Une faim qui ne fait pas de bruit

Un reportage du «Matin» en Ethiopie

On ne prend pas la direction de la Corne de l'Afrique vierge de toute image. Surtout quand il s'agit d'un reportage sur les conséquences de la pire sécheresse qui frappe la région depuis 30 ans. Des photos en noir et blanc défilent dans notre esprit. De grands yeux sortant de visages osseux. Des bras décharnés qui se tendent. Des enfants dont on ne voit plus que la cage thoracique sur-dessinée. Des corps allongés, affaiblis, qui attendent la mort. 

La famine de 1984-85 - qui avait fait 400 000 victimes – est restée dans les mémoires. Le pays le sait. Il s'échine à se débarrasser de ce qu'il considère comme des clichés moyenâgeux, nuisant au virage amorcé vers la modernité. Il préfère donc mettre en avant sa croissance économique à deux chiffres et tout ce qui va dans le sens de son ambition de devenir la «Chine de l'Afrique». 

Aujourd'hui très majoritairement agricole, le deuxième pays le plus peuplé du continent mise sur le textile pour aller vers l'industrialisation. Cependant, la sécheresse qui sévit depuis l'été dernier a contrecarré, du moins provisoirement, ses plans et pèse sur le PIB.

Faute de nourriture, le bétail meurt.

Tout va bien... en apparence

Marché de Dire Dawa, deuxième ville d'Ethiopie.

Notre équipe se rend à l'est de l'Ethiopie, région la plus durement touchée par la sécheresse causée par le phénomène climatique El Niño. Première étape: Dire Dawa, deuxième ville du pays. Étrangement, ce qui frappe immédiatement, c'est la diversité des produits disponibles sur le marché: tomates, oignons, mangues, pommes de terre, pastèques, bananes… Pas de quelconque pénurie a priori. Les habitants de Dire Dawa et leurs enfants semblent plutôt en bonne condition physique. Tout comme les quelques chèvres qui se promènent entre les étales. Aucun indice de faim.

En revanche, en dessous du pont qui porte le marché, se profile le lit d'une rivière complètement asséchée. La terre craquelée a été investie par d'innombrables déchets et semble servir de toilette à ciel ouvert. «Ah non, ce n'est pas l'effet de la sécheresse! Il s'agit d'une rivière saisonnière. Elle se remplit quand il pleut. Sinon, elle est toujours comme ça», s'amuse notre accompagnateur. Absolument rien d'anormal donc. Ici, les citadins ne dépendent pas directement du bétail pour vivre. A Dire Dawa, la situation s'est rétablie depuis quelques mois, après une hausse conséquente des prix et une diminution de la taille du marché.

Le drame de la «sécheresse verte»

Nous quittons la ville. Les kilomètres défilent vers le nord. Là encore, ce qui se présente dans l'encadrement de la vitre ne ressemble pas à l'idée que l'on se fait d'une sécheresse. Le vert domine souvent. 

Ce n'est qu'en discutant avec les Éthiopiens vivant dans un camp de déplacés, à proximité du petit village d'Asbouli, que l'on comprend le drame qui est en train de se jouer. L'épisode de sécheresse a emporté le bétail. Les chèvres, les moutons, les dromadaires sont morts de faim. Les cheptels ont été décimés. Et la saison des pluies qui a débuté en juin, si elle recouvre le sol d'herbes, ne ressuscitera pas ces bêtes. 

Or, les populations locales en dépendent entièrement. Elles vivent de leur lait, de leur viande et de la vente de ces produits. Aujourd'hui, les déplacés du camp se retrouvent donc tributaires à 100 % de l'aide extérieure. Sans l'État et les ONG, elles seraient mortes, nous rapporte une femme d'une quarantaine d'années. 

