Les arènes de la prostitution
à Poitiers

La prostitution a été réglementée à Poitiers de 1815 à 1946. Histoire des maisons closes.
(Dossier de Laurence Samit)

Le parlement les a supprimées en 1946, sur proposition de Marthe Richard. Entre 1815 et 1946, les maisons de tolérance et la prostitution ont été réglementées. A Poitiers, les maisons closes étaient regroupées autour des arènes romaines.

Le jour du conseil de révision et de l’enterrement de sa vie de garçon. Deux événements dans la vie d’un homme, deux occasions de le devenir entre les bras d’une péripatéticienne.

Vénus ou Mercure

Jacques Soulis, un Poitevin passionné d’archives, s’est penché sur l’histoire des maisons de tolérance poitevines, et en a écrit un mémoire en 1992.

Avant 1815, la prostitution est clandestine et non réglementée. Les premières mesures sont sanitaires, afin que les “filles licencieuses” voient un médecin une fois par mois. En effet, les maladies vénériennes et notamment la syphilis font des ravages. “Soldat, souviens-toi que cinq minutes avec Vénus se paient quelquefois toute la vie avec Mercure”. Voilà le genre d’affiches qu’on pouvait voir placardées dans les casernes, après la Première Guerre mondiale. Des casernes, Poitiers n’en manque pas. Elles auront participé à faire vivre entre deux (1933) et onze maisons closes (1857).

Des arènes à Montierneuf

Les premiers lupanars sont regroupés dans le quartier des arènes romaines, alors pauvre, mal famé, mais situé tout près des casernes (Rivaud, caserne d’infanterie Sainte-Catherine). Les prostituées vivaient principalement rue du Calvaire, interdite à la prostitution en 1905. Les maisons étaient concentrées rue des Arènes, alors composée d’ignobles masures, rue Corne de Bouc (Rabelais aujourd’hui), rue Bourcani, rue et impasse du Petit Bonneveau, rue de Paille (Jean-Alexandre), rue du Gaz (à l’emplacement de l’ensemble immobilier Rivaud).


A la fin du XIXe, le quartier des arènes est réhabilité. On parlerait aujourd’hui de renouvellement urbain. De belles maisons sont construites. Maisons et filles publiques ne doivent plus entacher la bonne moralité des habitants du nouveau quartier chic. Le nombre d'établissements diminue. D’autres sont recensés dans un quartier moins central, du côté de la place du marché, rue Saint-Denis notamment. Les prostituées, elles, sont logées encore plus loin à Montierneuf.

"Dans aucune circonstance, le même lit ne pourra servir à deux femmes à la fois" (Léopold Thézard)

En 1847, le maire Bourbeau réglemente un peu plus les lieux de prostitution. Les maisons clandestines sont interdites. Défenses sont faites également aux tenanciers de café ou cabarets “de recevoir chez eux les femmes publiques ou de tenir avec leur établissement une maison de débauche”.

En 1886, Léopold Thézard précise que “Dans aucune circonstance, le même lit ne pourra servir à deux femmes à la fois.” Le nombre de filles ne peut dépasser le nombre de chambres que contient le local. Les maisons ne peuvent être établies “que dans les quartiers peu fréquentés et éloignés des édifices du culte, des monuments publics du siège des administrations et des maisons d’éducation”. Les maîtresses de maison doivent être âgées de 25 ans au moins et avoir l’autorisation de leur mari. Avant d’inscrire une femme mariée se livrant à la prostitution, on devra “constater soit l’absence, soit la connivence du mari, soit encore son impossibilité absolue de réprimer l’inconduite de sa femme”.

Ni halles ni bals

Coup de vis en 1852 : l’entrée du parc de Blossac, des halles , des bals… est interdit aux prostituées. Aux spectacles, elles doivent se tenir sur les places désignées pour elles par les commissaires de police. Elles ne peuvent recevoir des militaires qu’après l’heure de la retraite. Les maisons ne peuvent dépasser le nombre de six et sont interdites aux mineures, aux femmes enceintes ou mariées. Toute fille atteinte de maladie contagieuse doit être conduite à l’hôtel-Dieu pour y être traitée, aux frais de sa maîtresse.


