Le cinéma immortel de l'UFA

Chefs d'oeuvre allemands à Bozar

Pour la quatrième année consécutive, Bozar programme les UFA Film Nights, du 15 au 17 septembre. Ces représentations de classiques du cinéma allemand, dont l'accompagnement musical est joué en direct sont portées par Bertelsmann. Le géant audiovisuel européen est en effet la maison-mère du prestigieux UFA (Universum Film AG). Ce studio historique allemand fondé en 1917 a produit des classiques du cinéma mondial comme Métropolis de Fritz Lang ou L'Ange bleu de Josef von Sternberg. 

Avec l'UFA Film Nights, Bertelsmann remplit une double mission patrimoniale : d'abord restaurer des chefs d'oeuvre du cinéma, avant de les représenter au public via des ciné-concerts. L'accompagnement musical de ces films muets est l'occasion de convier des compositeurs et interprètes contemporains - parfois des DJ - afin de donner une tonalité plus contemporaine à ces oeuvres.

A Berlin, le festival UFA se tient fin août. Les projections ont lieu en plein air, dans la cour des colonnades de l'Ile aux Musées, derrière le musée Pergame. Le cadre est prestigieux, mais aussi magique, car intemporel : il n'a guère changé depuis l'époque où les classiques qui y sont présentés ont été tournés. On se plait à imaginer que les réalisateurs et les comédiens ont certainement arpenté ces lieux. 

Tout bon dirigeant de groupe multimédia sait que le capital de son entreprise ne repose pas uniquement sur les contenus qu'elle produit aujourd'hui mais aussi sur ceux d'hier, quand on sait les mettre en valeur et les rendre accessibles au public. Pour Thomas Rabe, PDG de Bertelsmann, la valorisation du catalogue UFA, à travers ces restaurations, relève de cette volonté. Elle lui permet en outre d'inscrire son entreprise dans la continuité de l'histoire majeure du cinéma allemand.

On l'oublie souvent aujourd'hui, mais le cinéma allemand fut un temps le plus puissant, le plus inventif et le plus avant-gardiste du monde. 

Il fait jeu égal avec Hollywood dans les années 1920. Des acteurs comme Emil Jannings, Pola Negri ou Conrad Veidt sont des stars internationales à la fin des années 1920. L'Ange bleu est un succès mondial en 1930. 

Les studios américains seront ravis de récupérer des réalisateurs allemands phares comme Ernst Lubitsch, Fritz Lang, Paul Leni ou Friedrich Wilhelm Murnau, dès la fin des années 1920 et surtout après l'accession d'Hitler au pouvoir - le nazisme abhorrant autant les cinéastes d'origine juive que l'expressionnisme jugé décadent.

Les trois films que présente Bozar sont emblématiques de cette excellence et de cet avant-gardisme.

Les Trois Lumières

Les Trois Lumières (Der Müde Tod, 1921) de Fritz Lang est une fable fantasmagorique. Un jeune couple est en voyage de noces. En chemin, un étrange voyageur se joint à eux. C'est la Mort (Bernhard Goetzke), qui va ravir le jeune marié (Walter Janssen) à sa bien-aimée (Lil Dagover).

Pour tenter de retrouver son promis, la jeune femme accepte le défi que lui lance la Mort : sauver au moins une vie dans le passé, à travers trois histoires dramatiques : à Bagdad au IXe siècle, dans la Venise des Doges ou à la cour de l'Empereur de Chine.

Mêlant l'iconographie du romantisme allemand à l'expressionnisme alors en vogue, Les Trois Lumières met en scène des motifs récurrents du cinéma allemand de l'époque : la Mort, le thaumaturge, le jeune vierge éplorée.

Le conte est prétexte à trois récits intérieurs plein d'action et d'exotisme. Ils sont, pour le public des années 1920, l'équivalent des blockbusters hollywoodiens situés dans des mondes imaginaires. 