Les conditions de vie restent très rudes dans le camp de déplacés. Les abris qui accueillent souvent 6 à 10 personnes sont minuscules. Si l'aide alimentaire a le mérite d'exister, elle est minime et permet tout juste la survie des populations. Enfin, l'accès à l'eau n'est pas aisé non plus. Une rivière se trouve à deux heures de marche de là. Mais cette source n'est pas propre à une consommation sans risque. «Il n'y a que ça, alors on la boit», nous dit cette même déplacée.

Les femmes ou les petites filles doivent parfois marcher plusieurs heures pour trouver de l'eau.
Le camp de déplacés d'Asbouli s'est peuplé progressivement à cause de la sécheresse.
Cette famille (5 enfants) vit désormais de ce minuscule espace.
Les déplacés reçoivent de la part du gouvernement du sorgho (céréale proche du maïs).

Une troisième année sans pluie

Des situations encore plus dramatiques existent. Car la pluie n'a pas fait son retour partout. Notre reportage nous mène jusqu'à une zone où pas une goutte n'est tombée depuis plus de deux ans. Il s'agit du site de Gabi. A peine sortis de la voiture, nous sommes abordés par deux vieilles dames décharnées: «On a faim» supplient-t-elles du regard. «On meurt de faim ici», osent encore devant un employé du gouvernement les deux silhouettes squelettiques qui disparaissent dans leurs voiles de couleur.

Un jeune homme de 25 ans nous montre de son côté des carcasses éparpillées sur une quinzaine de mètres carrés. Ici, les animaux meurent encore. Le peu de nourriture reçue va en priorité aux humains. Et ce n'est pas assez. L'homme au troupeau décimé, filiforme, dit qu'il a faim lui aussi. Il a perdu la majorité de ses chèvres et n'a plus de revenu. L'un de ses enfants est malade. La famille ne fait que deux repas très légers par jour.

Un peu plus loin, une femme du village explique qu'elle et ses enfants ne mange que le matin. Une simple injera, crêpe traditionnelle. Et c'est tout. La journée est longue. Son mari est atteint de malnutrition aiguë sévère. Il est alité, après avoir sacrifié trop souvent sa part de nourriture à ses enfants. L'aide alimentaire - extrêmement maigre – maintient tout juste en vie les habitants de Gabi. Mais la mère de famille, tout en allaitant son bébé, garde espoir: «Mon mari se rétablira quand on aura à manger», déclare-t-elle d'un ton ferme.

Changer de vie

Les nomades sont contraints de se sédentariser.

La faim n'est pas le seul problème à Gabi. Toutes les personnes rencontrées se sont installées très récemment dans le village. Ces anciens nomades sont là depuis quelques mois seulement. Et ce n'est pas par choix. C'est le changement climatique – multipliant et aggravant les épisodes de sécheresse – qui les contraint à se sédentariser. Le manque d'eau tue en effet le bétail, leur seule ressource. Privés de leurs moyens de subsistance, ces populations sont descendues des montagnes avoisinantes pour chercher de l'aide. Là, le gouvernement a tout mis en place pour qu'elles restent définitivement. Il leur a donné une maison et l'usufruit d'un lopin de terre. L'enjeu pour lui? Pouvoir garder un œil sur eux qui échappaient autrefois à son contrôle grâce à sa mobilité.

Le pays demande de l'aide

Aujourd'hui, au total, 9,7 millions d’Éthiopiens ont besoin d'assistance en raison de la catastrophe climatique. Ce qui représente 1,62 milliards de dollars. Manque encore sur cette somme 612 millions, à mobiliser avant la fin de l'année. Parmi les priorités: les enfants qui sont particulièrement exposés à la malnutrition. Celle-ci peut entraîner des séquelles irréversibles sur le développement physique et cognitif.

L'Ethiopie est déjà fragilisée par les autres crises qui touchent la Corne de l'Afrique. C'est en effet elle qui accueille le plus de réfugiés sur le continent africain, avec près de 740 000 personnes. De son côté, la Suisse devrait allouer au pays 15 millions de francs cette année.