Très dévouée ou mauvaise maison

Les maisons closes sont notées par la police. En 1852, alors que six maisons sont autorisées, quatre dans les rue des Arènes, une impasse du Petit-Bonneveau et une rue du Gaz, quatre sont qualifiées de “maisons tranquilles” , et même une d’"excessivement tranquille et dévouée à la police”. Au n°1 rue des Arènes, “il se passe quelques fois du tapage à cause du personnel qu’on y reçoit”. Enfin, le Petit Bonneveau est une “mauvaise maison”.


Repères chronologiques

1815 - Pas de maison de tolérance, mais des filles clandestines. 

1822 - Les filles sont en cartes et passent la visite sanitaire deux fois par mois. 1831 - 56 prostituées recensées et cartées de 17 à 45 ans, rue des Arènes, Corne de Bouc (Rabelais aujourd’hui), Petit-Bonneveau. 

1835 - Premières maisons de tolérance. 

1852 - 6 maisons de tolérance. Une septième est citée rue de la Bretonnerie. Le préfet décide de la fermeture générale de ces maisons pendant trois mois, pour cause de mauvais état sanitaire des filles. 

1857 - 11 maisons de tolérance. 

1870 - 8 maisons. 

1872 - 7 maisons avec 32 filles. 

1876 - 5 maisons. 

1899 - 4 maisons. 

1920 - 2 maisons (rue du Gaz et rue du Petit-Bonneveau). 

1925 - arrêté ministériel interdisant les prostituées étrangères. 

1933 - Toujours 2 maisons et 13 filles. 

1946 - Fermeture générale suite à l’arrêté du 13 avril.

Rue du Gaz et du Petit Bonneveau
Les derniers lupanars

A partir des années 1900, seules deux maisons "officielles" tiennent le haut du pavé : l'impasse du Petit Bonneveau et la rue du Gaz, toutes deux à proximité des biffins du 125e RI. En 1909, le lupanar dit du Gaz se lance dans des travaux d'agrandissement : une haute tour mauresque s'élève et la porte se dote d'armoiries représentant une étoile et un croissant. Le Journal des débats évoque une pétition contre cet édifice permis par Monsieur Le maire, "Homme plein de goût et de tolérance, indulgent aux plaisirs de la garnison".

La maison du Petit-Bonneveau, appelée "Chez Lucette" réagit en agrandissant ses effectifs et en faisant surélever son immeuble.

"Chez Lucette, la compagnie était généralement chaude et joyeuse"

A côté de ces concurrences architecturales, les deux maisons ont une clientèle d'habitués. "Il était courant que, le jour d'obtention du son bac, les jeunes aient une récompense paternelle, une première visite au Gaz. Pour peu que les pères en soient clients, ils donnaient la pièce au fiston et lui conseillaient telle ou telle fille", se souvient l'ancien journaliste Yves Bourdonneau.

Chez Lucette, "la compagnie était généralement chaude et joyeuse", indique le Picton. Lucette passait pour recevoir des "gens de la haute" : hommes d'affaires, commerçants, professions libérales…

Clandestins

D'autres lieux, cabarets ou bistrots mal famés sont dénoncés. En 1866, la police en surveille un rue de la Poire Cuite (rue de Champagne), un autre au coin de la place du Pilori (place de la Liberté) et une auberge rue des Feuillants "où l'on donne du bal et où les jeunes gens passent la nuit dans toutes sortes de débauches"

Des filles de la bourgeoisie sont également condamnées parce qu'elles refusent de se mettre en carte. L'une d'elles écrit au maire être disposée à fournir des attestations de santé. "Mais je vous en conjure, évitez à ma famille et à moi-même, un pareil déshonneur."

Cyril Olivier, docteur en histoire, auteur d'une thèse sur les Femmes de "mauvaises vies" dans la France de la Révolution nationale (1940-1944), évoque aussi les habitudes des nazis dans les rues Sainte-Croix, du Jardinet et Saint-Simplicien, pendant la Deuxième Guerre mondiale. D'autres noms sont évoqués, en périphérie, comme le Pavillon rouge sur les bords du Clain.

En sortir

Qu'on ne se fasse pas d'illusion. Ces maisons tolérées et réglementées ne sont qu'un aspect de la prostitution. Il faut prendre en compte les filles travaillant dans la rue, les clandestines, les filles d'auberge et même les grisettes, jeunes filles de condition modeste, couturières, lingères... arrondissant leurs fins de mois en se prostituant. Pour elles, point de visite médicale hebdomadaire, les maladies vénériennes se sont ainsi largement propagées.