Avec le recul, l'épisode à Bagdad n'est pas dénué de colonialisme. Mais il n'est guère pire, dans sa vision occidentale du monde arabe, que ne put l'être Les Aventuriers de l'Arche Perdue de Steven Spielberg au début des années 1980, voire certaines productions récentes émanant de studios nord-américains. 

La partie vénitienne reprend les stéréotypes hérités de la littérature, du théâtre ou de la peinture de la Renaissance. La séquence chinoise s'avère avec le recul la plus kitsch et la plus grossière dans sa représentation. Mais la mise en scène de Lang n'a rien perdu de son inventivité et de son sens de la composition. La magie opère toujours.

Restauré, comme tous les films UFA, par la Friedrich Wilhelm Murnau Stiffung, détentrice des droits, Les Trois Lumières a notamment retrouvé les tons et teintes qui agrémentaient différentes séquence. 

Cette version restaurée bénéficie d'un nouvel accompagnement musical, signé Cornelius Schwehr, qui sera interprété par le Brussels Philarmonic.

Faust

Le Faust de Friedrich Wilhelm Murnau (1925/1926), qui sera accompagné à Bozar par un set de DJ Spooky, est le dernier film tourné par le réalisateur en Allemagne. Alors à l'apogée de sa carrière, le réalisateur de Nosferatu signe un chef d'oeuvre visuel, quintessence de l'expressionnisme allemand.

Tourné dans des décors médiévaux, le film joue en permanence des contrastes entre obscurité et lumière, métaphore du combat entre le Mal et le Bien. C'est une oeuvre envoûtante, qui n'a rien perdu de sa beauté formelle.

Le rôle de Mephisto est tenu par Emil Jannings, star du cinéma muet allemand de l'époque. Lui aussi débauché par Hollywood en 1927, il a pour particularité d'avoir été le premier acteur récompensé d'Oscar (pour Quand la chair succombe de Victor Fleming).

Ne connaissant pas l'anglais, Jannings retournera en Allemagne après l'avènement du parlant, où il tiendra son rôle le plus célèbre, celui du professeur Rath séduit par Marlène Dietrich dans L'Ange Bleu

Pour son malheur, l'acteur succombera lui-même à la tentation d'un démon lui promettant l'éternité : il collaborera avec les nazis, devenant "artiste d'Etat" en 1941, ce qui mettra un terme définitif à sa carrière après l'effondrement du Reich, en 1945.

Avec Faust, qui emprunte certains de ses motifs visuels à des classiques de la peinture européenne (notamment le Caravage, Rembrandt et Vermeer), le patron de l'UFA, et producteur du film, Erich Pommer, souhaitait attirer l'intelligentsia européennes dans les salles de cinéma - un médium alors encore considéré comme un divertissement pour les masses populaires.

Murnau eut recours à beaucoup d'effets spéciaux, notamment pour les apparitions ou disparitions d'objets et de personnages. Il utilisa la lumière, ses reflets et sa découpe par les éléments de décor pour littéralement sculpter l'image et les masses d'ombre. Deux caméras étaient utilisées durant les prises, pour offrir un plus grand choix au réalisateur lors du montage.

La fameuse séquence où une montagne surplombant un village se métamorphose en Mephisto, suivie d'une cavalcade aérienne d'esprits et de démons, servira d'inspiration à la séquence illustrant Une Nuit sur le Mont Chauve dans Fantasia de Walt Disney (1940).

Les Aventures du Prince Ahmed

Les Aventures du Prince Ahmed de Lotte Reiniger (1926) rappelle qu'avant la main-mise de Walt Disney sur le cinéma d'animation mondial, l'Europe eut ses propres pionniers, et non des moindres. 

Cette oeuvre inspirée des Contes de Mille et Une Nuit (notamment les segments Le Cheval volant et Aladin et la lampe merveilleuse) recourt à la technique du papier découpé en silhouette, pour un résultat évoquant le théâtre d'ombre ou les spectacles de marionnettes asiatiques. 

