants. Ceux qui avaient les ressources nécessaires ont donc fait le pari de l'Europe. "Tous ceux qui ont pu partir sont partis", résume un habitant. Les sans moyens financiers, les sans diplômes, les plus vulnérables sont restés.  Ce sont surtout les femmes qui ont été laissées derrière. Avec des bouches à nourrir et sans solution. La politique menée par Bruxelles complique encore leur situation. L'accord entre l'Union européenne et la Turquie rend quasiment impossible leur venue. De toute façon, elles n'ont pas les moyens de payer les passeurs pour gagner le continent par la voie illégale. Le voyage leur semble par ailleurs compliqué à entreprendre avec des enfants en bas âge. Sans parler des risques encourus. La voie légale, elle, leur reste bien souvent fermée.

Les personnes rencontrées à Domiz semblent fatiguées et résignées. Autrefois, elles avaient une maison, un travail et décidaient de la direction de leur existence. Mais ça, c'était avant la guerre. Aujourd'hui, dans un pays étranger, leur présence est tolérée. Elles se voient privées de leur liberté de choix. Réduites à la passivité et à l'attente.

Seuls les enfants qui jouent dans les rues poussiéreuses et désertes en cette période de Ramadan donnent un petit air de normalité à la vie dans le camp. Les maillots de foot s'agitent et transpirent autour d'un vieux ballon crevé. L'école est finie. Et beaucoup le regrettent. L'équipe - Ronaldo et Suarez en tête - forme notre escorte le temps de notre visite sur place. 

Des enfants jouent au foot dans les rues désertes de Domiz.
Deux petits Syriens en pleine démonstration de vol.

Les mineurs représentent la moitié des réfugiés syriens. Beaucoup d'entre eux n'ont connu que la guerre et le déracinement. Parfois traumatisés, ils sont en proie à des crises de panique et des cauchemars. Les affiches collées ça et là dans le camp témoignent de la réalité de ces enfants qui n'en sont plus. 


La guerre affecte aussi les Irakiens. Les combats visant à repousser l'Etat islamique suscitent de nombreux déplacements de civils à l'intérieur du pays. Des camps supplémentaires ont donc dû être créés en urgence pour les accueillir également.

Les peshmergas veulent aussi que la guerre se termine

"Le Matin" a rencontré des peshmergas sur le barrage de Mossoul qu'ils ont repris à Daech en août 2014.

Du côté des combattants, la même lassitude se fait sentir. Sadik Zawity, 62 ans, était encore adolescent quand il s'est engagé avec les peshmergas. Après la chute de Saddam Hussein en 2003, il pensait en avoir fini avec les violences. Mais l'Etat islamique s'est attaqué aux terres kurdes. Et il a fallu retourner au front. "La guerre a été toute ma vie", soupire-t-il.

Alors que la grande bataille pour reprendre Mossoul est annoncée pour bientôt, les combattants kurdes tiennent leurs positions dans la région. Ils subissent des attaques quasiment tous les jours dans cette zone hautement stratégique pour Daech. Les djihadistes cherchent en effet à reprendre le contrôle de la route reliant Raqqa - capitale de leur califat en Syrie - à Mossoul, ainsi que du barrage de la deuxième ville d'Irak. 

Daech a maintenant perdu les deux tiers de son territoire. En reculant, l'organisation a miné massivement les villages et les champs, piégeant les populations civiles qui voudraient revenir. Autre tactique des djihadistes: des voitures bourrées d'explosifs sont envoyées à toute blinde en direction des peshmergas. Ceux-ci craignent particulièrement ces opérations kamikazes. Mais ils n'évoquent jamais de chiffres crédibles quant aux pertes subies par leur camp, gonflant en revanche volontiers les morts ennemis.

"Nous ne risquerons pas nos vies pour rien", estime le général Hagi Ridir

Le général Hagi Ridir (au centre) occupe une caserne à 2 km de Daech.

"Nous hisserons bientôt le drapeau irakien au dessus de Mossoul", a déclaré Haider al-Abadi, le premier ministre irakien le 27 juin dernier, se sentant pousser des ailes après la libération de Falloujah. Or, les forces concernées par l'opération ne semblent pas d'accord sur les modalités d'intervention. Les peshmergas tiennent en tout cas tous le même discours: ils ne libéreront pas Mossoul s'ils n'ont rien à y gagner. A peine voilée: leur ambition de prendre le contrôle d'une partie de la ville. C'est donc déjà l'après-Daech qui se joue entre la coalition menée par les Etats-Unis, les forces irakiennes et les Kurdes. Avec des intérêts bien différents que leur ennemi commun ne suffit pas à rendre compatibles.

Alors que la reprise de la deuxième ville d'Irak pourrait constituer un tournant dans le conflit avec l'Etat islamique, le lancement de la bataille paraît plus éloigné que ne veulent bien le dire les discours officiels. En attendant, ce sont les populations civiles qui paient le prix de ce cynisme.

Les enfants veulent retrouver la Syrie et leur vie d'avant

Mais ils resteront coincés à Domiz encore bien des années selon toute vraisemblance.

Textes: Cléa Favre

Photos: Yvain Genevay