Qu'on ne croie pas non plus que les filles publiques étaient libres, ce n'est pas un hasard si les règlements parlent des filles soumises. Elles sont sous la coupe de souteneurs. Certaines parvenaient à faire parvenir des lettres à leur famille, demandant de les sortir de leur enfer.

Prostitution : comment elle était organisée

En cartes

Les filles qui font état de leur état de prostitution sont inscrites sur un registre. On leur remet une carte qui les garantit contre les arrestations. Sur ce passeport, sont notées les heures de sortie autorisées sur la voie publique, les visites sanitaires obligatoires, les pénalités encourues... En échange de leurs obligations, les prostituées bénéficient de la protection des agents de l'autorité.

Elles travaillent soit dans les maisons de tolérance, soit seules dans un domicile à elles et dans leurs meubles : ce sont les filles en cartes.

Les maires et commissaires de police peuvent arrêter les prostituées "libres en état de vagabondage qui ne sont pas réclamées par quelqu'un" et les inscrire d'office sur les registres de la prostitution.

Libres

Pendant la deuxième moitié du XIXe siècle et la première moitié du XXe, à côté de la prostitution réglementée, existe également une prostitution "libre" : les filles se vendent au mois à la semaine, à la journée et perçoivent leur salaire sous forme d'argent, de nourriture ou de toilette.

Clandestines

Evidemment, la prostitution ne s'est pas arrêtée avec la fermeture des maisons de tolérance en 1946. Même si la loi du 13 avril est l'aboutissement du combat de la parlementaire Marthe Richard contre les maisons de tolérance, cette fermeture ne s'est d'ailleurs pas faite au seul nom de la morale, mais parce que les officines avaient amassé trop d'argent en collaboration horizontale avec l'ennemi pendant la guerre.

Les prostituées se sont retrouvées dans des bordels clandestins - y compris à Poitiers - où elles gagnèrent des dollars avec les groupes américaines, puis sur le trottoir. 

De nos jours, de nouvelles formes moins visibles, via internet ou des annonces masquées, ont modifié l'image de la prostitution. En 2003, le racolage passif a été interdit. Quant aux clients, aucune trace dans les anciens registres des maisons. Aucune mesure n'a jamais été prise à leur encontre jusqu'à la récente loi d'avril 2016. Désormais, les prostituées ne sont plus poursuivies pour racolage, mais les clients sont sanctionnés et encourent une peine d'amende de 1.500 euros.

ANECDOTES 

La prostitution au rapport

“Honteux scandale”

Une pétition de 1819 nous apprend que deux filles de joie de 16 et 18 ans, Jeanne et Françoise, “donnent chaque jour le plus honteux scandale à toute la jeunesse de leur quartier, elles sont tellement déhontées que par trois fois différentes et avant la nuit, on les a vues danser toutes nues avec les chasseurs à cheval de la garnison, dans la prairie qui longe le boulevard du pont Saint-Cyprien au Pont-neuf. Les parents ont fait tous leurs efforts pour les détourner du vice et n’ont pu y réussir”.

Savon pour les fêtes

Pendant la Deuxième Guerre mondiale, les Allemands faisaient venir d’importantes quantités de savon au moment des fêtes… L’historien Roger Picard a pu le constater en étudiant les registres de l’époque. Très à cheval sur l’hygiène, les officiers permettaient aux soldats de célébrer à leur manière les festivités, à condition qu’ils veillent à leur état sanitaire. Par ailleurs, au quartier Dalesme, où existait un bordel militaire, les Forces françaises de l’intérieur ont découvert à la libération des caisses de cognac et de préservatifs.

Guérite bien placée

Rue du 125e RI, la guérite réservée au planton avait vue sur une maison pas si close que cela (devenue un café par la suite, lui même disparu). La sentinelle ne pouvait que voir les demoiselles montrant leur vertu à leur fenêtre. Le spectacle ne l’a pas laissé indifférent. Malheureusement, un officier l’a surpris en train de “forcer la nature”, ce qui lui a valu huit jours de pénitence.

