5 ans après la révolution de Jasmin, la grande désillusion

A l'intérieur du reportage du "Matin" en Tunisie

Le climat d'alerte palpable dès l'aéroport

Arrivée à l'aéroport de Tunis-Carthage, l'équipe du "Matin" (le photographe Yvain Genevay et moi-même) est frappée par une longue queue formée à l'entrée du bâtiment. Les contrôles peuvent être lents avant de pouvoir être autorisé à monter dans un avion. Certains conseillent de s'y rendre 3 à 4 heures avant le décollage.

A l'extérieur, une petite dizaine de taxis attendent des clients qui ne viennent plus. Notre chauffeur nous parle spontanément des problèmes d'insécurité. "Avec les attentats, il n'y a plus de touristes. C'est dommage, c'est dur, mais je les comprends." Il évoque ensuite la frontière libyenne, "impossible à surveiller car immense". Il pointe d'emblée du doigt les réfugiés qui ont été nombreux à fuir les violences dans leur pays après la révolution. Ce ne sera pas la dernière fois que l'on entendra des remontrances à l'égard des ressortissants libyens, accusés tantôt d'importer le terrorisme en Tunisie, tantôt de faire monter les prix de l'immobilier et des produits de la vie quotidienne.

Depuis la vitre du taxi, on réalise que le pays est en état d'alerte. Barbelés, barrages de police, présence militaire massive... (évidemment, pas de photos possibles!) Les hôtels ont par ailleurs été équipés de portiques de sécurité. Les sacs des clients sont fouillés. Mais ces mesures sont avant tout destinées à rassurer. Le sérieux des contrôles n'est souvent pas au rendez-vous. A plusieurs reprises, l'un de nous déclenchera le bip du portique, sans déclencher pour autant une réaction du vigile.

Direction Kasserine, là où est née la révolution

Ce que l'on dit de Kasserine

Notre reportage a avant tout pour objectif de s'interroger sur les fruits de la révolution dans les régions de l'intérieur de la Tunisie, des régions défavorisées où a précisément commencé le soulèvement. Nous partons donc pour Kasserine, à 300 kilomètres de Tunis, près de la frontière algérienne. Les jeunes de cette ville se sont particulièrement mobilisés et ont payé le prix fort, avec une répression très sanglante. 

Depuis la capitale, on voit d'un très mauvais œil ce gouvernorat, jugé pauvre et surtout extrêmement dangereux. Un collaborateur de l'ambassade de Suisse - qui ignore notre déplacement à venir - nous montre sur une carte de la Tunisie un point rouge. "Là, c'est Kasserine, il ne faut pas y mettre les pieds. Il y a des terroristes dans les montagnes." Ce ne sera pas le seul avertissement. Le Département fédéral des Affaires étrangères déconseille d'ailleurs aussi de son côté des déplacements dans la région.

Sur la route

Le temps est long

A la gare routière de Tunis, il y a de l'anxiété dans l'air. On ne part pas tout à fait la fleur au fusil. Mais dans l'immédiat, le retard du bus, puis la conduite aventureuse de notre chauffeur, ainsi que les paysages font diversion. Nous mettrons cinq heures pour gagner la ville (Yvain Genevay a donc eu le temps de faire des photos!)

Une ville en apparence banale

Kasserine se présente comme n'importe quelle ville tunisienne. Les hommes monopolisent les terrasses. Les voitures se battent pour le passage dans les ronds-points. Un marchand dort derrière son étale de mandarines. La menace djihadiste n'est en aucun cas visible.

La vie normale aux portes du terrorisme

La Cité des Fleurs perd ses enfants

Nous nous rendons dans le quartier pauvre de la ville, la Cité des Fleurs (Ezzouhour). Avantage de taille pour nous: notre fixeur y a grandi, il connaît tout le monde et les rues qu'il vaut mieux ne pas emprunter. "Là-bas, c'est la rue de ceux qui partent en Syrie", dit-il. Car si la Tunisie est le premier pays fournisseur de djihadistes étrangers à l'Etat islamique, ce quartier est tout particulièrement concerné par les départs. Les raisons ne sont pas bien difficiles à comprendre: chaque rencontre déverse son lot de désespoir, d'impuissance face au chômage, d'absence de perspectives.

"On a fait ça pour rien." 
Houcine Swilmi, 33 ans, blessé de la révolution

Morts pour quoi?

La génération qui était dans la rue il y a cinq ans n'a rien vu changer de ses conditions socio-économiques. Un jeune sur deux rencontré par "Le Matin" est un diplômé au chômage. 

En revanche, tous ont perdu un proche ou une connaissance de la main de la police lors des manifestations. Certains en gardent des séquelles physiques. Comme Houcine Swilmi, 33 ans. Une balle est entrée et sortie de son bras en janvier 2011. 

"Notre président a 90 ans. C'est le fruit d'une révolution menée par la jeunesse, ça?"

"Désespoir", un terme en dessous de la réalité

Dans un café à quelques mètres de la place des Martyrs qui rend hommage aux jeunes tombés pour la révolution, c'est la tristesse qui transparaît chez les hommes fumant leur cigarette autour d'un thé. En plus de sa situation économique précaire, la jeunesse de Kasserine se sent encore surveillée. Pour elle, les terroristes qui se cachent au Mont Chaambi (montagne surplombant leur ville) sont une bonne excuse pour les forces de l'ordre. Pour que celles-ci continuent à appliquer certaines méthodes de l'époque Ben Ali. 

Jihed raconte au "Matin" à quel point il est tombé de haut.

Des risques là où on ne les attendait pas

"Le Matin" a pu faire l'expérience de cette surveillance. Nous avons été arrêtés dès la sortie de notre premier rendez-vous par des policiers en civil. Ceux-ci ont suivi nos déplacements quelques temps depuis leur voiture. Notre fixeur a commencé à prendre peur, puisqu'ils avaient également pris son nom. Il craignait d'être interpellé après notre départ, tout comme les familles avec qui nous avions parlé. Nous avons été arrêtés une deuxième fois par un autre duo en costume noir. Et nous n'avons pas été quittés des yeux lors de nos discussions au café avec les jeunes du quartier. Heureusement que nous avions une autorisation émanant de la présidence du gouvernement tunisien pour un reportage dans le Grand Tunis et Kasserine. Sans ce précieux sésame, nous aurions probablement été renvoyés par le premier bus pour la capitale. Et le plus important: notre fixeur et tous les interlocuteurs qui ont croisé notre chemin vont bien!

Back to Tunis!

Des personnages courageux

Cela peut sembler évident, mais il faut des hommes et des femmes courageux pour mener une révolution. Nidhal Ghariani, caricaturiste rencontré sur une terrasse ensoleillée de Tunis, est très clairement de cette trempe-là. Il a préféré renoncer à l'argent et la renommée pour une liberté totale de dessiner. Rien de tel pour terminer qu'entendre sa résolution. "On ne cède rien", dit-il.