Gaultier - McQueen

L'excentrique et le romantique

Ils sont les deux "enfants terribles de la mode", comme la presse, parfois peu imaginative, même dans ses colonnes "Styles" les a toujours nommés - la faute à des origines hors du serail et un anticonformisme, autre cliché pour qualifier la vraie, la seule, créativité dans les industries culturelles qui préfèrent la norme pour reproduire ad nauseam les mêmes profits.

Jean-Paul Gaultier (avec un trait d'union quand on parle de l'homme) et Alexander McQueen sont tous les deux à l'honneur d'une exposition somme et magistrale, chacun dans une institutions muséale prestigieuse de sa ville : le Grand Palais de Paris pour le premier, le V&A de Londres pour le second. Les deux événements valent le détour, que l'on soit féru ou non de mode, que l'on aime ou non leurs créations. Tout simplement, parce que JPG et McQueen ont chacun marqué leur époque et l'ont reflété avec brio. Parce que, aussi, la scénographie des deux expositions traduit parfaitement leur(s) univers, tantôt proches, tantôt diamétralement opposés. Parce qu'elle incarne, aussi, leur statut : star pop et vivante pour le premier, icône culte et défunte pour le second.

"La façon dont on s'habille
est une forme d'expression artistique."
Jean-Paul Gaultier

Des racines populaires

Jean-Paul Gaultier est fils unique de père comptable et de mère caissière, né à Bagneux, dans le sud de Paris, en 1952. Alexander McQueen, de 17 ans son cadet, a grandi dans le quartier londonien de Lewishaw, élevé par un père chauffeur de taxi et une mère enseignante. JPG a découvert sa vocation à douze ans en visionnant Falbalas, film de Jacques Becker (1945) sur la haute couture. Celle de McQueen sera plus tardive, dictée par les impératifs pécuniaires : il fait ses armes dès seize ans en oeuvrant comme apprenti coupeur chez Anderson & Sheppard, prestigieuse enseigne de Saville Row, antique rue des tailleurs de la haute société britannique. Gaultier taillera aussi ses premières pièces pour un pilier de la haute couture française, Pierre Cardin. 

Mais les deux futurs chefs d'entreprises se nourriront dès leurs débuts, et toujours dès lors, de la rue - Pigalle et les puces de Saint-Ouen pour l'un, Brick Lane et Bethnal Green - bien avant qu'ils ne deviennent des quartiers bobos - pour l'autre. Sans surprise : les crêtes des punks resurgissent dans les deux expositions, éternelles récupérations faussement provocatrices des grands couturiers de ce monde.



Le cinéma

On l'a écrit : la vocation de JPG découle d'une toile, guère fameuse mais propre à faire rêver un jeune ado. Gaultier a courtisé le cinéma, qui le lui a bien rendu, durant toute sa carrière. Kika, Le Cinquième élément ou La Cité des enfants perdus ont bénéficié de ses créations. Alexander McQueen, lui, a signé une collection inspirée des Oiseaux d'Alfred Hitchcock. Les stars de la pop, de Madonna à Depeche Mode, en passant par Mylène Farmer, se sont arrachés Gaultier tandis que McQueen a habillé Björk ou Lady Gaga et même... Céline Dion.


L'excentrique et le romantique

Chacune des deux expositions met en évidence la tendance profonde de chacun des deux créateurs. Jean-Paul Gaultier est l'exubérance joyeuse et drôle incarnée. C'est un post-moderniste amusé et amusant, qui teinte certaines collections d'humour ou de dérision, voire d'auto-dérision. La mode, cela doit être fun et plaisant et Gaultier a les moyens de s'amuser. 


Alexander McQueen, lui, est un post-néo-romantique - jusque dans sa mort précoce par pendaison en 2010 - qui revisita les grandes figures classiques, autant de la mode, que de la culture, britannique essentiellement, écossaise même, dans son versant nationaliste. 

La marinière est la marque de fabrique du premier. Le tartan a traversé le parcours du second (mais pointe aussi de la jupe chez l'autre). Tous les deux ont succombé aux dandys et retaillé les lignes des grandes coupes d'antan. L'un le sourire en coin, l'autre avec le souci de marquer l'Histoire. Si haut et si exigeant qu'il s'épuisa probablement précocement comme son ultime collection, high tech trop kitsch, semble le suggérer.

"Ce que les gens "normaux" trouvent hideux,
me paraît généralement beau."

Alexander McQueen


Hommes vs. Femmes

Gaultier, c'est l'androgynie assumée, l'homme habillé en femme (ah ! les fameuses jupes masculines de 1983 devenues tarte à la crème pour créateur sans inspiration). McQueen, tout autant homosexuel que son aîné, n'a eu, lui, de cesse de magnifier LA femme. Sexués, sexuels, sensuels : leurs vêtements reflètent un hédonisme débridé chez l'un, canalisé chez l'autre. Sans surprise, chaque exposition présente des pièces particulièrement suggestives, dont l'apparence libertine masque corset et contraintes pour celles et ceux qui les portent. A l'expo JPG, le visiteur est même invité à se faire le voyeur de l'envers des mannequins.



Théâtralité et mise en scène  

JPG et McQueen se sont tous deux distingués au fil des défilés par leurs mises en scènes et shows ambitieux, parfois controversés. Fruit de leur relation au cinéma, les deux stylistes ont toujours accordé autant d'importance à leur collection qu'à la mise en scène de celles-ci. Inévitablement, la scénographie des deux expositions se devait d'en rendre compte. A la fois ludique et avant-gardiste, celle de l'exposition Jean Paul Gaultier (sans trait d'union puisque c'est la marque) résout le problème souvent inhérent à ce genre d'événement en réinjectant de la vie sur les mannequins : les visages des top models et amis emblématiques de JPG ont été moulés et sont projetés par une myriade de projecteurs. L'avatar de Gaultier lui-même s'adresse aux visiteurs quand ceux qui ont accompagné son parcours témoignent ou chantent. Effet hypnotique et ludique garanti. Dans une autre salle, un défilé best of est reproduit.



Au V&A, la dispositif est inverse, écho de l'ambition artistique d'Alexander McQueen et sacralisation d'un artiste défunt. Les robes et créations sont présentées dans une scénographie millimétrée, métamorphosées en oeuvres d'art classiques posées dans l'écrin singulier que constitue chaque salle. La curation et la direction artistique sont à cet égard particulièrement remarquables.

Le grand final des deux parcours reflète cette opposition, dernière explosion d'exubérance fantasque à Paris, avec plumes carnavalesques ou délires tribaux quand la dernière salle de l'exposition Alexander McQueen est un cabinet de curiosité géant, où coiffures, robes, chaussures et autres ornements sont autant de vanités formant in fine un mausolée émouvant à la gloire du créateur. Point d'orgue et dernier hommage : la reproduction de la Veuve de Culloden, final du défilé de 2006 où une Kate Moss plus éthérée que jamais était projetée telle un fantôme au-dessus du catwalk. Cet image-là restera gravée sur la rétine de chaque visiteur, longtemps après avoir quitté les lieux.

"When I'm dead and gone, people will know
that the twenty-first century was started by Alexander McQueen."