Lotte Reiniger réalisait des courts métrages d'animation dans cette technique depuis 1919. Elle avait pour ce faire mis au point un des premiers prototypes de banc titre, le support utilisé par les animateurs avant les tournages en numériques. Il s'agissait d'une vitre, rétro-éclairée, sur laquelle on plaçait les silhouettes, filmées image par image au moyen d'une caméra disposée au-dessus du dispositif.

Outre le directeur de la photographie Carl Koch (époux de la réalisatrice), le film bénéficia de l'apport de Walther Ruttmann (futur réalisateur du film expérimental culte Berlin, symphonie d'une grande ville), qui confectionna les décors animés. Ceux-ci étaient disposés en multicouches devant la caméra, selon une technique augurant la caméra multiplane que les studios Disney créeront dix ans plus tard. 

Cette méthode permettait de donner de la profondeur de champs à l’image et de simuler des mouvements de caméra (cette dernière était fixe). A cela s'ajoutaient des effets naturels simulés (eau, fumée...) sur une deuxième plaque de verre.

Avec toutes ces techniques novatrices, le film nécessita trois ans de travail. Il compte au total 300 000 images, à raison de 24 par seconde. La pellicule fut teinte en différentes couleurs . La restauration a rendu à cette oeuvre d'une grande originialité ses tonalités d'origine.

Les Aventures du Pince Ahmed rencontra un grand succès lors de sa sortie en Allemagne et en France. Il fut à l'affiche pendant six mois au théâtre des Champs-Elysées, alors dirigé par Louis Jouvet. René Clair, Jean Renoir et Bertold Brecht comptèrent parmi ses admirateurs. 

Lotte Reiniger et Carl Koch devront quitter l'Allemagne après l'arrivée au pouvoir des nazis. Ils oeuvreront en 1938 sur les séquences en silhouettes de La Marseillaise de Renoir, donc Koch co-signa le scénario. La réalisatrice poursuivra sa carrière au Canada, au sein de l'Office National du Film, jusqu'à sa mort, en 1981. 

Le Français Michel Ocelot lui paya un tribut avec son film Princes et Princesses et la série télévisée qui en fut dérivée. 

La projection à Bozar sera accompagnée musicalement par l'ensemble Trioglyzerin, qui mêle instruments classiques, électroniques et orientaux.


En guise de conclusion

Tenir un événement comme les UFA Film Nights à Bruxelles, siège des institutions européennes, n'est pas anodin symboliquement. 

Parmi les cinéphiles et le grand public de Bozar se trouveront aussi des politiques et des décideurs. A l'heure de Netflix, la plate-forme de vidéo à la demande américaine, qui bouleverse les habitudes des consommateurs comme des grands groupes audiovisuels, à l'heure, aussi, de la (re)négociation des accords de libre-échange entre l'Union européenne et le Canada (CETA) ou les Etats-Unis (TTIP), célébrer le cinéma classique allemand revient à célébrer la culture européenne, son patrimoine, son exception culturelle, ses auteurs ainsi que les institutions qui les protègent et leur permettent de s'exprimer. 

Revoir ces films, indépendamment même de leur contenu, a une autre valeur au moment des crispations identitaires et du retour des populismes. Les Fritz Lang, Ernst Lubitsch, Friedrich Wilhelm Murnau ou Erich von Stroheim furent des créateurs géniaux, majeurs et populaires. Mais ils furent pourtant contraints à l'exil lorsqu'ils devinrent indésirables dans leur pays natal, au nom de politiques raciales (qu'on qualifierait hypocritement aujourd'hui de "préférence nationale"). 

La nouvelle musique de ces chefs d'oeuvres du cinéma muet - parfois visionnaires - résonne de tous ces échos. On ne peut que se réjouir qu'un groupe comme Bertelsmann accorde une telle attention à son patrimoine culturel quand tant d'Etats européens tendent à négliger le leur, pour cause de crise économique ou de priorités sécuritaires, alors qu'investir dans la mémoire de son passé contribue aussi à éviter d'en reproduire les errements.


Crédits images : © Bertelsmann SE & Co. KGaA, Gütersloh 

Textes : Alain Lorfèvre © La Libre Belgique / IPM sa