Rififi chez Jambe de Bois

La revue Le Picton, qui a consacré un dossier au plus vieux métier du monde en 1980, relate la fermeture d’une maison de la rue des Arènes en 1851, à la suite d’une plainte. Le rapport du commissaire de police ne manque pas de sel. Il dénonce la maison tenue par Clarisse Chabassac dite Jambe de bois comme “excessivement dangereuse”. “Tout y est reçu : enfants, militaires, décrotteurs… Et vous devez penser, monsieur le maire, ce qui doit résulter de cet assemblage d’hommes divers.” Il explique aussi que “ceux qui ont le courage d’y aller sont exploités d’une manière dégoûtante. Un individu a été volé de 1 franc 25 et poursuivi pendant 25 à 30 minutes par une femme armée de pinces, tandis que le souteneur s’escrimait sur le corps du malheureux”.

Flavie l’entremetteuse

En 1854, une dénommée Flavie est dénoncée à la police parce qu’elle tient une maison clandestine rue Saint-Denis. Une maison de rendez-vous qui procure des dames aux messieurs “dans le besoin”. Les agents y découvriront boissons et un client en caleçon !

Du dictérion grec au palace du vice

Chez les Grecs. Dès l’Antiquité, les dictérions sont situés près des ports. Le fonctionnaire tenancier porte le titre de Pornothropos. Par ailleurs, les temples dédiés à Diane abritent des ébats sacrés, justifiés par une religion à jouissance concrète.

A l’époque romaine. Des esclaves féminines sont importées pour le bon plaisir des soldats. Les filles publiques portent des vêtements jaunes. De nombreux lupanars sont ouverts. On vend de l’amour partout, dans les maisons de bains, chez les barbiers et même chez des boulangers qui pouvaient proposer des esclaves pour une heure ou une nuit.

Dans la Limonum gallo-romaine, les prostituées proposent déjà leurs services dans le quartier des arènes. La rue Bourcani est là pour le rappeler. Ce mot vient du latin canis (chien) et représente un lieu où on se livrait à la débauche.

Au Moyen Age. Après la prohibition, Louis XI proclame la tolérance. Des établissements se spécialisent dans le commerce de la chair telles les étuves, où on lavait les corps tout en s’amusant les sens. Pour mettre de l’ordre, les municipalités créent alors les bains publics interdits aux gens “paillards et infâmes” et des “bourdeaux” ou “bon hostel”, “maison lupanarde”, devant être situés “loin de tout lieu sainct”.

En Poitou , sous le règne du libertin Guillaume IX le Troubadour, les endroits mal famés prolifèrent, en particulier dans la rue Sainte-Radegonde, alors la bien nommée “Pousse-Pénil”, où les tavernes sont légion. En dehors de la saison de pèlerinage au tombeau de la sainte, les auberges se convertissaient pour recevoir des clients moins vertueux.

Avec la fondation de l’université en 1431, les escholiers se font remarquer dans des lieux sacrés. Ainsi, dans un dossier en 1980, la revue Le Picton cite un acte capitulaire du chapitre de l’église Notre-Dame-la-Grande de 1518. On y apprend que la chapelle Saint-Michel, près du chœur, “sert de lieu de rendez-vous aux étudiants débauchés et aux femmes mal famées”.

Sous Louis XV. C’est le temps des “petites maisons”, achetées par le monarque. Le client pouvait choisir sa “nymphe” dans le Livre des beautés contenant les portraits physiques et moraux des demoiselles. L’amateur le plus exigeant et le plus généreux pouvait consulter le Registre des passions dans lequel étaient mentionnées les spécialités de ces dames. Les accessoires éventuels étaient loués en sus.

Aux XIXe et XXe. Il existe trois catégories de maisons closes : les bouges dans les ports et quartiers pauvres où les filles sont ni plus ni moins que des bêtes à plaisir ; les maisons de 2e catégorie avec une clientèle d’habitués, notables et soldats et un petit nombre de filles ; les palaces du vice, où le champagne coulait à flot, avec des filles triées sur le volet possédant un certain savoir faire érotique. A Poitiers, nul palace du genre n’est cité.

(Merci à Jacques Soulis pour son mémoire sur les maisons closes de Poitiers. Merci à Martine Dupont pour la retranscription du dossier).